Notes sur deux livres reçus en cadeau
Le 30 mars 2009 Voir les commentaires (1)
On m’a gâté depuis quelques mois.
Le premier livre, « Bréviaire de la bêtise », d’Alain Roger, est troublant.
Publié chez Gallimard dans la collection « Idées », c’est un livre de
philosophie pas toujours facile à lire. Sa thèse
principale, c’est que la bêtise est indissociable de l’usage de la
logique formelle : elle se manifeste chaque fois qu’on fait usage
inconsidérément de l’un des trois axiomes d’identité, de
non-contradiction et du tiers exclu. [1]
Voici un exemple. La phrase « Un sou est un sou » fait un usage dévoyé du
principe d’identité ; elle tente de justifier l’avidité la plus sordide
en s’appuyant sur une évidence qui n’a rien à voir. Quand l’utilisateur ne s’en sert que pour faire taire un interlocuteur, il est machiavélique. S’il y croit, il est bête, à l’égal de celui qui l’écoute.
Le principe de non-contradiction dit qu’on ne peut pas affirmer à la
fois une chose et son contraire. Pour le détourner en faisant preuve de
ce que Roger, afin de la distinguer de la bêtise, appelle « stupidité »,
rien de mieux que de faire comme si ce principe contraignait à choisir entre les deux termes, ce à quoi il n’oblige pas, comme vous savez.
Les opinions qu’avance Roger sont discutables, et d’autant plus
intéressantes pour cette raison. D’abord, la collusion qu’il dénonce entre logique et bêtise est un peu superficielle, puisque pour lui c’est
seulement le mauvais usage de la logique qui crée la bêtise, alors qu’on
peut imaginer des rapports beaucoup plus intimes entre l’une et l’autre.
Ensuite, je trouve sa façon de voir un peu réductrice. Pour créer de
fausses évidences, il n’est pas nécessaire de tordre la logique, il suffit de la mettre au rencart. Appelons « idiotie » cette variété encore plus barbare de la bêtise.
Je vous laisse imaginer comment, en mésusant du tiers exclu [2], on fait preuve de « naïveté ».
Les mathématiciens sont grands utilisateurs de logique formelle. Ils
savent s’en servir dans le quotidien de leur métier. Mais cette
familiarité même ne peut-elle pas être à l’origine d’une bêtise
proprement mathématicienne, celle que nous stigmatisons volontiers chez
nos collègues « crétins » sans voir que nous y sacrifions
nous-mêmes ? Comme je ne suis pas plus malin que les autres, c’est juste
une question que je pose, avec l’impression désagréable que souvent,
sans m’en rendre compte, et peut-être en cet instant même où je la pose,
je deviens un vrai imbécile. Un imbécile matheux, qui pis est.
Sur ce, comme en réponse au « Bréviaire » que je venais de finir, un ami mathématicien m’offre
le second bouquin : « La mathématique du Chat », de Daniel Justens
(Delagrave/Casterman). Le Chat, c’est le personnage de BD de Philippe
Geluck ; le livre est d’ailleurs illustré de nombreux extraits de la
série. Notez bien qu’un vrai chat ne peut pas être bête, puisqu’il est
une bête par nature ; ce Chat-ci parle et tient des propos d’une bêtise navrante,
à condition de le juger à l’aune de l’espèce humaine à laquelle il
s’identifie. Cependant, s’il est bête pour l’essentiel, il lui arrive
d’avoir des intuitions fulgurantes. Amusez-vous donc
à recenser les occasions où le Chat mathématicien s’égare dans la bêtise
telle que Roger la définit ; où, au-delà des limites imposées par les
définitions rogériennes, il patauge dans l’idiotie ; et à quels endroits
il fait preuve d’une intelligence suraiguë et malheureusement fortuite.
Mais fortuite, l’est-elle tant que ça ? Peut-être celui qui se force à
être bête à longueur de journées trouve-t-il parfois sa récompense dans
une révélation transcendante du Vrai. Une pierre dans le jardin des
mathématiques.
Si vous voulez faire un beau cadeau, non dépourvu d’arrières-pensées, à
une amie amatrice, un ami amateur de mathématiques, offrez-lui donc les deux livres à la fois. Sera-t-il, sera-t-elle bête au point de n’y rien comprendre ?
Notes
[1] Voir Les principes de raisonnement.
[2] Principe du tiers exclu : on ne peut attribuer que 2 états à une affirmation, un état et son contraire (ou l’absence d’état). Il n’existe pas de troisième état « intermédiaire ». Exemple : Soit il neige, soit il ne neige pas. Et s’il neige « un peu », alors il neige.
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Pour citer cet article :
François Blanchard — «Notes sur deux livres reçus en cadeau» — Images des Mathématiques, CNRS, 2009
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Commentaire sur l'article
La mathématique du Chat
le 9 avril 2009 à 17:22, par Arnaud Lionnet