Michèle Vergne en 1974
Piste verte Le 8 mars 2011 Voir les commentaires (4)
Un entretien réalisé aujourd’hui avec la mathématicienne Michèle Vergne, telle qu’elle était en 1974.
Dans les années qui ont suivi le bouleversement culturel qu’a été mai 1968, quelques mathématiciens se réunissaient, autour de Pierre Samuel, pour un séminaire sur Mathématiques, mathématiciens et société. En 1974, une jeune mathématicienne, Michèle Vergne, s’apprêtait à donner un exposé dans ce séminaire, sous le titre Devenir mathématicienne.
Pour préciser le contexte. Le début des années 1970 a été une période de grand bouillonnement politique, qui a vu, du côté des femmes, notamment la création du MLF [1], avec de grandes batailles, comme celle qui a mené à la dépénalisation de l’avortement, début 1975.
C’est à l’aide d’un téléphone-à-remonter-le-temps que je l’ai interviewée. Elle livrait ainsi aux lecteurs [2] d’Images des mathématiques les points les plus importants de cet exposé.
Difficultés éprouvées
M. A. (en 2011). Michèle, tu vas parler des difficultés qu’ont les femmes à devenir mathématiciennes ?
Michèle Vergne (en 1974). Contrairement à beaucoup d’hommes, je n’ai pas d’idées générales sur les difficultés psychologiques « des femmes ». Je ne vais donc parler que de moi. C’est un peu malséant, car dans le milieu mathématique, règne un mythe, que nous intériorisons tous :
les gens sont reconnus selon leur juste valeur, valeur en soi, indépendante de toute donnée sociale.
Autrement dit, si je ne réussis pas, si j’ai des difficultés, c’est parce que je ne suis pas fort$\cdot$e, si je suis isolée, c’est parce que je suis timide, si moi je changeais mon comportement, les circonstances extérieures changeraient et le jugement des autres sur moi changerait, si je suis ratée c’est de ma faute, si je suis malheureuse c’est de ma faute.
Et, bien sûr, le pendant de l’intériorisation de l’échec, c’est l’intériorisation de la réussite :
Si j’ai réussi, c’est parce que je suis intelligent, c’est parce que j’étais prédestiné à réussir, et j’aurais réussi quelles qu’aient été les circonstances.
Et somme toute, il vaut mieux ne pas trop avouer ses difficultés, car ceux qui ont « réussi » vous considèrent comme des ratés : « si tu étais vraiment forte, tu t’en sortirais »... Mais ceci est plutôt une définition : « on appelle forts les gens qui s’en sortent ».
Dans l’exposé, je voudrais surtout parler des difficultés que j’ai rencontrées en tant que femme et essayer de montrer combien les chances que je « m’en sorte » en tant que femme mathématicienne, étaient minimes et aléatoires. Mais ce serait trop long de te raconter ma vie ici [3].
M. A. — 2011. Mais tu es une mathématicienne reconnue : tu as démontré des théorèmes, tu sais tout sur les groupes et algèbres de Lie, tu as soutenu une thèse d’État [4], écrit plusieurs articles, fait des exposés au séminaire Bourbaki [5]...
M. V. — 1974. Du séminaire Bourbaki où j’ai parlé en 69, j’ai des souvenirs horribles. J’étais très nerveuse, très anxieuse de savoir l’impression que j’avais faite... et bien entendu j’ai cru que les premières réactions que j’entendais étaient celles de tous. Il y a eu trois types exprimant quelque chose :
- le premier, et c’était gentil : « Eh bien, quelle découverte, qu’il y ait des mathématiciennes sexy ! »
- un autre, assez vieux que je cite tel quel : « Ah ! c’était technique, on voyait bien que c’était une femme qui parlait, beaucoup de petits calculs précis, pas une seule grande idée » [6]
- et un autre, un étudiant du même âge que moi : « j’ai entendu Serre et Thom discuter ensemble, ils disaient que ton exposé était vraiment mauvais... » [7].
De toutes ces réflexions, qui me renvoyaient inexorablement à ma catégorie, qui détruisaient de manière sordide le peu de confiance que j’avais en moi, que j’avais réussi à acquérir malgré tout, j’ai eu beaucoup de mal à me remettre... Je m’en suis remise un peu, en juin dernier, lorsqu’on m’a de nouveau demandé de parler dans ce séminaire et où j’ai donc senti, ce que je savais rationnellement, que cette dernière réflexion, c’était un mensonge inventé par un type frustré. J’avoue que j’ai quand même abordé ce deuxième exposé avec presque la même anxiété que le premier. J’ai d’ailleurs eu droit, immédiatement après, aux mêmes premiers types de réflexions, que je pense d’ailleurs toutes deux en partie justifiées.
Initiation guerrière, racisme social et sexisme
M. A. — 2011. Tu me racontes tes débuts ? Tu as travaillé avec qui ?
M. V. — 1974. J’étais élève en troisième cycle [8] avec Chevalley [9], qui n’avait aucune idée de l’isolement psychologique dans lequel j’étais en tant que femme. C’était la période d’initiation guerrière que subissent à peu près tous les jeunes chercheurs, le doute sur soi, les épreuves qu’il faut surmonter soi-même.
Je ne parlais à personne ; j’avais été très bavarde dans toutes mes classes de filles [10], mais d’un coup en sortant du baccalauréat, confrontée aux hommes, je me découvrais tragiquement coupée de la parole : j’avais peur de parler. Maintenant encore, avant de prendre la parole en public dans un séminaire, j’ai quelques instants de panique. Lorsque j’étais à la bibliothèque en train de travailler, si un type s’approchait de moi, c’était horrible, je cachais précipitamment mes feuilles pour qu’il ne puisse pas voir ce que j’avais écrit (et en fait, je suis toujours comme ça). Si je demandais une explication mathématique, ma voix tremblait de peur. Si un type me disait quelques mots mathématiques, mes oreilles se mettaient à bourdonner et je ne comprenais rien, j’étais incapable de répondre un mot intelligent, à la place de ce qu’il disait, j’entendais :
Aucune femme ne sera jamais un génie... Vas-y, montre m’en une... Tiens, par exemple, trouve la réponse à ma question mathématique... De toute façon, on n’y peut rien, c’est biologique, c’est la Nature...
Ce que j’intériorisais... j’avais même commencé à suivre des cours d’histoire des mathématiques, ce que mon « patron » considérait comme tout à fait raisonnable pour moi.
J’étais prête à l’échec et je ne recevais le soutien d’aucun « groupe de pairs », d’aucune micro-société protectrice. La bienveillance du groupe se manifestant en général par
Mais ne t’en fais donc pas si tu n’y arrives pas
envers une fille, et par
Mais ne t’en fais donc pas, tu vas y arriver
envers un garçon.
Coupée de toute culture mathématique, de relations réelles avec l’objet de mon travail, effectivement je ne comprenais rien... En général, les professeurs passaient très vite sur les détails fastidieux des démonstrations,
Par un raisonnement standard, on prouve que...
mais moi, je me sentais réduite à l’infériorité totale de ne pas pouvoir deviner quel était ce raisonnement standard, je ne voyais pas à quels objets connus, classiques, les professeurs renvoyaient, je ne pouvais pas rétablir les jalons qui manquaient...
Je pense que quand les professeurs ne font pas un effort pour expliquer d’où viennent leurs idées, d’où vient leur intuition, eh bien, ils pratiquent, délibérément ou non, une attitude raciste et sexiste à l’égard des catégories qui ne baignent pas par ailleurs dans la culture mathématique, et qui n’ont aucun moyen de savoir, autre que l’enseignement, d’où viennent les idées en cours.
M. A. — 2011. Tu penses qu’il s’agit seulement de toi ou des femmes en général dans la société où tu vis ?
M. V. — 1974. Je ne pense pas que c’étaient juste mes propres difficultés intérieures, que je transportais avec moi. Je ne pense pas que si j’avais été moins timide, plus jolie, moins ceci, plus cela, tout aurait été beaucoup mieux. Non c’est faux.
Je pense que j’étais juste confrontée à la réalité. Les femmes vivent effectivement dans une société, où, ouvertement ou insidieusement, elles sont méprisées et agressées mentalement et physiquement... Elles n’intériorisent pas des peurs irrationnelles. Si on a peur, on a raison d’avoir peur.
Et, comme toute la société environnante, le milieu mathématique est un milieu foncièrement misogyne : si une fille prend la parole pendant un cours ou un séminaire, ou plutôt si elle ne prend pas la parole parce qu’elle a peur, eh bien, elle a raison d’avoir peur, car en effet elle risque beaucoup : si la question est idiote, tout l’auditoire aura immédiatement un stéréotype d’elle, un stéréotype de femme qui est toujours un stéréotype négatif et qui collera très bien à sa peau, qui lui ira parfaitement. Dans le meilleur des cas, ce sera :
Oui, elle est bien mignonne, mais elle ferait mieux de faire autre chose que de perdre son temps à des choses si ennuyeuses, car enfin dans la vie, il y a tellement de choses intéressantes à faire, surtout pour une femme.
Collaborations
M. A. — 2011. Mais quand même, tu t’en es bien tirée...
M. V. — 1974. J’ai rencontré tout à fait accidentellement une fille, Monique Lévy-Nahas [11], qui consciemment remettait en cause les valeurs élitistes du milieu, et c’était excessivement rare à l’époque... Elle me parlait à moi... elle ne cherchait pas à se valoriser à travers moi pour quelqu’un d’autre... nous parlions réellement l’une à l’autre... non pas en attendant, ou à la place de parler avec un « type plus fort »...
Enfin mes oreilles ne bourdonnaient plus, quand je parlais de maths avec quelqu’un. Elle m’a donné une confiance raisonnable en moi-même. Elle faisait de la physique théorique, on a commencé à travailler ensemble. J’ai rencontré d’autre part Mustapha Raïs [12], un type algérien qui m’a beaucoup aidée, et j’ai été capable d’abandonner la géométrie algébrique pour faire des groupes de Lie [13] sans avoir trop de sentiment d’échec complet... et maintenant effectivement, j’ai complètement surmonté ce sentiment d’échec, je me sens capable de m’intéresser à ce sujet avec une conviction raisonnable que je pourrais comprendre parfaitement. Je crois que ces rôles d’aide ont absolument été décisifs...
Pour une fois, les stéréotypes négatifs de la société servaient à quelque chose, en face d’une fille et d’un Algérien, je me sentais en pleine possession de tous mes moyens, et je m’apercevais, avec une surprise toujours égale, que par moments moi aussi j’étais intelligente.
M. A. — 2011. Et maintenant, donc, tu es à l’aise ?
M. V. — 1974. Je me sens toujours sur la défensive quant à ma valeur, et encore une fois je pense que j’ai raison de l’être. Au moindre faux-pas, c’est le couperet qui retombera :
On m’avait dit qu’elle était bonne, mais vraiment, elle n’est pas si forte que ça.
J’ai dit une fois à un mathématicien en place que sa démonstration était fausse et je lui ai expliqué pourquoi. Il est revenu deux jours plus tard, en me disant : « oui, ma démonstration était fausse, parce que Dixmier m’a dit que Michel Duflo lui avait dit que c’était faux... »
J’ai travaillé ces dernières années avec un mathématicien bien connu, Hugo Rossi ; c’était très sympa, et effectivement, dans l’expérience réelle, au bout d’un certain temps, on s’était complètement dégagé des stéréotypes. On avait une relation très égale, mais 90% des mathématiciens qui verront nos articles, passés ou à venir, bien entendu sans les lire, en auront cependant l’opinion que c’est lui qui a tout fait.
Un chien qui marche sur ses pattes de derrière
Bien entendu, ils ne me le diront pas à moi, ils m’inviteront même dans les congrès à exposer nos travaux communs, car c’est toujours surprenant de voir une femme parler de mathématiques, c’est amusant... c’est comme voir un chien qui marche sur les pattes de derrière... Je sens chez eux, quand j’ouvre la bouche, une certaine angoisse... (moi aussi, d’ailleurs, je suis angoissée, mais pas pour les mêmes raisons), et ils sont nerveux, et puis surpris et enfin soulagés de voir que tout de même j’ai été assez intelligente pour comprendre ce qu’Hugo Rossi avait fait.
Combien de fois entend-on dire d’un mathématicien mâle, timide et peu communicatif
oh il est vraiment agréable ; il est si fort et il est si modeste...
Par contre, je n’ai jamais entendu parler d’une femme mathématicienne modeste : si une femme mathématicienne ne dit rien, c’est vraiment qu’elle n’a rien à dire, on ne peut pas supposer qu’elle aurait le toupet de vous cacher ce qu’elle pense. Moi, la plupart du temps, si je ne dis pas ce que je pense, c’est parce que j’ai peur.
M. A. — 2011. Tu conclus, pour nos lecteurs ?
M. V. — 1974. Il faut apprendre à avoir une considération mesurée pour soi-même. Refuser les comparaisons stérilisantes, refuser d’intérioriser que ce que dit l’autre, le mâle, ce que fait l’autre, en un mot le destin de l’homme est « en soi », plus intéressant, et de s’y sacrifier matériellement ou mentalement. Il faut éviter le mépris de soi-même et de sa catégorie, ce qui est difficile quand on appartient à une catégorie effectivement méprisée, les mathématiciens noirs, les mathématiciens algériens, les mathématiciens femmes, les mathématiciens de province... de Bretagne et même de banlieue [14]. Bref, ce serait la majorité si beaucoup de chercheurs refusaient d’intérioriser les stéréotypes élitistes.
Épilogue
Depuis 1974, Michèle Vergne a continué à faire des mathématiques et à démontrer des théorèmes, elle a eu beaucoup d’étudiants en thèse dont certains sont désormais des mathématiciens professionnels, elle est membre de l’Académie des sciences, elle est l’auteur d’un livre très utile et utilisé [15], bref, une mathématicienne active.
Pour préciser les raisons de réaliser et de publier cette interview aujourd’hui. Michèle Vergne a mis le texte de l’exposé du séminaire sur sa page ouèbe personnelle. J’avais (M.A.) lu ce texte lorsque j’étais une très jeune mathématicienne et il m’avait été très utile. La façon de considérer cette situation comme un problème global de la société me semble plus que jamais d’actualité. Le fait, comme l’a remarqué immédiatement un des membres (hommes) de la rédaction d’Images des mathématiques que la situation n’a pas franchement progressé depuis 1975, la liste publiée par Barbara Schapira dans son article Mathématicienne, ont constitué deux raisons de plus de réaliser, à distance dans l’espace-temps, cette intervioue.
Merci à tous les relecteurs et toutes les relectrices pour leur aide, en particulier à ceux dont les noms ou pseudonymes sont, Jocelyne Beffara, Clément Caubel, Clémence, Barbara Schapira, Aurélien Djament, Bertrand Rémy, Antonin Guilloux et chuy.
Notes
[1] En ce temps-là, le mot « féministe » n’avait rien de péjoratif et le mot « intellectuel » n’était pas une injure. Toutes les notes sont de la rédaction (M.A.).
[2] et lectrices
[4] Ce serait aujourd’hui une habilitation, le diplôme nécessaire (mais pas suffisant) pour devenir professeur d’université.
[5] Ces années-là (1969 et 1974, pour les exposés de Michèle Vergne), un séminaire dans lequel il était considéré comme fort prestigieux de faire des exposés.
[6] Signalons qu’il s’agissait, comme presque toujours dans ce séminaire, d’un exposé sur les travaux de quelqu’un d’autre (un homme, d’ailleurs).
[7] Jean-Pierre Serre et René Thom (1923—2002), deux mathématiciens dont les avis, si tant est qu’ils en aient exprimé un, avaient un poids certain, par exemple à cause de la grande notoriété que leur donnaient leurs médailles Fields.
[8] En doctorat, de nos jours.
[9] Claude Chevalley (1909—1984), un des grands mathématiciens français du vingtième siècle.
[10] MV a été élève dans un lycée « de filles », la règle était à l’époque la non-mixité.
[11] Monique Nahas a soutenu une thèse d’état en physique théorique deux ans avant M.V., sous le titre bien mathématique de Sur les déformations et contractions d’algèbres de Lie et de leur représentations.
[12] Mustapha Raïs est, lui aussi, un spécialiste des groupes de Lie.
[13] Pour les lecteurs d’Images des mathématiques, précisons que les groupes de Lie sont un objet d’études mathématiques.
[14] Cette note est due à un des relecteurs : un ordre social (et pas seulement de genre) a été intériorisé. Pour parler comme dans les années 70, on peut se demander d’où parle « M.V.—1974 », socialement.
[15] Celui que l’on voit sur la photo, due à Sylvie Paycha, une photographie qui mériterait un « portrait » à elle toute seule...
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Michèle Vergne en 1974» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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