Les triangles d’Euclide, de Gauss et de Gromov
Un tout petit bout de l’œuvre de Misha Gromov
Piste bleue Le 27 avril 2009 Voir les commentaires (10)
Euclide
Pendant des siècles la géométrie était celle d’Euclide, celle qu’on apprend à l’école, avec ses triangles rectangles, isocèles ou équilatéraux, avec ses théorèmes de Pythagore et de Thalès ; la géométrie du « monde dans lequel nous vivons ».
Euclide en avait posé les fondements au troisième siècle avant notre ère, dans un livre emblématique pour les mathématiciens, intitulé « Les éléments [1] ». Pendant plus de vingt siècles, ce livre a été au cœur des mathématiques tant il paraissait définitif. Pourtant, l’un des axiomes d’Euclide — un énoncé qu’il demandait au lecteur d’accepter au début de son livre sans justification — laissait comme un malaise : « par un point pris hors d’une droite, on peut mener une parallèle à cette droite et une seule ». Des générations de mathématiciens ont essayé de le démontrer à partir des autres axiomes qui leur paraissaient plus « naturels ». Beaucoup ont cru y parvenir, beaucoup se sont trompés.
La géométrie non-euclidienne
Au début du dix-neuvième siècle, au moins trois mathématiciens ont la même idée presque simultanément : il doit exister une géométrie non-euclidienne. Il s’agit de Bolyai, Lobatchevsky et Gauss. Tous les trois brisaient un dogme : ils proposaient une conception de l’espace entièrement nouvelle. Une véritable révolution mathématique, analogue de la révolution copernicienne au quinzième siècle. Il faudrait bien sûr de très longues explications historiques mais ce n’est pas le but de cet article. L’une des questions centrales est celle de l’existence : quelle peut être la signification de l’existence d’une autre géométrie que celle d’Euclide ? Plusieurs géométries ? Je note en passant que mon correcteur d’orthographe refuse de mettre ce mot au pluriel. Nous vivons dans un seul espace et pas dans deux... Le but de la géométrie n’est-il pas de décrire les relations entre les distances des points dans « notre » monde ? C’est en effet l’une des premières fois où il a fallu le courage d’affirmer qu’un mathématicien peut (et doit) travailler dans des espaces qui peuvent tout à fait être imaginaires, sans rapports évidents avec des problèmes concrets. Les liens entre les mathématiques et la physique (qui s’occupe en principe de ce qui se passe dans notre monde) ont toujours été complexes...
Quoi qu’il en soit, au début du dix-neuvième siècle quelques visionnaires étudient une « nouvelle géométrie » dans laquelle l’axiome des parallèles d’Euclide n’est pas satisfait. Ils démontrent des théorèmes qui ne sont pas les mêmes que ceux d’Euclide. Par exemple, il y a encore des triangles rectangles mais le théorème de Pythagore a changé... Qu’on ne s’y trompe pas ; cela ne veut pas dire que le théorème de Pythagore qu’on apprend au collège n’est pas vrai ; cela veut dire qu’il est vrai dans un espace euclidien et que c’est un autre théorème qui est vrai dans un espace non-euclidien : il n’y a aucune contradiction. Cette « nouvelle géométrie » s’appelle parfois « non-euclidienne », parfois « hyperbolique », parfois « de Lobatchevsky »...
Mais tout ceci gardait un caractère « suspect » et son « existence » était mise en doute. Les choses se sont clarifiées tout au long du dix-neuvième siècle. Comme toujours, il a fallu du temps et le travail de beaucoup de mathématiciens, mais on a fini par comprendre que si on acceptait la géométrie d’Euclide, on était bien forcé d’accepter aussi l’autre. Voici l’un des « modèles » utilisés, qu’on appelle souvent le modèle de Cayley. Considérez un disque dans le plan (euclidien) et oubliez tous les points qui ne sont pas dans ce disque. Seuls les points intérieurs au disque nous intéressent. Considérons deux d’entre eux, $A$ et $B$, joignons les par une droite, et considérons les points $X$ et $Y$ où cette droite coupe le cercle. Maintenant, définissons la « distance non euclidienne entre les points $A$ et $B$ » par la formule magique suivante (ne vous inquiétez pas si vous ne savez pas trop ce qu’est un logarithme, ce n’est pas essentiel pour la suite) :
\[ distance_{non eucl}(A,B)= \log \left( \frac{XB.YA}{XA.YB} \right) \]
dans laquelle $XB,YA$ etc. désignent les distance euclidiennes « habituelles » entre les points.
Eh bien, on peut imaginer des habitants fictifs (des mathématiciens ?) de l’intérieur du disque qui ne connaîtraient rien à l’extérieur du disque, qui ne connaîtraient rien à la géométrie euclidienne, mais qui apprendraient à leurs enfants qu’entre deux points il y a une certaine distance (qu’ils n’appelleraient pas non-euclidienne puisqu’ils ne connaîtraient pas Euclide ;-) Ces habitants auraient un Ministère de l’éducation nationale qui écrirait des programmes scolaires avec des théorèmes en complète contradiction avec ceux de notre monde euclidien [2] ! Il est d’ailleurs « évident » que par un point pris hors d’une droite, on peut mener une infinité de parallèles. Regardez sur cette figure : les quatre droites qu’on voit passer par le point $P$ sont parallèles à la droite $D$ n’est-ce pas ? Si vous pensiez qu’elles coupent $D$, je vous répondrais qu’elles se coupent hors du disque et que l’extérieur du disque n’existe pas dans mon monde. Si on accepte la géométrie d’Euclide, on est bien obligé d’accepter la non-euclidienne du même coup.
Pour en savoir un peu plus sur cette nouvelle géométrie, vous pouvez lire cet article de Images des Maths.
Les espaces métriques
A partir du début du vingtième siècle, le concept d’espace métrique a fait son apparition. On dit qu’un ensemble $E$ est un espace métrique (notez le « un » qui laisse entendre qu’il y a beaucoup d’espaces : une évidence aujourd’hui et une hérésie il y a peu) si on peut définir pour chaque paire d’éléments $x,y$ de $E$ (qu’on appelle bien sûr des « points ») un nombre $d_E(x,y)$ qu’on appelle la distance entre $x$ et $y$. On demande que ce nombre soit positif ou nul (la moindre des choses pour une distance) mais aussi qu’il vérifie quelques propriétés (qu’on appelle parfois des axiomes mais le mot perd de son sens au fil du temps... « axiome » ou « définition » ? pas clair...).
- On a $d_E(x,y)=d_E(y,x)$ pour tout $x,y$. (N’hésitez pas à protester : parfois c’est plus difficile d’aller d’un point à un autre que dans l’autre sens... par exemple s’il s’agit de suivre un chemin en montagne. Mais, nous utiliserons quand même cette hypothèse-axiome-définition).
- $d_E(x,y)=0$ si et seulement si $x=y$ (eh oui, les matheux ne peuvent s’empêcher de prononcer ce genre d’incantation « si et seulement si » qu’ils aiment abréger en écrivant ssi). Nous sommes d’accord : deux points à distance nulle sont en fait un seul et même point...
- L’inégalité du triangle est satisfaite. Cela signifie que si $x,y,z$ sont trois points, on a $d(x,z) \leq d(x,y) + d(y,z)$ : pour aller de $x$ à $z$ en passant par $y$, le chemin est plus long que si on n’est pas obligé de passer par $y$.
Evident ? La plupart des mathématiciens sont époustouflés par l’usage que Misha Gromov a pu faire d’un axiome aussi anodin.
Des exemples ?
Aujourd’hui, c’est presque une évidence pour la plupart des étudiants en maths : il y a beaucoup d’espaces métriques. Il y a à peine deux siècles, on n’en connaissait qu’un seul : le nôtre, ou tout au moins celui qu’Euclide nous avait présenté comme étant le nôtre. Alors, quelques exemples quand même :
- Le plan non-euclidien. Nous l’avons déjà rencontré : c’est l’intérieur du disque avec une distance donnée par cette formule sortie d’on ne sait où...
- La sphère. Après tout, nous vivons sur la Terre. De la même manière que nous avons imaginé un peuple qui ignore l’extérieur d’un disque, la majorité d’entre nous (à commencer par moi-même) ignore tout ce qui ne se situe pas sur Terre. La distance entre deux points sur Terre est la longueur du plus court chemin qui les joint, en restant sur Terre bien sûr. Quiconque a observé les routes suivies par un avion qui traverse l’Atlantique comprendra que la géométrie sur Terre n’est pas tout à fait la même que la géométrie euclidienne.
- La population de la Terre : Pensons à tous les hommes et les femmes qui vivent actuellement ou qui on vécu dans le passé. Voilà notre ensemble $E$. Disons que la distance entre deux personnes est le chemin le plus court qui les joint dans l’arbre généalogique. La distance entre un père ou une mère et son fils ou sa fille est de une unité. Généralement, la distance entre deux personnes est la longueur du plus court chemin qui les lie par des maillons père/mère $\rightarrow$ fils/fille. La distance entre mon neveu et moi est de 3 puisqu’il faut remonter à mon père puis redescendre à ma sœur puis ensuite à son fils. Voilà un espace métrique dont on aimerait comprendre la géométrie.
- Internet : L’ensemble $E$ est celui des pages internet sur la planète, et la distance est égale à 1 si on passe de l’une à l’autre en un clic, à 2 s’il faut passer par une page intermédiaire etc. Notez ici qu’on n’a pas forcément envie d’une distance symétrique : parfois il est facile de passer d’une page à une autre mais la réciproque n’est pas vraie... Mais on pourrait penser à tant d’autres réseaux de communications : Facebook par exemple : quelle est la chaîne d’amis la plus courte qui joint deux personnes ? etc.
- La SNCF : L’ensemble $E$ est le territoire français. L’un de ses points s’appelle Paris. On calcule la distance-SNCF entre deux points $A$ et $B$ de la façon suivante. Si la droite $(AB)$ ne passe pas par Paris, la distance-SNCF entre $A$ et $B$ est la somme des distances usuelles de $A$ et $B$ à Paris. Si par contre $(AB)$ passe par Paris, la distance-SNCF est la distance usuelle (euclidienne) entre $A$ et $B$.
Inutile de continuer la liste, tant les exemples pourraient être nombreux. La géométrie des espaces métriques est devenue un thème central en mathématiques, dans la première moitié du vingtième siècle.
Les espaces hyperboliques
Venons-en à Misha Gromov, à l’honneur avec le prix Abel 2009 (voir le dossier qui lui est consacré sur Images des Mathématiques). Comme beaucoup de mathématiciens de sa génération, il est fasciné par la géométrie non-euclidienne. Mais ce qui le frappe avant tout, ce sont les propriétés qualitatives de cette géométrie étonnante. Il constate une espèce de « stabilité » que je vais essayer d’expliquer. Peu à peu, probablement à partir du début des années 70, il engrange un certain nombre de propriétés satisfaites par la géométrie non euclidienne ; il les compare, cherche à comprendre celles qui sont importantes et celles qui sont accessoires, et il finit par dégager un concept fondamental : celui d’espace métrique hyperbolique (fréquemment on ajoute — « au sens de Gromov » — car les mathématiciens ont une fâcheuse tendance à qualifier d’hyperbolique à peu près n’importe quoi). Le processus est long. Le texte de sa conférence [3] au congrès international de Varsovie en 1983 [4] contient déjà les idées majeures, encore un peu confuses. En 1987, son livre sur les groupes hyperboliques [5] paraît. On peut dire près d’un quart de siècle plus tard que ce livre est merveilleux. Et pourtant, il n’était pas facile à lire. On a reproché à la rédaction un certain manque de détails, mais on peut l’excuser dans un livre qui se veut une analyse qualitative de la géométrie. En tous les cas, je peux témoigner que j’ai énormément appris en bataillant avec ce livre, souvent exaspérant.
Une parenthèse : le style
Une parenthèse s’impose. Le style de Gromov est unique, inimitable, bien loin des standards mathématiques... Le texte est toujours difficile, irritant, souvent sans précision, mais va toujours à l’essentiel et il est d’une densité incroyable. Les démonstrations ne sont souvent que des esquisses, elles sont parfois « un peu fausses » mais elles contiennent toujours des idées merveilleuses.
Le mieux est peut-être tout simplement de recopier les premières lignes d’un article "Spaces and questions,
GAFA, Geom. Funct. Anal., Special Volume (2000), 118-161"
§ I. Dawn of Space.
Our Euclidean intuition, probably, inherited from ancient primates, might have
grown out of the first seeds of space in the motor control systems of early animals
who were brought up to sea and then to land by the Cambrian explosion half
a billion years ago. Primates’ brain had been lingering for 30-40 million years.
Suddenly, in a flash of one million years, it exploded into growth under relentless
pressure of the sexual-social competition and sprouted a massive neocortex (70
% neurons in humans) with an inexplicable capability for language, sequential
reasoning and generation of mathematical ideas. Then Man came and laid down
the space on papyrus in a string of axioms, lemmas and theorems around 300
B.C. in Alexandria.
Projected to words, brain’s space began to evolve by dropping, modifying
and generalizing its axioms. First fell the Parallel Postulate : Gauss, Schweikart,
Lobachevski-, Bolyai (who else ?) came to the conclusion that there is a unique
non-trivial one-parameter deformation of the metric on R3 keeping the space
fully homogeneous.—etc. [6].
Fin de la parenthèse. Pour la suite, voir ici.
Une définition
Il est temps de donner des définitions précises. Gromov part probablement de l’observation étonnante suivante. Dans un triangle en géométrie non-euclidienne, le rayon du cercle inscrit ne peut pas dépasser une certaine valeur maximale. Incroyable car ceci est bien sûr complètement faux chez Euclide : prenez un grand triangle équilatéral et son cercle inscrit sera grand. En géométrie non-euclidienne, même si les côtés d’un triangle sont gigantesques, il y a un point (le centre du cercle inscrit) qui n’est pas bien loin de chacun des trois côtés.
Commençons par une définition qui n’est en fait pas essentielle mais qui nous permettra de parler des côtés d’un triangle. Un espace métrique $E$ est appelé géodésique si chaque fois qu’on se donne deux points $x$ et $y$, on peut les joindre par ce qu’on a envie d’appeler un « segment » $xy$, c’est-à-dire une courbe $x(t)$ qui joint les deux points $x,y$ décrite par un paramètre $t$ variant entre $0$ et la distance $d_E(x,y)$ et qui est telle que la distance entre $x(t)$ et $ x(s)$ est $\vert s-t \vert$. Cela pour dire simplement qu’on a joint $x$ et $y$ par un segment de la bonne longueur. Ainsi, chaque fois qu’on a trois points $x,y,z$, on peut « tracer » les trois côtés $xy$, $yz$ et $zx$.
Deux exemples et un (tout petit) théorème de Gromov
Bien sûr, le jeu n’aurait aucun intérêt si le plan non-euclidien de Bolyai-Lobatchevsky-Gauss n’était pas $\delta$-hyperbolique (pour une certaine valeur de $\delta$).
Voici un arbre.
Il contient un certain nombre de sommets dont certains sont reliés par des arêtes. On réserve le qualificatif d’arbre si le réseau ainsi constitué n’a pas de circuit fermé. Par exemple, ceci n’est pas un arbre.
Pour chaque arête d’un arbre, choisissons une longueur, de notre choix. Alors, on peut considérer l’arbre comme un espace métrique géodésique. La distance entre deux points est simplement la longueur du plus court chemin qui les joint. On parle alors d’un arbre métrique. Comment sont constitués les triangles dans un arbre ? La figure ci-dessous montre que dans un arbre, tous les triangles ont une propriété bien particulière : il existe toujours un point commun aux trois côtés ! D’une certaine façon, on pourrait dire que le cercle inscrit est de rayon nul. En tous cas, il devrait être clair que les arbres sont des espaces métriques $0$-hyperboliques. On parle plutôt de tripode que de triangle.
Le théorème qui suit n’est pas le plus difficile démontré par Gromov, de loin ! Sa preuve ne prend que quelques lignes dans l’un de ses nombreux livres et je suis sûr qu’il n’y accorde lui-même qu’un intérêt modéré. Je le présente cependant puisqu’il est assez typique de l’approche « qualitative » de la géométrie de Gromov, mais aussi puisque — qui sait — le lecteur pourra peut-être le démontrer tout seul ? Il y a en effet beaucoup de sortes de théorèmes. Certains d’entre eux ont un énoncé plus ou moins « banal » et la difficulté est de les démontrer, ce qui n’est pas toujours facile. D’autres sont au contraire assez faciles à démontrer et la difficulté principale pour leur auteur a été de trouver le bon énoncé, celui qui est le plus pertinent.
Quelques remarques. Ce théorème d’approximation par les arbres n’est pas bien difficile mais il donne une véritable intuition de la géométrie hyperbolique. Si vous voulez comprendre la géométrie non euclidienne, regardez les arbres et vous aurez au moins une compréhension qualitative. Pourquoi qualitatif ? Parce qu’on étudie les distances entre les points en s’autorisant une « incertitude » ou une « erreur » de l’ordre d’une centaine de $\delta$ : le but n’est pas d’avoir des mesures précises mais des « ordres de grandeur ». « Coarse geometry » comme dit Gromov : la géométrie « grossière ».
Notez aussi le $100 \delta$ dans l’énoncé. Le théorème est probablement vrai en remplaçant le $100$ par $99$ mais ce n’est pas le style de Gromov de chercher les meilleures constantes. Dans son livre, on voit de-ci de-là des constantes un peu fantaisistes (mais rarement fausses) du genre $10000 \delta$... Dans d’autres articles, Gromov n’a pas hésité à utiliser des constantes dont les valeurs numériques sont absolument gigantesques.
A quoi bon ?
Ceci n’aurait qu’un intérêt modéré si les deux conditions suivantes n’étaient pas réalisées :
- D’abord, on dispose d’une excellente compréhension des espaces $\delta$-hyperboliques. Le livre de Gromov, certains de ses articles ultérieurs, et d’autres travaux, ont montré toute la richesse des ces espaces. On peut avoir autant de plaisir « à faire de la géométrie » dans ces espaces qu’on peut en avoir dans le « petit espace euclidien ». Beaucoup de théorèmes généraux.
- Mais surtout, les espaces $\delta$-hyperboliques abondent, et c’est avant tout ce qui en fait l’intérêt. Nous avons vu les arbres (généalogiques par exemple) mais aussi le plan non-euclidien. Dans un certain sens on peut penser que « presque tous les espaces » sont $\delta$ hyperboliques. On trouve des exemples en provenance de l’arithmétique, mais aussi de la théorie des groupes. Gromov y voit même, dès 1990, une interprétation possible de certains processus de croissance en biologie.
Une certaine catégorie de groupes, introduite dans les années 60 sous le nom de « groupes à petite simpification » s’est soudainement éclairée grâce à ce point de vue géométrique. La géométrie au secours de l’algèbre en quelque sorte. Misha Gromov a ainsi dégagé un concept fondamental de « groupe hyperbolique » dont la compréhension est avant tout géométrique. Mais bien sûr, allier groupes et géométries n’est certainement pas une nouveauté en mathématiques. Beaucoup plus récemment, Gromov a même introduit des arguments de la théorie des probabilités dans son approche géométrique ; il a montré que si on « tire un groupe au hasard » il y a de fortes chances qu’il soit hyperbolique...
Les phrases précédentes sont trop vagues et sont probablement incompréhensibles, mais j’espère que le lecteur pourra mesurer le chemin parcouru depuis les timides intuitions du début du dix-neuvième siècle. Les géométries non-euclidiennes, après une période pendant laquelle elles étaient suspectées de ne pas exister (début dix-neuvième), ont été tolérées (au début vingtième), puis reconnues comme constituant l’immense majorité des espaces, en bonne partie grâce à Misha Gromov. Il faut bien sûr s’empresser d’ajouter que Gromov serait le premier à clamer qu’il n’est pas le seul à avoir développé ce point de vue et qu’il faudrait citer beaucoup d’autres noms : même les plus grands sont rarement seuls...
Retour sur Gauss
Le 12 juillet 1831, Gauss écrivait une lettre à son ami Schumacher à propos de la géométrie non-euclidienne. En voici une traduction française [7].

Incroyable ! Gauss explique que les triangles dans la géométrie non-euclidienne ont une allure différente des triangles euclidiens. Il explique même « qu’à la limite » ils deviennent des triangles comme dans les arbres. Gauss avait donc également une approche « qualitative » de la géométrie ? Cent cinquante ans avant Gromov ? Bien sûr, Gauss n’a pas développé une véritable théorie « qualitative » de la géométrie comme Gromov a su le faire. Je pense que Gromov n’a jamais vu cette lettre de Gauss mais je suis convaincu qu’il serait fier d’apprendre que son chemin a rencontré celui de Gauss.
Notes
[2] les ministres de notre monde écrivent plutôt des programmes sans théorèmes... Voir le billet récent de Valerio Vassallo.
[3] Infinite groups as geometric objects,
Proc. Int. Congress Math. Warsaw 1983 1 (1984), 385-392.
[4] qui aurait dû avoir lieu en 1982 et qui a été retardé pour des raisons politiques et auquel Gromov n’a d’ailleurs pas pu participer
[5] Hyperbolic groups,
Essays in Group Theory, S. Gersten ed., MSRI Publications 8 (1987), 75-265
Springer.
[6] En voici une traduction :
§ I. L’aube de l’espace.
Notre intuition euclidienne, probablement héritée des anciens primates, pourrait avoir trouvé son origine dans les premiers germes d’espace contenus dans le système moteur cérébral des premiers animaux, qui arrivèrent dans la mer puis sur la terre lors de l’explosion cambrienne, il y a un demi-milliard d’années. Le cerveau des primates avait végété pendant 30-40 millions d’années. Soudain, dans un éclair d’un million d’années, sa croissance s’est emballée sous la pression incessante de la compétition sociale-sexuelle, et un néocortex massif est apparu (70% de neurones) avec une aptitude inexplicable pour le langage, le raisonnement séquentiel et la production d’idées mathématiques. Alors l’Homme arriva et déposa l’espace sur du papyrus, en une suite d’axiomes, de lemmes et de théorèmes, autour de 300 avant J.-C à Alexandrie. Transformé en mots, l’espace du cerveau commença à évoluer en supprimant, modifiant et généralisant les axiomes. Le premier à tomber fut l’axiome des parallèles : Gauss, Schweikart, Lobachevski-, Bolyai (qui d’autre ?) en vinrent à la conclusion qu’il existe une unique déformation non triviale à un paramètre de l’espace qui en préserve la complète homogénéité.
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Pour citer cet article :
Étienne Ghys — «Les triangles d’Euclide, de Gauss et de Gromov» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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