Rediffusion d’un article publié en avril 2020
Les triangles équilatéraux n’existent pas
Piste bleue Le 4 janvier 2021 Voir les commentaires (7)Lire l'article en


Comment ça, ils n’existent pas ! ? ! Encore des « fake news » ? Bon, je reconnais, ce titre est un tantinet racoleur. Mais pas si faux que ça. Suivez-moi !
En fait, ce qui n’existe pas, ce sont les triangles équilatéraux sur un écran d’ordinateur. En effet, dans la formulation d’Édouard Lucas de 1878 [1] :
Théorème : « Les sommets ou les centres d’un échiquier quelconque ne sont jamais situés aux sommets d’un triangle équilatéral. »
Autrement dit, pour ce qui est de la partie de l’énoncé concernant les sommets de l’échiquier, il n’existe pas de triangle équilatéral dont les sommets soient des sommets d’un quadrillage à mailles carrées. On en déduit la partie concernant les centres des cases de l’échiquier, puisqu’il s’agit des sommets d’un second quadrillage à mailles carrées, de tailles égales à celles du quadrillage initial, comme on le voit sur la figure suivante, représentant certains des sommets du second quadrillage, un triangle dont les sommets sont choisis parmi eux, et l’une des nouvelles cases :

L’écran d’ordinateur, même s’il donne l’impression d’une mer calme sur laquelle se déploient les reflets du monde, n’est qu’un grand échiquier aux cases minuscules, appelées des pixels [2]. Lorsque l’on croit y voir un triangle équilatéral, trois cases de cet échiquier ont été choisies pour représenter ses sommets. Le théorème précédent dit que les centres de ces cases ne sont pas les sommets d’un vrai triangle équilatéral. Il y a là un conflit irréconciliable entre l’idée du plan de la géométrie euclidienne, sur lequel on peut tracer des triangles équilatéraux, et le plan numérique des écrans d’ordinateurs.
Je veux expliquer ici une preuve qui me plait beaucoup du théorème précédent [3]. Elle illustre la nécessité de décloisonner la pensée mathématique, de ne pas croire que l’on a d’un côté l’étude des nombres et d’un autre celui de la géométrie. Il me semble indispensable de montrer tôt aux enfants de telles preuves, pour leur faire sentir petit à petit ce que signifient penser, imaginer, comprendre, et pour leur donner envie de beaucoup penser, imaginer et comprendre à leur tour. Ce n’est qu’ainsi qu’ils seront à même de surnager dans la houle éternelle des problèmes de toutes sortes qui nous assaillent.
Afin de prouver le théorème, nous allons supposer qu’il existe un triangle équilatéral dont tous les sommets soient des sommets d’un quadrillage.

Nous aboutirons à une contradiction, car nous montrerons successivement que :
Rappelons qu’un nombre est dit rationnel lorsqu’il est le rapport $p/q$ de deux nombres entiers, avec $q$ non-nul, et irrationnel sinon. Les nombres avec lesquels nous jouerons seront d’une part des aires de triangles ou de rectangles, et d’autre part des longueurs de segments. L’unité de mesure des aires sera l’aire d’une case du quadrillage. Quant à celle des longueurs, ce sera celle d’un côté d’une telle case.
Prouvons d’abord le lemme A. L’idée est d’enfermer le triangle dans le plus petit rectangle limité par des segments du quadrillage :

L’aire du triangle est égale à la différence entre l’aire de ce rectangle et la somme des aires des trois triangles bleus. L’aire du rectangle étant égale au produit des longueurs de ses côtés, elle est entière. Les trois triangles bleus sont rectangles, donc l’aire de chacun d’entre eux est égale à la moitié du produit des longueurs des côtés de son angle droit [4]. Ceci implique que leurs trois aires sont rationnelles, donc l’aire du triangle initial est aussi rationnelle, comme différence de nombres rationnels [5].
Ceci achève la preuve du lemme A.
Prouvons maintenant le lemme B.
Oublions le quadrillage, et calculons l’aire du triangle équilatéral $\Delta$ dont l’existence est supposée, par la formule générale suivante de l’aire d’un triangle [6] :
\[ Aire (triangle) = \frac{1}{2} \left( base \cdot hauteur \right). \]
Notons par $a$ la longueur commune des côtés de $\Delta$ et par $h$ la longueur commune de ses hauteurs. Nous allons exprimer $h$ en fonction de $a$. Pour cela, traçons l’une des hauteurs. Elle partage le triangle équilatéral en deux triangles rectangles égaux. Concentrons-nous sur l’un d’entre eux :

Les côtés de l’angle droit valent $h$ et $a/2$. Quant à l’hypoténuse, elle vaut $a$. Par le théorème de Pythagore [7], on a :
\[ \left(\frac{a}{2} \right)^2 + h^2 = a^2. \]
Par conséquent :
\[ h^2 = \frac{3 a^2}{4}.\]
En extrayant la racine carrée, on obtient :
\[ h = \sqrt{3} \cdot \frac{a}{2} .\]
C’est ainsi que la hauteur $h$ s’exprime en fonction du côté $a$. On en déduit que l’aire de $\Delta$ peut encore s’écrire ainsi :
\[Aire (\Delta) = \frac{1}{2} \left(a \cdot \sqrt{3} \cdot \frac{a}{2} \right) =
\sqrt{3} \cdot \frac{a^2}{4}. \]
Mais :
— $\sqrt{3}$ est un nombre irrationnel. Plus généralement, $\sqrt{N}$ est un nombre irrationnel chaque fois que le nombre naturel $N$ n’est pas le carré d’un autre nombre naturel [8].
— $a^2$ est un entier. Pour le voir, regardons l’un des trois triangles bleus apparus précédemment en inscrivant le triangle équilatéral dans un rectangle. Son hypoténuse est de longueur $a$. En utilisant à nouveau le théorème de Pythagore, on voit que $a^2$ est la somme des carrés des deux autres côtés. Mais ces côtés sont entiers, donc leurs carrés aussi, et leur somme $a^2$ itou. Donc $a^2/ 4$ est aussi un nombre rationnel.
La formule
\[ Aire (\Delta) = \sqrt{3} \cdot \frac{a^2}{4} \]
obtenue précédemment, permet de conclure que l’aire de $\Delta$ est irrationnelle, comme produit du nombre irrationnel $\sqrt{3}$ par le nombre rationnel non-nul $a^2/4$ [9]. Le lemme B est démontré.
Résumons. Nous avons prouvé que l’aire du triangle $\Delta$ est à la fois rationnelle et irrationnelle. Ceci est impossible, aucun nombre n’étant à la fois rationnel et irrationnel (à la différence des êtres humains). L’hypothèse que le triangle $\Delta$ est équilatéral n’est donc pas vraie. Cela montre bien qu’il n’existe pas de triangle équilatéral dont les trois sommets appartiennent aux sommets d’un quadrillage donné à mailles carrées.
Pour finir, je propose à mes lecteurs deux thèmes de réflexion.
— Tout d’abord, il s’agit de comprendre quels ingrédients de la preuve précédente apparaissent aussi dans la preuve donnée par Lucas dans son article de 1878 :
« En effet, si l’on prend l’un des sommets pour origine des coordonnées
rectangulaires, et si l’on désigne par $(a, b)$ et $(c, d)$ les coordonnées
des deux autres sommets, on devrait avoir
\[a^2 + b^2 = c^2 + d^2 = (a-c)^2 + (b-d)^2, \]
ou
\[ a^2 + b^2 = c^2 + d^2 = 2 (ac + bd) \]
et, par suite,
\[ 3(a^2 + b^2) = (a+c)^2 + (b+d)^2. \]Donc le nombre $3$ diviserait une somme de deux carrés, que l’on
peut supposer premiers entre eux ; ce qui est impossible. »
— Ensuite, il s’agit d’essayer de prouver le théorème suivant :

Merci beaucoup à Aurélien Alvarez, Serge Cantat, Konrad Dierks, Andrés Navas et aux relecteurs dont les pseudonymes sont fpiou et Kereneur pour leurs suggestions d’amélioration !
Notes
[1] Il prouva ce théorème dans son article Théorème sur la géométrie des quinconces, paru dans le Bulletin de la Société Mathématique de France No. 6 (1878), 9—10. Il a déjà été question de Lucas dans plusieurs articles parus sur ce site, comme par exemple : Les tours de Hanoï I de Jonathan Chappelon, Labyrinthes et fil d’Ariane de Pierre Rosenstiehl, Le jeu de taquin, du côté de chez Galois de Michel Coste et L’éventail mystérieux, de moi-même.
[2] Il existe des écrans dont les pixels ne sont pas carrés, mais juste rectangulaires. Ici on pense uniquement au cas où les pixels sont carrés.
[3] D’autres preuves et des généralisations peuvent être trouvées dans les articles The fascination of the elementary de P. R. Scott, paru dans American Math. Monthly, vol. 94, n° 8 (1987), p. 759–768, Triangles with vertices on lattice points de M. J. Beeson, paru dans American Math. Monthly, vol. 99, n° 3 (1992), p. 243–252, The scarcity of regular polygons on the integer lattice de D. J. O’Loughlin, paru dans Mathematics Magazine, vol. 75, n° 1 (2002), p. 47–51, Regular polygons with integer coordinates de J. D. King, paru dans The Mathematical Gazette, vol. 94, n° 531 (2010), p. 495–498, ou dans l’article en ligne There are no nondegenerate regular polygons in the integer lattice, except for squares de J. D. Hamkins (2016). J’ai découvert le principe de la preuve que je présente ici dans le premier article de la liste précédente, où elle est attribuée à Scherrer, qui l’a expliquée dans son article Die Einlagerung eines Regularen Vielecks in ein Gitter, paru en 1946 dans Elemente der Mathematik n° 1, p. 97–98. Il est aussi décrit avec concision dans le livre Combinatorial geometry in the plane de Hadwiger et Debrunner, traduit de l’allemand par Klee, et paru en 1964 chez Holt, Rinehart et Winston (voir la solution du problème 5, page 58) : « The area $s^2 \sqrt{3}/4$ would be an irrational number since $s^2$ is an integer, but on the other hand, by the determinant formula, it would be a rational number ».
[4] Cette formule pour l’aire d’un triangle rectangle peut se prouver en rajoutant à un tel triangle son symétrique par rapport au milieu de l’hypoténuse. On obtient ainsi un rectangle, dont l’aire est le double de l’aire du triangle. On conclut en utilisant le fait que l’aire d’un rectangle est égale au produit de sa longueur et de sa largeur. On peut aussi voir cette formule comme un cas particulier de la formule exprimant l’aire de n’importe quel triangle, rappelée au paragraphe suivant.
[5] On a prouvé mieux : l’aire de n’importe quel triangle dont les sommets sont des sommets de l’échiquier est la moitié d’un nombre entier. Par exemple, $58/3$ n’est l’aire d’aucun triangle de ce type.
[6] Une preuve visuelle de cette formule pourra être trouvée dans l’article Aires et volumes : découpages et recollements (I) de Daniel Perrin.
[7] On pourra explorer bien d’autres applications de ce théorème à partir de l’article Le théorème de Pythagore : un petit guide de Serge Cantat.
[8] Ce théorème se prouve d’habitude en utilisant la factorisation unique des nombres naturels en produit de nombres premiers. Une preuve différente, n’utilisant pas la notion de nombre premier, a été décrite par Conway et Guy dans leur ouvrage Le livre des nombres. Je l’ai reprise dans mon article Démarrage trompeur.
[9] On peut aussi dire que si $Aire (\Delta)$ était un nombre rationnel, alors le produit $Aire (\Delta) \cdot (4/a^2)= \sqrt{3}$ le serait aussi, ce qui contredirait l’irrationnalité de $\sqrt{3}$.
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Pour citer cet article :
Patrick Popescu-Pampu — «Les triangles équilatéraux n’existent pas» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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Les triangles équilatéraux n’existent pas
le 15 juillet 2020 à 21:47, par LeFreshWord