Peut-on définir l’esprit mathématique ?

Et au fait, quel est ce besoin de le définir ?

Le 18 octobre 2018  - Ecrit par  Valerio Vassallo Voir les commentaires (4)

Les nombreux problèmes qui se posent dans l’enseignement des mathématiques ne laissent personne indifférent. Beaucoup de gens en parlent, mais peu les posent de façon concrète. C’est que le débat est déjà difficile à porter auprès de la communauté mathématique, et il l’est encore plus au niveau du public. C’est à cet effet que le site Images des Mathématiques souhaite offrir un espace de discussions ouvert à tous ceux qui se sentent touchés par ces questions. Ils pourront y échanger leurs idées, leurs points de vue et éventuellement apporter des éléments de réponse. Le débat sera « provoqué » chaque mois par la publication d’un billet portant sur un point précis, écrit par l’un des responsables de la rubrique ou par toute autre personne qui le souhaiterait.

A. El Kacimi, F. Recher, V. Vassallo

En novembre 2004, a été publié, je ne me souviens plus où, un rapport dont le titre était : Les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique de la France. Il était signé par sept académiciens : Roger Balian, Jean-Michel Bismut, Alain Connes, Jean-Pierre Demailly, Laurent Lafforgue, Pierre Lelong et Jean-Pierre Serre. À ce titre, il fut ainsi surnommé le Rapport des 7 académiciens.

Je lis «  Nous, mathématiciens, scientifiques, nous sentons extrêmement concernés par l’École et attachés à elle d’abord parce que sans elle nous ne serions rien de ce que nous sommes aujourd’hui. Le meilleur voeu que nous puissions formuler pour les jeunes générations est que leur soient offertes les mêmes chances que celles dont nous avons bénéficié. Pour la plupart d’entre nous, quand nous nous remémorons nos histoires personnelles ou familiales, nous n’avons pas besoin de remonter très loin pour trouver des générations dépourvues d’instruction mais dont les enfants ont pu découvrir grâce à l’école le monde épanouissant de la lecture, des livres et du savoir. »

Ce rapport de 28 pages, bibliographie comprise, comporte aussi des indications sur les programmes, indications qui pourraient être discutées, susciter un accord ou un désaccord, mais qui, dans tous les cas, ont leur intérêt. Ce qui me frappe dans ce rapport, c’est le paragraphe 6.3. intitulé : Dans quel état d’esprit faut-il enseigner ?

Je lis encore : L’état d’esprit de l’enseignement est presque plus important que le contenu lui-même - on pourrait dire qu’il est constitutif de ce contenu. Un des buts principaux des Mathématiques doit ainsi être l’apprentissage du raisonnement et de la rigueur.

Et plus loin : Un autre but de l’enseignement des Mathématiques, et en même temps l’un de ses principaux intérêts pour la formation de l’esprit, est d’apprendre aux élèves à ne rien admettre qu’ils n’aient pas vérifié par eux-mêmes. Puis : Un troisième but essentiel de l’enseignement des Mathématiques est de faire découvrir aux élèves la puissance de l’abstraction.

Ces trois indications, davantage développées dans le rapport, sont toujours pour moi source de réflexion. Surtout la première, sur laquelle je m’attarde depuis quelques années. J’ai été invité à l’approfondir davantage en vue des formations que j’allais donner pour des conseillers pédagogiques.

C’est le point essentiel de ce débat. Dans beaucoup d’échanges autour des programmes, nous, les professionnels des programmes, insistons énormément sur les contenus et rarement sur l’état d’esprit de l’enseignement. Ce questionnement amène aux deux autres titres de ce débat : Peut-on définir l’esprit mathématique ? Et au fait, quel est ce besoin de le définir ?

Les questions sont à mon avis toujours ouvertes. Chaque lecteur pourra y apporter ses réponses ou sa réflexion aujourd’hui et tout au long de sa vie professionnelle.

De mon côté, loin de vouloir fournir une réponse définitive ou de renfermer ce débat en quelques vérités, à la lumière des formations que j’ai données en direction de l’école primaire, je trouve intéressant que certains sujets aient énormément attiré la curiosité des formateurs que j’ai eus en face de moi.

Par exemple, la notion de nombre et les difficultés pour le définir. Le cheminement long et pas toujours connu de cette notion jusqu’à Bertrand Russel, Gottlob Frege ou Giuseppe Peano.

Une des difficultés lorsqu’on aborde la notion de nombre, consiste à croire que la propriété de commutativité va de soi... Et l’enseignement renforce cette croyance. Finalement, je me demande : combien d’opérations dans la vie courante jouissent de cette merveilleuse propriété ? Je me dis, car je le constate expérimentalement, que la vie est fondamentalement non commutative. Si je me le dis seul, dans mon bureau par exemple, ça va encore. La question, formulée devant un public même averti, désarçonne. La propriété que $a + b = b+ a$ est tellement ancrée dans nos esprits que l’on n’ose plus en douter ; à tel point que nous finissons par penser ou nous dire que les opérations de la vie de tous les jours sont toujours commutatives. Comme tous les matins, je sors du lit puis je mets mes pantoufles, puis je mets mes lunettes, puis je descends les escaliers pour aller dans ma salle de bain, puis je prends d’abord ma douche, puis j’enfile mon peignoir.... Je vous laisse continuer la liste. C’est amusant !

La notion d’infini dénombrable et non dénombrable. Les paradoxes. Par exemple, le cardinal des nombres entiers est le même que celui des entiers pairs. L’idée que le tout est plus grand que la partie est alors mise en discussion lorsque ce tout n’est pas formé d’un nombre fini d’objets, mais d’une infinité !

Puis, contrairement à ce que l’intuition pourrait faire croire, il arrive qu’il n’y ait pas de commune mesure pour deux grandeurs. Un exemple parmi d’autres : il n’y a pas de commune mesure entre le côté et la diagonale d’un pentagone régulier (cf. figure prise dans le livre de Nicolas Rouche Le sens de la mesure, éditions Didier Hatier).

En suivant N. Rouche et en appliquant l’algorithme d’Euclide (voir pentagone du logo) au côté $ab$ et à la diagonale $dc$, puis en portant $ab = ec$ sur $dc$, on trouve que $ab$ peut être reporté une fois et qu’il reste $de = fc$. Or $fc$ peut être reporté une fois dans $ab = ec$ et il reste $ef$. On remarque alors que les deux restes sont $fc = gh$ et $ef$. Le premier est la diagonale du pentagone $efihg$, et le second est le côté de ce même pentagone. Les deux premiers pas de l’algorithme d’Euclide nous ont donc ramenés « à la case départ » : trouver une commune mesure entre le côté et la diagonale d’un pentagone régulier. L’algorithme se répète indéfiniment de façon similaire. Or, s’il y avait une commune mesure, il s’arrêterait. Finalement, il n’y a pas de commune mesure !

Cette démonstration demande bien évidemment certains préliminaires pour être suivie correctement. Ce qui est intéressant ici est qu’elle fait naître une interrogation : mais alors n’y aurait-il pas toujours de commune mesure pour deux grandeurs ?

Finalement, je tourne autour de la question : Peut-on définir l’esprit mathématique ?

Je continue à chercher, car cet esprit mathématique - nous l’avons vu avec quelques exemples - est vraiment particulier. Et s’il n’y en avait qu’un !...

Cette spécificité de l’esprit mathématique (je continue à utiliser le singulier) et sa recherche, là où plus ou moins celui-ci se cache, sont motivées par la deuxième question de ce débat : Et au fait, quel est ce besoin de le définir ?

Voilà quelques idées que je tenais à partager avec vous, chers lecteurs, mais aussi - ce qui est plus important - l’étonnement des formateurs, comme celui des enfants (d’école primaire et/ou de collège), quand on leur fait découvrir qu’au-delà d’une utilité pratique, les mathématiques nous réservent bien des surprises.

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Pour citer cet article :

Valerio Vassallo — «Peut-on définir l’esprit mathématique ? » — Images des Mathématiques, CNRS, 2018

Commentaire sur l'article

  • Peut-on définir l’esprit mathématique ?

    le 21 octobre 2018 à 15:59, par Pierre Cami

    Je suis plutôt pour la définition de l’esprit scientifique, les mathématiques n’étant qu’un outil indispensable mais elles restent un outil.
    L’abstraction n’a jamais été à mon avis réservé aux mathématiques, je me rappelle le Collège Chaptal de ma jeunesse, les années 49-55 de 6ème à Mathématiques Elémentaires, j’ai découvert ce qu’était l’abstraction en comprenant le principe d’Archimède.
    J’ai pu comprendre car j’avais compris les notions élémentaires de la physique et plus simplement à faire le lien entre mes apprentissages et la réalité de notre environnement.
    Je n’ai pas eu à comprendre le théorème de Pythagore car il est « une évidence » , je n’ai pas eu à contester le postulat d’Euclide c’est également une évidence.
    Je veux dire par là que les notions Mathématiques de base sont des évidences et qu’il faut les faire connaître comme telles en donnant des définitions incontestables, comme a fait Euclide sur la décomposition d’un nombre entier en facteurs premiers ou sa preuve de l’infinité de la suite des nombres premiers .
    Je suis de la vielle école et bien qu’étant Ingénieur j’ai été incapable d’apporté une aide à mon fils qui à « subit » l’enseignement des maths modernes, une aberration à mon avis, c’est la même faute que fait l’enseignement des langues : apprendre à lire et à écrire avant d’apprendre à parler, tous les enfants du monde savent parler avant de savoir lire et écrire, ils savent tous compter de 1 à 10 dans toutes les langues.

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  • Peut-on définir l’esprit mathématique ?

    le 21 octobre 2018 à 16:33, par Pierre Cami

    Je suis plutôt pour la définition de l’esprit scientifique, les mathématiques n’étant qu’un outil indispensable mais elles restent un outil.
    L’abstraction n’a jamais été à mon avis réservé aux mathématiques, je me rappelle le Collège Chaptal de ma jeunesse, les années 49-55 de 6ème à Mathématiques Elémentaires, j’ai découvert ce qu’était l’abstraction en comprenant le principe d’Archimède.
    J’ai pu comprendre car j’avais compris les notions élémentaires de la physique et plus simplement à faire le lien entre mes apprentissages et la réalité de notre environnement.
    Je n’ai pas eu à comprendre le théorème de Pythagore car il est « une évidence » , je n’ai pas eu à contester le postulat d’Euclide c’est également une évidence.
    Je veux dire par là que les notions Mathématiques de base sont des évidences et qu’il faut les faire connaître comme telles en donnant des définitions incontestables, comme a fait Euclide sur la décomposition d’un nombre entier en facteurs premiers ou sa preuve de l’infinité de la suite des nombres premiers .
    Je suis de la vielle école et bien qu’étant Ingénieur j’ai été incapable d’apporter une aide à mon fils qui à « subit » l’enseignement des maths modernes, une aberration à mon avis, c’est la même faute que fait l’enseignement des langues : tenter d’apprendre à lire et à écrire aux élèves avant de leur apprendre à parler, tous les enfants du monde savent parler et compter de 1 à 10 (plus ou moins bien suivant l’âge) bien avant d’apprendre à lire et à écrire si ils en ont les possibilités.

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  • Peut-on définir l’esprit mathématique ?

    le 31 octobre 2018 à 19:50, par Valerio Vassallo

    Cher Lecteur,

    Merci pour vos remarques auxquelles je suis très sensible.

    Je reste sur l’idée que les mathématiques ne sont pas simplement un outil au service de ... (des ingénieurs, de la physique, de la chimie, de la biologie,...) mais soient aussi un système de pensée bien particulier dont le développement dépend aussi des autres disciplines. Et plus que ça.

    D’une part, il s’agit d’un système de pensée car il est organisé en axiomes, postulats, notions primitives, définitions, théorèmes, corollaires, lemmes,... avec des règles bien précises, empruntées à la logique, pour déduire un résultat d’un autre.

    On pourrait alors faire une analogie avec l’organisation d’un état avec ses lois, ses règles, ses définitions, .... ou la route et son code ou encore l’échiquier avec ses règles... et se dire que pour certains aspects les mathématiques ne sont pas si originales que ça... Et pourtant...

    Je reviens aux mathématiques. L’exemple le plus facile à donner est celui de la géométrie : les axiomes d’Euclide, le postulat des parallèles, la notion de point, droite, plan, espace, la définition du segment ou du polygone ou encore la définition du cercle, le théorème sur la somme des angles internes dans un triangle, ... ; l’arithmétique, l’analyse, la théorie des catégories ou la géométrie algébrique, l’analyse complexe, les probabilités, ... sont également des domaines organisés de la même façon.

    Quand on a fait un peu le tour d’un ou plusieurs de ces domaines ... on trouve presque que cette organisation interne des mathématiques est naturelle, normale, tellement normale qu’on a du mal presque à comprendre que les « autres » - les non scientifiques ou les « mauvais » élèves ... - soient étonnés d’une telle construction et que soient même perdus dans l’apprentissage. Et pourtant ...

    Vous-même, vous dites que le postulat d’Euclide ou le théorème de Pythagore étaient pour vous « une évidence » . Et c’est là que j’ai cherché à mettre le doute chez les lecteurs : est-ce vraiment un ensemble d’évidences toutes ces « choses » qui nous semblent, à nous déjà imprégnés, d’une façon ou d’une autre, de cet esprit mathématique, assez claires... ? Pourquoi alors, selon vous, des mathématiciens comme Proclus, Saccheri, Legendre, ... Lobachevsky, ont autant retourné le 5ème postulat d’Euclide s’ils avaient affaire à des évidences ? Pourquoi dans certaines géométries non-euclidiennes les « droites » sont des cercles ou des arcs de cercle ? C’est dans des coins comme ça de la pensée que je trouve que l’esprit mathématique est non seulement attiré par l’abstraction mais par d’autres forces d’ attraction qui font que cet univers mathématique soit très riche et composé de mille facettes.

    J’imagine alors, par exemple, que votre fils, lors de l’apprentissage des mathématiques modernes, pouvait rencontrer des difficultés à appréhender la notion de groupe, de corps, d’espace vectoriel... J’en conviens volontiers que la notion de groupe soit facile à comprendre.

    Cette aberration, comme vous dites, des maths modernes pouvait toutefois ne pas en être une si, je dis bien « si », des explications étaient davantage données pour motiver l’introduction de telle ou telle notion. J’ai l’impression que même à l’université on risque, en passant par des définitions formelles, de tomber dans le même piège ! Je peux regretter moi-même que parfois j’ai commencé un cours de théorie des groupes en disant : soit (G, .) un ensemble G muni de la loi . telle que etc. etc. etc. puis donner quelques exemples alors que j’aurais pu commencer par parler des transformations du plan... puis montrer comment ces transformations s’organisent entre elles.

    Je viens d’ouvrir une parenthèse. Il y a l’esprit (ou les esprits) mathématique - ce que d’habitude est nommé « tournure d’esprit » ou encore « bosse des mathématiques » - et il y a l’enseignement des mathématiques et l’art de transmettre cet esprit mathématique ou les esprits mathématiques. Il y a quelques jours, invité dans une classe de sixième pour des expérimentations didactiques, une élève me demandait pourquoi entre deux points A et B d’un segment AB il y aurait une infinité de points. Pourquoi ? Elle pensait qu’il y en avait une dizaine puisque auparavant nous avions tracé une dizaine en guise d’exemple de points entre A et B. Et pourtant la notion de segment semblerait plus facile que la notion de groupe...

    À l’intérieur d’une théorie mathématique, à vous étonner vous pouvez encore y ajouter ... les paradoxes ! Certains sont connus depuis l’antiquité (Zénon, Achille et la tortue, ...), d’autres sont plus récents (Banach-Tarski, Russell, ...).

    Je suis loin d’avoir fait le tour de la question de la complexité des mathématiques, sans que celle-ci n’enlève rien à la complexité d’autres domaines du savoir. Vous citez les langues et j’ai bien aimé cette comparaison étant bilingue (français et italien). À partir de quel moment nous maîtrisons parfaitement une langue y compris sa propre langue maternelle ? Plusieurs expériences à ce sujet, y compris en échangeant avec des experts, m’ont montré que bien maîtriser une langue est loin d’être chose facile !

    Lors d’un cours de mathématiques, et à n’importe quel niveau, cette organisation (axiomes, définitions, théorèmes, exemples, paradoxes, ...) est difficile à transmettre. Sinon, pourquoi autant de difficultés à comprendre la notion de nombre, les fractions, la règle de trois, le théorème de Thalès,... ? C’est comme si, pour chacune de ces notions il y avait une difficulté propre, il y aurait un état d’esprit à avoir pour l’apprivoiser.

    Et je ne vous parle pas lorsque dans certaines démonstrations on rajoute 0 car rajouter +a - a permets d’avancer sur un calcul ou multiplier par +1 est avantageux puisque la présence de a/a se révèle pratique ... ou lorsque dans certaines démonstrations géométriques on rajoute par exemple une droite pour faire apparaître une parallèle ou un angle ou lorsque dans certains calculs de primitives on effectue des changements de variables très astucieux.

    Parlons encore d’un outil - les mathématiques - ou d’un domaine de la connaissance, vaste et complexe, certainement organisé, mais où errent un esprit, plusieurs esprits, ...? Je m’interroge toujours.

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  • Peut-on définir l’esprit mathématique ?

    le 28 avril 2020 à 23:53, par jcglez

    Les mathématiques sont des langages, des langages qui permettent d’objectiver des problèmes.
    C’est le seul domaine où la notion absolue de vrai existe.
    Mais les mathématiques, c’est aussi l’outil calculatoire. C’est moins absolu.
    Faire comprendre cette absolue me semble important pour éviter les relativismes. Il est à la base de la construction de l’esprit rationnel, différent de l’esprit scientifique. En science on découpe une réalité, en mathématiques on crée des abstractions.

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