Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans

Piste verte Le 28 janvier 2015  - Ecrit par  Michèle Audin Voir les commentaires (5)
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Mais Bourbaki, aujourd’hui ?

Il y a environ deux ans, on m’a demandé un article sur Bourbaki — un mensuel voulait consacrer un de ses numéros aux mathématiques. J’ai écrit l’article, je l’ai envoyé, le projet n’a pas abouti, j’ai oublié l’article. Jusqu’à il y a quelques semaines, lorsqu’un de mes amis, non mathématicien mais cultivé, un « honnête homme » comme on n’en fait plus guère, m’a demandé :

Mais Bourbaki, aujourd’hui ?

En lui répondant, je me suis souvenue de cet article, je l’ai ressorti, je le lui ai envoyé

C’est exactement ce que je voulais savoir, m’a-t-il dit.

Alors j’ai fait relire l’article par... bon, un collaborateur de Bourbaki [1], et puis je l’ai proposé à Images des mathématiques, et le voici.

Algèbre Chapitre 8

Pourquoi parler de Bourbaki, demandais-je fin 2012 ? Parce qu’un livre venait de paraître sous son nom et sous le titre « Algèbre chapitre 8 ». Ce n’est pas exactement une parution puisque « Algèbre chapitre 8 » (même titre, même auteur) est déjà paru en 1958, c’est plutôt une nouvelle édition. Mais elle est « entièrement refondue », comme le dit la quatrième de couverture. Il n’est pas certain que les lecteurs veuillent connaître le détail de cette refonte, je me contenterai d’une liste : 489 pages au lieu de 189 (trois cents pages de plus, un gros travail de rédaction donc), 21 « numéros » au lieu de 13, 4 appendices au lieu d’un seul, équivalence de Morita et groupes de Grothendieck parmi les ajouts au menu.

Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans

Bourbaki est une association de mathématiciens fondée en 1935. Il y avait donc du nouveau du côté de chez Bourbaki, 80 ans après. Après quoi, d’ailleurs ?

Naissance. Une réunion de quelques amis mathématiciens, dite « Congrès fondateur », du 10 au 20 juillet 1935, à Besse-en-Chandesse, près de Clermont-Ferrand [2], qui mit en chantier l’écriture en commun d’un « traité d’analyse » (mathématique), qui paraîtrait, qui parut (à partir de 1940), en fascicules, sous le titre général « Éléments de mathématique » (c’est de la mathématique qu’il est question, on y reviendra) et sous le nom d’auteur Bourbaki.

Folklore. Un auteur doté d’un grand sens de la mise en scène : en même temps que les fascicules paraissaient et que le style de Bourbaki s’imposait, le folklore de l’auteur anonyme et polycéphale, avec ses blagues de potaches (pardon, ses canulars de normaliens) [3] devenait populaire parmi les mathématiciens.

Rares sont les auteurs qui ont publié durant 77 ans. Dans le cas de Bourbaki, il y a une petite tricherie, c’est que l’auteur n’est pas un être humain mais un groupe [4] et que plusieurs générations s’y sont succédé depuis 1935.

Cette photographie a été prise pour le troisième anniversaire de Bourbaki, en septembre 1938, à Dieulefit. On y voit, de gauche à droite, la philosophe Simone Weil, les mathématiciens Charles Pisot (le front est celui d’André Weil), Jean Dieudonné, Claude Chabauty, Charles Ehresmann et Jean Delsarte. Il manque très clairement Henri Cartan sur cette photo. Peut-être parce qu’il en est l’auteur ?

De la rigueur, du style, du pouvoir

Il y a un style Bourbaki et il s’impose ici de l’évoquer. Un style inventé d’abord en réaction. Les manuels de mathématiques disponibles au début des années 1930 avaient été écrits par des hommes du dix-neuvième siècle (le carnage de 1914-1918 pourrait être invoqué) et l’attention portée aux fondations (aux fondements) n’était pas très grande. On pouvait énoncer et démontrer un théorème puis, sur la même page, ajouter une remarque disant : « ce théorème n’est pas toujours vrai » [5]. Ceci est aujourd’hui impensable (je l’ai testé sur mes étudiants de licence). Un théorème est formé d’hypothèses et d’une conclusion, une démonstration permet de déduire la dernière des premières, de sorte qu’un théorème que l’on a démontré est (toujours !) vrai (ou alors c’est qu’il y a une faute dans la démonstration, mais dans ce cas on ne l’écrit pas dans un livre). Si même nos étudiants n’acceptent plus ce genre de rédaction, c’est parce que l’exigence de rigueur s’est accrue chez les mathématiciens au cours du vingtième siècle. Les livres de Bourbaki ont grandement contribué à ce changement.

Ouvrons ici une parenthèse. Différents mouvements intellectuels se sont constitués à la même époque que Bourbaki, juste avant, ou après la guerre de 1914-1918, le cubisme [6] et le surréalisme par exemple, et marquèrent le véritable début du vingtième siècle. Les mathématiques, activité humaine comme le sont la peinture et la littérature, participèrent là aussi, et par Bourbaki, à ce renouveau culturel.

La rigueur, la nécessité d’écrire des démonstrations un peu formalisées, se sont accompagnées chez Bourbaki d’un style assez uniforme, dû au rabot rédactionnel de l’écriture collective, même s’il garde ici ou là la trace de tel ou tel rédacteur, un style dépouillé, parfois même désincarné, d’où rien ne dépasse, avec peu d’exemples et rarement une motivation.

Henri Cartan (1904-2008)
Le plaisir. Un style que Bourbaki cultiva avec préciosité et délectation. Il suffit de lire la correspondance échangée entre ces deux membres fondateurs que furent André Weil et Henri Cartan [7], on y notera ici ou là le plaisir de signaler une remarque « extrêmement bourbachique ». Ce plaisir des rédacteurs s’accompagne, corollairement, de plaisir pour les lecteurs. Parmi beaucoup de fascicules très réussis, je me souviens particulièrement de l’illumination et du bonheur que m’avait procurée, lorsque j’étais étudiante, la lecture de « Topologie Chapitre 9 » et d’ « Algèbre Chapitre 9 ».

La rigueur, le pouvoir... Que l’exigence de rigueur ait eu des retombées didactiques et que l’enseignement des mathématiques soit devenu plus rigoureux, on ne pourra que s’en féliciter. Qu’on me permette de me souvenir à nouveau (à contre-courant des idées reçues sur cette période), cette fois de l’enchantement que fut pour moi, lycéenne, la découverte de la beauté formelle, structurelle, de ce monde des mathématiques...

Pouvoir institutionnel. Des abus ont été commis au nom de cette rigueur, c’est vrai aussi. Ils ont malheureusement coïncidé dans le temps (début des années 1970) avec le grand pouvoir institutionnel qu’avait acquis Bourbaki dans la communauté mathématique française. Un pouvoir occulte : qui est membre de Bourbaki est, en principe, un secret (qui a un temps passionné un milieu qui ne déteste pas les ragots). On peut se demander comment un groupe ayant vocation à écrire des « Éléments de mathématique » peut acquérir une puissance institutionnelle. Sans parler des postes de pouvoir occupés par ses membres, il faut mentionner ici la deuxième corde à l’arc de Bourbaki, son Séminaire. Pendant des décennies, celui-ci s’est réuni trois ouiquendes par an et on y a entendu des exposés sur des avancées récentes de la mathématique. C’était un séminaire prestigieux [8]. Être sollicité pour y faire un exposé était un honneur. Ce fut souvent un coup de pouce à la carrière d’un jeune mathématicien. Il n’est pas exagéré de dire qu’on y passait un examen, et il arrivait que le verdict soit rendu par tel ou tel membre connu et reconnu ouvrant son journal au milieu de l’exposé (l’élégance de l’écriture ne s’accompagna pas toujours d’une élégance des manières).

Bourbaki mort ou vif

La mort de Bourbaki fait elle aussi partie de son folklore : un faire-part de décès imaginé par Jacques Roubaud (à l’extérieur de Bourbaki) en 1968, au moment même où mourut Jean Delsarte (premier décès d’un membre fondateur de Bourbaki), puis la mort proposée, et annoncée, par Pierre Cartier (à l’intérieur de Bourbaki) dans les années 1980.

De nombreuses questions seraient discutables ici, dont je n’aborderai que quelques-unes.

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André Weil (1906-1998)

L’unité des mathématiques, d’abord, apparente sous « la » mathématique du titre des Éléments. André Weil, et avec lui ses amis de Bourbaki, avaient le désir de connaître et de comprendre, ou au moins d’avoir une idée, de l’ensemble de la mathématique. L’évolution de la discipline fit que cela devint impossible, même à des esprits brillants et rapides. Ils étaient des mathématiciens « purs ». L’algèbre, la topologie et, à leur intersection, la géométrie algébrique et la topologie algébrique, étaient leurs disciplines de prédilection. Une distorsion de leur désir fit que ce qu’ils comprenaient le mieux devint, et ce fut encore une fois dans les années 1970, « le choix bourbachique » [9], une sorte de tableau d’honneur des disciplines mathématiques, dont bien entendu les géométrie et topologie algébriques tenaient les premières places. La mathématique a aujourd’hui explosé (implosé ?) et ses sous-disciplines ont désormais des cultures bien différentes qui rendent plutôt vaine l’ambition de tout connaître.

Le mode de fonctionnement. Un ou deux membres étaient chargés d’un rapport sur un sujet donné, on lisait ce rapport en séance plénière, on en discutait et on le démolissait, d’autres (ou les mêmes) en écrivaient un nouveau, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’enfin une dixième (ou plus) version soit agréée. Cela consommait un temps énorme. Les conditions de travail des mathématiciens se sont profondément modifiées depuis les années 1930 (et même depuis les années 1970). L’évaluation à outrance fait que là où jadis on « travaillait sur un problème », on « écrit un article », et ceci, certes pour être lu mais aussi (surtout ?) pour allonger une liste de publications, augmenter un indice, obtenir un financement ou une promotion. Comment imaginer aujourd’hui que des jeunes et brillants mathématiciens consacrent tant de leur précieux temps à l’écriture d’une n-ième version d’un texte destiné aux poubelles de Bourbaki ou, au mieux, à paraître sans nom d’auteur ? Si le processus continue à fonctionner – la preuve, ce nouveau livre – rien d’étonnant à ce qu’il se soit ralenti !

La publication des fascicules commencée en 1940 s’est poursuivie de façon régulière jusqu’en 1965. Elle a ensuite décru jusque dans les années 1980 où elle s’est pratiquement arrêtée.

Elle obéit aux mêmes contraintes que les publications des textes mathématiques (et que l’édition en général). Après la période glorieuse de la connivence et du mariage d’amour entre un éditeur (Enrique Freymann, chez Hermann) et ses auteurs (Bourbaki, mais aussi ses membres) entre les années 1930 et 1950, et après de nombreuses vicissitudes, c’est désormais Springer qui publie Bourbaki. Cet éditeur reçoit un fichier pdf prêt à imprimer (fabriqué par l’auteur, ici l’association des collaborateurs [10] de Nicolas Bourbaki), et le résultat de l’impression laisse perplexe. Le texte est bizarrement placé sur la page, l’impression en est pâle, pâle, presque illisible, déjà sur le point de s’effacer... Elle aura disparu bien longtemps avant que les historiens n’ouvrent « Algèbre chapitre 8 ».

Et Bourbaki ? Un petit groupe de mathématiciens, qui se réunissent pour parler de la mathématique qu’ils aiment, de la beauté en mathématique peut-être, de façon calme, élégante et abstraite, comme on n’a plus l’occasion de le faire dans la vraie vie des mathématiques, aux frais des droits d’auteur des ouvrages qu’ont écrits ceux qui ont coopté ceux qui (…) les ont cooptés. Sans qu’ils puissent ou même veuillent écrire eux-mêmes une suite. Mais qui organisent toujours un beau séminaire fort utile puisqu’il permet quand même de se faire une idée de résultats et de méthodes nouvelles dans des domaines (pas trop) éloignés de sa propre sous-discipline.

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des mathématiques et moi-même remercions très chaleureusement les relecteurs dont les noms ou pseudonymes sont Mateo_13, Gérald Grandpierre, fluvial, expontielhippy, Karim Drifi et Pierre-André Berger pour leurs commentaires et leur aide qui nous ont permis d’améliorer une première version de cet article. Je remercie tout particulièrement les responsables de la relecture (pour tout).

Article édité par Fabrice Planchon

Notes

[1Dans le folklore de « Bourbaki », l’appartenance à ce groupe est un secret.

[2Voir par exemple, Nicolas Bourbaki, un mathématicien auvergnat ? (en cliquant sur le lien ou dans le livre Des mathématiques en Auvergne, édité par Thierry Lambre, Revue d’Auvergne (2014)).

[3Folklore au sujet duquel les lecteurs trouveront sans difficulté des sources d’information, nous ne nous étendons pas ici.

[4Une remarque « bourbachique » — c’est l’adjectif associé au nom de Bourbaki — serait qu’il ne s’agit pas d’un groupe mais d’un ensemble.

[5J’ai lu ceci dans le cours de calcul différentiel de Joseph Bertrand (1822-1900), mais Bertrand n’était certainement pas le seul....

[6Pour l’image illustrant ce paragraphe, voir l’article de Denis Favennec.

[7Que l’on trouve depuis 2011 dans un gros livre.

[8Écrire « c’était » n’implique pas que ce ne soit plus...

[9C’est le sous-titre du livre Panorama des mathématiques pures, de Jean Dieudonné — encore un membre fondateur — (Gauthier-Villars, 1977).

[10À ne pas confondre avec l’association des amis. Comme me le signale (bourbachiquement) un des collaborateurs, « peut-être y a-t-il une relation d’inclusion, mais l’une me semble fausse et l’autre non évidente ».

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Pour citer cet article :

Michèle Audin — «Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans» — Images des Mathématiques, CNRS, 2015

Crédits image :

Image à la une - Le logo est une (vilaine) photo de l’auteur. La « nature morte » cubiste est une citation, à la fois de Picasso et de l’article cité. Les photos de mathématiciens appartiennent aux familles (Bourbaki, Cartan, Weil) que je remercie.

Commentaire sur l'article

  • Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans

    le 29 janvier 2015 à 17:27, par Thierry Bouche

    Pour avoir une idée un peu plus précise du folklore, et voir quelques rédactions non publiées, il y a le site des archives Bourbaki, ou plutôt les sites :
    http://sites.mathdoc.fr/archives-bourbaki/ ;
    http://archives-bourbaki.ahp-numerique.fr/.

    Répondre à ce message
    • Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans

      le 29 janvier 2015 à 18:58, par Michèle Audin

      Oui, merci Thierry. Ce n’étais pas un article sur le folklore, ni même sur le jeune Bourbaki (et c’est la raison pour laquelle je n’avais pas inclus ce type de lien).

      Mais où donc les autres messages de lecteurs sont-ils passés ?

      Répondre à ce message
  • Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans

    le 29 janvier 2015 à 20:07, par Michèle Audin

    Chères lectrices et lecteurs

    Un petit problème du site semble avoir supprimé (et perdu) les messages que vous aviez mis le 28 janvier sur ce forum. je peux « re »-répondre si vous les remettez !

    Merci

    Michèle Audin

    Répondre à ce message
  • Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans// article et radio

    le 28 février 2015 à 08:43, par Jean-Michel Kantor

    L’émission radio heureusement diffusée seulement sur RFI est d’une grande confusion .
    On regrette le travail de Michèle Chouchan.
    Le temps est passé et on a le recul nécessaire pour un vrai travail d’historien.
    Il aurait fallu un vrai interview de Jean-Pierre Serre qui sait très bien dire l’importance de Bourbaki
    par exemple pour la question des notations .
    Et aussi expliquer

    • Le peu d’importance aujourd’hui-depuis au moins trente ans - dans les mathématiques vu l’explosion actuelle ,en particulier du côté des
      applications.
      Les erreurs importantes en particulier
      — La logique totalement méprisée
    • Probabilités maltraitées et ma ltraitées.
      Ces questions font partie de l’histoire des mathématiques.
      Le débat devrait s’ouvrir.
    Répondre à ce message
    • Nicolas Bourbaki à quatre-vingts ans// article et radio

      le 28 février 2015 à 13:11, par Michèle Audin

      on a le recul nécessaire pour un vrai travail d’historien

      Alors au travail !

      Répondre à ce message

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