Mathématiques romanesques
Le 5 juillet 2012 Voir les commentaires (15)
Quelle est la place que les romanciers et autres écrivains
réservent aux mathématiques ?
La question m’intrigue, et les réponses — forcément partielles — pourraient
servir à préciser certaines images des matheux dans la société.
J’écris donc ce billet avec l’espoir que les lecteurs d’Images des maths
contribuent à compléter la courte liste qui suit.
Attention, il ne s’agit pas de recenser des livres
qui expliquent certaines mathématiques
dans le cadre d’une trame plus ou moins romanesque ;
encore moins des livres de vulgarisation à la Ian Stewart ou Jean-Paul Delahaye,
même s’ils se lisent « comme des polars ».
Il s’agit bien d’œuvres littéraires.
Nous entrons dans le monde d’un roman
grâce à mille sortes d’allusions sociales, culturelles ou naturelles :
le personnage principal peut être
épouse de médecin (Madame Bovary à Yonville),
reporter (Tintin au Petit Vingtième),
ou du genre animal (le Loup des steppes de Hesse).
Mais dans quels romans est-il mathématicien ?
Est-il courant que le décor et le contexte soient évoqués
par des allusions mathématiques ?
Pour commencer ce que j’espère devenir une plus longue liste,
voici un premier échantillon.
La solitude des nombres premiers de l’Italien Paolo Giordano,
a paru en français en 2009.
Voici ce qu’on en lit sur le site de l’éditeur
[1].
« Les nombres premiers ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes ;
soupçonneux et solitaires, certains possèdent cependant un jumeau
dont ils ne sont séparés que par un nombre pair.
Mattia, jeune surdoué, passionné de mathématiques, en est persuadé :
il compte parmi ces nombres, et Alice, dont il fait la connaissance au lycée,
ne peut être que sa jumelle.
Même passé douloureux, même solitude à la fois voulue et subie,
même difficulté à réduire la distance qui les isole des autres.
De l’adolescence à l’âge adulte, leurs existences ne cesseront de se croiser,
de s’effleurer et de s’éloigner dans l’effort d’effacer les obstacles qui les séparent. »
Célio Matemona est le personnage principal de Mathématiques congolaises
[2],
déjà évoqué sur ce site
[3].
Ce très savoureux roman d’In Koli Jean Bofane se passe à Kinshasa,
avec ses quartiers victimes d’une faim endémique,
avec aussi ses nouveaux riches, ses magouilleurs politiques professionnels
et ses solidarités communautaires de toutes sortes.
Célio n’est pas mathématicien, loin s’en faut.
Mais, suite à la mort de son père dans on ne sait plus quelle guerre,
il reçoit en héritage
« un bouquin pas mal abîmé, orné d’une couverture vert olive,
intitulé Abrégé de mathématique à l’usage du second cycle,
concocté par un certain Kabeya Mutombo, édition de 1967 »,
et devient pour ses amis « Célio Mathematik ».
Célio s’imbibe du vocabulaire mathématique appris dans son livre,
et l’utilise pour une ascension sociale fulgurante.
Il est d’abord collaborateur d’ONG,
avant d’être promu chargé de communication
d’une éminence grise du Président de la République.
Son patron est alors un homme riche, influent, maître en intox,
et organisateur de basses œuvres ;
il finira néanmoins
par sombrer sous les manipulations du génial et indigné
Célio — à manipulateur manipulateur et demi.
Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller,
du grand Boualem Sansal, a paru chez Gallimard en 2008.
Il n’y a ni mathématique ni mathématicien dans ce livre,
mais un passage dont j’admire la grande force d’évocation
et que je veux citer.
Quand la quête de Rachel le conduit enfin à Aïn Deb,
le village où ses parents ont été massacrés en 1994,
voici ce qu’il écrit :
« On se voit avancer vers un mur de sable infini et fuyant
et tout à coup on est bouleversé par l’idée
que le pan est en train de se refermer derrière nous.
Comment l’expliquer simplement, en termes de matheux,
je dirais qu’on est entré de manière quantique dans un espace non euclidien ;
pour les humains que nous sommes, il n’y a point de repères, aucun signe,
aucune notion de temps, pas d’aménité possible,
seulement un bruissement lancinant
qui sembe être l’écho de bouleversements antédiluviens. »
Le XIXe siècle n’est pas en reste.
Quitte à m’éloigner du roman, je citerai deux textes grandioses.
D’abord le début de la strophe 10 du chant 2
des Chants de Maldoror
[4],
dont le Portrait imaginaire d’Isidore Ducasse, alias le comte de Lautréamont
par Félix Valotton est reproduit ci-dessus.
« O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées,
depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,
filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante.
J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre
source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore
de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le
plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon
esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je
sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre
autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent
chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur
excessive, une prudence consommée et une logique implacable.
A l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s’est
rapidement développée, et a pris des proportions immenses,
au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites
présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un
sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité
grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas
connues est un insensé ! »
Et ensuite un célèbre passage des Contemplations où Victor Hugo
se plaint qu’on lui ait si mal enseigné la mathématique
[5].
« J’étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! Enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre ;
On me liait au fond d’un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu’au bec,
Sur l’affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient. »
Parmi les « pédagogues » mauvais et méchants,
les mathématiciens s’en tirent d’ailleurs plutôt bien.
A témoin les premiers vers de « A propos d’Horace » :
« Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !
Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues !
Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hébété,
Vous niez l’idéal, la grâce et la beauté !
Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles !
Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles ! »
Les romans (parfois en un sens très large)
ont déjà eu de jolies places dans Images des maths.
Par exemple :
La formule préférée du professeur de Yôko Ogawa
[6],
Moby Dick de Herman Melville
[7],
Le théorème du perroquet de Denis Guedj
[8],
les membres de L’Oulipo
[9],
ou divers poèmes renvoyant aux mathématiques
[10].
Au fait, que je sache, personne n’a encore parlé de
La conjecture de Syracuse d’Antoine Billot,
dans la Collection Blanche de Gallimard
[11].
On pourra élargir encore :
et mentionner des films, comme par exemple
Teorema tourné en 1968 par Pasolini
[12],
ou des tableaux, tel cette
Tête d’homme intriguée par le vol d’une mouche non euclidienne
peinte en 1947 par Max Ernst, et choisie pour logo,
ou un étonnant texte de Robert Musil (traduit par Philippe Jaccottet)
sur L’homme mathématique
[13].
Voilà, qui voudra bien compléter et étoffer cette liste ?
Une première version de ce billet s’arrêtait là.
Mais j’ai été encouragé par quelques suggestions de Michèle Audin,
et je me suis par ailleurs formé en lisant le titre d’un livre de Pierre Bayard,
Comment parler des livres que l’on a pas lus ?
[14].
Alors voilà, d’abord ces lignes de la préface de Jules Verne à son
Sans Dessus Dessous :
« Le roman que nous venons de présenter au public repose, comme tous nos travaux antérieurs, sur les bases les plus sérieuses, malgré ses apparences ultra-fantastiques.
Après en avoir conçu les grandes lignes, nous avons demandé à notre ami, M. Badoureau,
ingénieur des Mines, auteur du savant exposé des Sciences expérimentales,
qui vient de paraître à la librairie Quantin,
la mesure exacte des divers phénomènes décrits dans ce roman.Nous soumettons cette mesure aux mathématiciens.
Ce que le roman a montré, ce travail le démontre. »
Et puis bien sûr Jacques Roubaud
[15],
L’enfant de Jules Vallès
[16],
et pour citer en une seule fois tous les livres,
au moins tous ceux ne dépassant pas 410 pages,
La bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges
[17].
Notes
[5] Mais que cela rime bien avec « poétique » !
C’est dans le livre I, no XIII, « A propos d’Horace ».
Texte complet
ici.
[12] Voir ici.
J’ai lu un essai de schématisation de ce film,
fait exprès pour les lecteurs d’Images des maths :
(A + B + C + D + E)X = AX + BX + CX + DX + EX. Où A, B, C, D, E sont
respectivement la bonne, le père, la mère, le fils, la fille, de cette famille
de grands bourgeois milanais, et X l’ange déchu perturbateur ; voir
ici.
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Pour citer cet article :
Pierre de la Harpe — «Mathématiques romanesques» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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