Quand les matheux jouent au billard...
ou le théorème de Poncelet
Piste verte Le 24 octobre 2011 Voir les commentaires
Avez-vous déjà joué au billard des mathématiciens ? Sur une table de billard ronde et sans trous, vous lancez au hasard une boule qui ne ralentit pas, et vous observez la trajectoire qu’elle décrit.
Alors qu’elle n’est constituée que de lignes droites, cette trajectoire dessine une courbe de même nature que le bord du billard, c’est-à-dire un cercle. Ce phénomène perdure lorsque l’on remplace le cercle par une sorte de cercle aplati, appelée ellipse.
Là encore, il existe une autre ellipse que la boule frôle à chaque rebond...
Pour les plus curieux : Qu’est-ce qu’une ellipse ?
C’est la trajectoire que décrivent les planètes ; c’est la tache de lumière produite par une lampe torche orientée obliquement vers un mur. En un mot, c’est une courbe que les mathématiciens étudient depuis des siècles, et qui se retrouve partout. Pour en tracer une, entourez deux piquets (les foyers de l’ellipse) d’une corde lâche, et tournez autour des piquets en tendant la corde.
La configuration qui apparaît à tous les coups [1] est la suivante : deux ellipses l’une dans l’autre, et une trajectoire dont tous les sommets touchent la grande ellipse et dont toutes les lignes frôlent la petite ellipse. Cette propriété remarquable des ellipses était connue depuis l’Antiquité, mais ce n’est qu’au XIXème siècle que l’on se posa le problème inverse : si l’on se donne deux ellipses l’une dans l’autre, et que l’on demande à notre boule de toujours frôler la petite ellipse et rebondir sur la grande, comment se comporte-t-elle ? Bien sûr, les deux ellipses peuvent être de formes différentes ; la petite pas forcément au milieu de la grande... Dans la plupart des cas, ce que l’on obtient ne correspond pas à un vrai billard : la boule ne rebondit pas avec un angle égal à l’angle incident. Mais en gardant à l’esprit qu’on a changé la nature du billard, on peut tout de même se demander comment se comporte la « boule ».
Selon les cas, on observe des configurations différentes : ou bien la boule ne revient jamais à son point de départ, ou bien elle y revient après trois rebonds, ou après quatre rebonds, ou après cinq, etc.
Théorème de Poncelet :
Mais le nombre de rebonds nécessaires à la boule pour revenir à son point de départ ne dépend pas de celui-ci ; seulement du choix des deux ellipses.
La trajectoire se referme en 11 rebonds, quel que soit le point de départ.
La trajectoire se referme en 23 rebonds, quel que soit le point de départ. En couleurs, pour le plaisir des yeux...
Ce résultat a été démontré en 1814 par Jean-Victor Poncelet, alors prisonnier à Satarov, sur les bords de la Volga. L’histoire dit que, capturé durant la campagne de Russie de Napoléon, est après quatre mois de marche en plein hiver et sans manteau (par -25°C !!), privé de tout livre et tout instrument (il fabriqua même son encre lui-même) [2], en prison, il pose les bases de son travail ultérieur en géométrie . Il énonce entre autres ce résultat, qui passe à la postérité sous le nom de « grand théorème de Poncelet ».
En quoi cette propriété des ellipses est-elle étonnante ?
Parce qu’elle n’est pas vérifiée avec des courbes quelconques : le phénomène disparaît dès que l’on déforme légèrement l’ellipse. Une petite image pour s’en convaincre...
- Une petite déformation
- Billard circulaire : les deux trajectoires se referment en trois rebonds.
Billard déformé : la trajectoire jaune se referme en trois rebonds, la rouge non.
Si l’on s’intéresse aux trajectoires qui se referment, ce qui conduit à un mouvement périodique (qui se répète à l’identique indéfiniment), c’est peut-être parce c’est un cas où on peut prévoir facilement ce que fera la boule. Le billard, à l’instar du système solaire ou des courants marins, est un système qui évolue dans le temps à partir de conditions initiales données ; c’est ce que l’on appelle un système dynamique. Lorsque l’on étudie ces systèmes, on cherche toujours à prévoir leur comportement futur.
Mais en fait, lorsqu’il a énoncé son théorème, Poncelet ne pensait pas au mouvement d’une boule de billard. Pour lui, c’était un théorème concernant des objets fixes de la géométrie : deux ellipses et des polygones. Peut-être n’était-il motivé que par l’élégance du résultat...
Sa passion était en effet l’étude de la géométrie, qu’il dut néanmoins délaisser pour la mécanique. Ingénieur, il participa aux progrès des moteurs hydrauliques, notamment avec l’élaboration d’une turbine qui porte son nom. Il fut aussi chargé de créer le « Cours de Mécanique et de Physique Expérimentale » à la Sorbonne, qui devint rapidement une référence. Voici comment Poncelet justifia son abandon de la géométrie :
Plus tard, lorsqu’il parut négliger l’étude de cette géométrie pour se livrer à l’enseignement des sciences mécaniques et industrielles, il n’avait, en réalité, d’autre but que de se rendre utile à la classe ouvrière et à la jeunesse des écoles ; il voulait leur inspirer l’amour des vérités éternelles de la science […].
Jean-Victor Poncelet (parlant de lui-même), 1822
Un hommage à ce sacrifice par un des ses contemporains :
Nous ignorons les découvertes qu’il eût pu faire en suivant son inclination, mais nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que ceux qui lui ont imposé l’obligation de s’occuper de Mécanique et d’enseigner cette science ont rendu un immense service à l’industrie.
Aimé Laussedat, 1897
Un éclairage moderne
Récemment, le théorème de Poncelet a connu une seconde jeunesse... grâce aux mathématiciens qui étudient les billards.
D’abord, pourquoi étudier les billards ? Essentiellement parce que c’est un système dynamique, c’est-à-dire un système qui évolue dans le temps à partir de conditions initiales données, qui est particulièrement simple : il dépend de peu de paramètres et est régi par peu de règles. Le monde regorge de systèmes dynamiques que l’on aimerait pouvoir comprendre/prévoir : la météo, la Bourse, le système solaire... mais ils sont horriblement compliqués (voir cet article sur le chaos). Alors pour avoir une chance de les comprendre un jour, on affûte ses armes sur les systèmes plus élémentaires.
Ces mathématiciens ont découvert que le lien qui relie les billards et le théorème de Poncelet est beaucoup plus fort qu’une vague ressemblance. Ils ont pour cela utilisé un outil très puissant : le principe de dualité.
La dualité
La dualité [3] est une correspondance, un pont entre deux mondes qui ont globalement la même structure, mais sont peuplés d’objets différents. Comme une sorte de miroir déformant : chaque objet (mathématique) a un reflet dans l’autre monde. Si deux objets du monde de départ sont liés, leurs reflets dans le monde dual seront liés de manière correspondante ; ainsi toute caractéristique d’un objet ou d’un système d’objets d’un des mondes se traduit immédiatement en une propriété du reflet correspondant dans l’autre monde : le miroir préserve la structure.
Pour avoir les idées un peu plus claires, observez ce billard et son reflet dans le miroir de la dualité projective [4]. Les règles du « miroir » ? Il transforme les ellipses en ellipses, les points en droites et les droites en points, et plus particulièrement les points situés sur une ellipse en droites qui frôlent une ellipse... et vice-versa ! En zoomant sur le dessin, vous remarquerez que le clou, dans le billard dual, saute de part et d’autre de l’ellipse intérieure de manière à reporter la distance à l’ellipse.
Dans un billard classique, on dit que la trajectoire se referme lorsque la boule revient à son point d’origine, et qu’elle s’apprête à repartir dans la même direction qu’au départ. Pour le billard dual, c’est quand le bâton et le clou reviennent au même endroit. Dans les deux cas, la trajectoire est entièrement déterminée par la donnée d’une droite et d’un point initiaux, et elle se referme lorsque tous deux reprennent leur position d’origine.
Comme le miroir préserve la structure, une trajectoire du billard dual se referme exactement lorsque la trajectoire correspondante du billard classique se referme, et le nombre de rebonds est alors le même. En effet, une trajectoire fermée est un ensemble de droites et de points liés d’une manière bien précise ; cette liaison n’est pas perdue lors du passage à travers le miroir, une trajectoire fermée se transforme en trajectoire fermée.
Voir Poncelet dans le billard dual
Grâce à ce billard dual, Serge Tabachnikov a découvert en 1993 une démonstration totalement nouvelle du théorème de Poncelet. Il a reconnu dans le billard dual la configuration exacte du théorème de Poncelet, en montrant que dans ce billard dual à une ellipse, il y a en fait deux ellipses.
Souvenez-vous : au début de cet article on a regardé une boule dans un billard classique, et on a vu apparaître une deuxième ellipse, inscrite dans la trajectoire. Dans le billard dual on voit également apparaître une deuxième ellipse, dessinée par les sommets de la trajectoire.
Ceci n’est pas évident du tout. Sur le dessin on dirait que les règles du miroir déformant ne sont pas respectées : deux sommets consécutifs de la trajectoire ne sont pas à égale distance de l’ellipse. L’idée de Tabachnikov a été de considérer le billard dual sous un autre point de vue, de le placer dans un cadre auquel il est très adapté : celui de la géométrie projective. Dans ce monde, la distance est différente de celle dont on a l’habitude, qui se nomme la distance euclidienne. Comme la distance euclidienne, cette nouvelle distance permet de quantifier l’éloignement entre deux points, mais d’une manière assez peu intuitive pour nous, habitants de l’espace euclidien. Cette distance, que l’on nomme la distance hyperbolique, est pourtant fondamentale en mathématique : c’est une des trois distances les plus utilisées, et elle est à l’origine de toute une branche de la géométrie.
Pour se familiariser avec la distance hyperbolique, voir cet article ou encore celui-là, avec ses magnifiques images, comme celle-ci :
- Une chambre hyperbolique
Pour les plus motivés : la distance hyperbolique
Quelle est donc cette nouvelle distance ? Pour la définir, on considère une grande ellipse, qui contient l’ellipse du billard dual. A l’intérieur de cette grande ellipse (et à l’intérieur seulement) on peut définir une nouvelle distance, qui est très différente de celle dont on a l’habitude. Par exemple la distance entre deux points devient infiniment grande lorsque l’un des deux s’approche du bord. Si on joue au billard dual avec cette distance, l’ellipse esquissée par la trajectoire sera de la même famille que les deux autres. En géométrie projective, deux ellipses définissent une famille d’ellipses qui a de très jolies propriétés : tout point du plan est situé sur une ellipse de la famille, et dans le cas où les deux ellipses ne se rencontrent pas, alors aucune ellipse de la famille ne rencontre aucune autre [5].
Inversement, si on sait quelle doit être l’ellipse esquissée par la trajectoire (comme lorsque l’on joue au « billard de Poncelet »), on choisit la grande ellipse dans la même famille que les deux autres. Ce qui est étonnant, c’est qu’à l’intérieur d’une famille il y a beaucoup de choix possibles, mais que tous ces choix nous donnent la même trajectoire...
Pourquoi utiliser cette distance plutôt qu’une autre ? Tout ce qu’on a vu depuis le début se place dans un cadre que l’on appelle la géométrie projective. Or, en géométrie projective, on ne fait pas la différence entre le cercle de lumière d’une lampe torche, et toutes les formes lumineuses qu’elle produit sur un mur, quelle que soit son inclinaison. Mais si vous dessinez au marqueur trois points sur votre lampe, vous verrez en changeant l’inclinaison de la lampe leurs trois ombres sur le mur qui bougent les uns par rapport aux autres. La distance n’est pas respectée... En gardant cette distance on ne pourrait pas dire que la figure observée est toujours la même. Avec l’autre distance, on peut : on dit qu’elle est invariante par transformation projective.
Grâce au principe de dualité et à un point de vue bien choisi, Tabashnikov a établi un lien fort entre deux objets d’apparence assez différents : un théorème de géométrie, et un système dynamique : le billard.
Tracer de tels chemins entre des objets très éloignés, voilà une des activités principales du mathématicien. Comme le formula très justement l’un des plus grands mathématiciens du XXE siècle [6] : « La mathématique est l’art de donner le même nom à des choses différentes. »
L’intérêt de créer des liens, construire des ponts, tracer des chemins, regrouper les notions sous une même définition —appelez cela comme vous voudrez— est multiple. D’abord, cela condense et synthétise l’information : avec peu de notions, on peut décrire et étudier efficacement un très grand nombre d’objets et de situations. Ensuite, lorsque l’on relie deux domaines distincts, qui se sont développés séparément, on peut mettre en commun leurs méthodes respectives, et gagner pour chacun de nouveaux outils et de nouvelles perspectives. Enfin, il y a un réel plaisir esthétique à deviner, découvrir petit à petit, et enfin mettre en évidence la structure sous-jacente d’un objet mathématique, son « essence ».
A la fin de l’envoi, je touche !
Pour achever la démonstration du théorème de Poncelet, Tabachnikov utilise un argument crucial, dans les détails assez délicat, mais dont l’idée est lumineuse. Cet argument est le suivant : dans le billard dual, la boule (le clou dans les dessins), qui saute de point en point sur la grande ellipse, avance en fait à pas constant.
Là encore, ce résultat ne se voit pas sur un dessin, car le pas est constant... pour la distance hyperbolique.
Une fois que l’on a remarqué (et démontré !) cela, on a terminé. En effet, si vous marchez sur un cercle à pas de longueur constante, le fait que vous reveniez exactement à votre point de départ dépend uniquement de la longueur de vos enjambées, et pas de votre point départ... Or, ceci est vrai pour toute distance et sur toute boucle, et notamment sur les ellipses.
Au final, seules les deux ellipses déterminent si oui ou non la trajectoire va se refermer, et en combien de rebonds elle va le faire.
Et si on joue encore au billard dual...
Les billards duaux sont des objets actuellement très étudiés. On peut changer légèrement les règles, par exemple choisir une autre forme qu’une ellipse au centre. L’observation de ces billards donne de très belles images, comme celle-ci, qui représente les positions successives de quelques clous dans un billard dual, avec un pentagone au centre au lieu d’une ellipse, et la distance hyperbolique.
Un grand merci à Valentin Ovsienko, Jean-Yves Welschinger, Serge Tabachnikov et Jerôme Germoni pour leurs explications patientes et précises, ainsi qu’au relecteurs suivants : Ilies Zidane, Régis Goiffon, Emmanuel Beffara, Loren Coquille, Newbie et Aurélien Djament, pour leur relecture attentive.
Merci également à Richard Schwartz, pour m’avoir autorisée à utiliser son applet, que j’ai modifiée. L’original se trouve ici.
Cet article a été écrit sous la direction avisée de Vincent Borrelli.
Notes
[1] Et si on fait passer la boule près du centre de l’ellipse ? Comment pourrait-on voir une deuxième ellipse intérieure se dessiner ? En fait on verra apparaître la figure suivante.
Il existe bien une courbe (en deux morceaux) que la boule frôle à chaque rebond. Ce n’est pas une ellipse, c’est une hyperbole... Mais comme expliqué dans la section « la distance hyperbolique », en géométrie projective on considère que c’est la même chose !
[2] En plus des privations, il eut à subir des tortures psychiques incroyables. Dans les mémoires de l’Académie de Metz —d’où l’auteure a tiré les détails de la vie de Poncelet— on peut lire que « arrivés à Satarov, les prisonniers y furent traités de la manière la plus dure.[...] On les blessait dans leurs sentiments patriotiques, dans leur amour pour l’Empereur, leur idole, et pour lequel ils eussent accepté avec résignation toutes les souffrances. »
[3] Il s’agit ici de dualité projective.
[4] Il ne s’agit pourtant pas de la dualité projective, qui ne conserve pas les angles et les distances, mais de la dualité sphérique. Voir pour plus de précisions l’article de Serge Tabachnikov et Filiz Dogru : Dual Billiards.
[5] On appelle cette famille un faisceau de coniques. Dans l’espace des coniques projectives, c’est la droite (dont les « points » sont donc des coniques) qui passe par les deux coniques d’origine.
[6] Vous aurez peut-être reconnu Henri Poincaré...
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Pour citer cet article :
Marie Lhuissier — «Quand les matheux jouent au billard...» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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