Quel est le sens de (-3) dans la multiplication (-3)(-2) ?
Le 4 novembre 2012 Voir les commentaires (6)Lire l'article en


Voici un extrait de courrier des lecteurs que je viens de recevoir et auquel je réponds par ce billet.
J’ai été interpellé par une élève de seconde qui m’a expliqué qu’on
l’avait arnaqué au collège lorsqu’on lui avait construit la
multiplication.Elle m’a en effet dit que : “(+2)+(+2)+(+2)=3*(+2)” ou “(-2)+(-2)+(-
2)=3*(-2)” lui convenait et qu’elle comprenait, là, le sens du “3”.
C’est à dessein que “3” n’a pas de signe.En revanche, du coup, dans cette construction de la multiplication,
“(-3)*(-2)” ne pouvait pas être construit : quel est le sens de ce
“MOINS 3” ?Je suis son professeur de sciences physiques et je ne sais pas quoi
lui répondre.
La notion de nombre est un sacré problème. Un des buts de l’école
primaire est celui de permettre à l’élève de savoir compter avant de
rentrer au collège. 1, 2, 3... bonbons, stylos, crayons...
beaucoup d’objets sont utilisés pour fixer dans nos têtes les premiers
nombres, peut-être jusqu’à cent, et se familiariser avec eux.
Parfois, tous petits, nous chantons les nombres. Nous les voyons
aussi écrits un peu partout : sur des calendriers, sur le compteur
de nos voitures, sur les réveils, sur les ordinateurs, au bas des
pages de nos livres, sur une règle qui traîne sur le bureau, sur les
bouteilles dans la cuisine... Les doigts de nos mains nous
intriguent dès notre plus jeune âge comme pour nous suggérer
qu’il y a là une idée à trouver.
Un monde sans nombres ? Plus de notes, plus de bulletins... plus
de chagrins et plus de réveils qui sonnent le matin pour nous dire
qu’il est l’heure de se lever.
Un monde sans nombres ne serait pas le monde actuel. Effacer les
nombres de notre culture, signifierait effacer tout d’un coup le
monde qui nous entoure actuellement.
Il a fallu des siècles pour passer des nombres entiers naturels aux
nombres relatifs, puis aux nombres rationnels, puis aux nombres
irrationnels, puis aux nombres complexes.
Quelle découverte cette notion de nombre ! Si profonde et si proche - à portée de main... - qu’elle reste une des plus belles inventions de la pensée
humaine. Tout comme la roue.
Bertrand Russell dans son livre « Introduction to Mathematical
Philosophy » [1] dit que « il a fallu beaucoup de siècles pour découvrir
qu’un couple de faisans et un couple de jours sont la même
expression du nombre 2 ; le degré d’abstraction que ceci comporte
n’est certainement pas léger. Ainsi la découverte du nombre 1 a dû
être difficile. Le zéro est une découverte plus récente ; les Grecs
et les Romains n’avaient pas ce chiffre ». Et plus loin, le
philosophe anglais ajoute « Toute la mathématique pure
traditionnelle, y compris la géométrie analytique, peut être
considérée comme formée de propositions qui portent sur les nombres
entiers naturels ». Ouf ! Je pense que notre jeune lectrice
comprendra bien qu’elle a mis le doigt sur une notion très profonde,
celle de nombre. Rien de plus sain donc d’avoir besoin de vouloir
les apprivoiser et de bien comprendre les opérations qui les mettent en scène.
Il y a une vaste littérature mathématique sur ce sujet et beaucoup
de grands mathématiciens (Dedekind, Frege, Peano,..) ont pris
les nombres comme base afin de bâtir sur ces fondements
l’édifice mathématique.
Le grand philosophe B. Russell consacre les cinquante premières pages
du livre précédemment cité à la notion de nombre et au passage d’un
nombre n au suivant n+1.
Encore une fois, l’idée de compter, de passer d’un nombre à son
successeur, est tellement ancrée dans nos habitudes qu’elle passe parfois
inaperçue, comme un fait sans importance. Russell écrit : «
En réalité, compter, bien que familier, est du point de vue logique
une opération très complexe ».
Pour aller un peu plus loin dans l’histoire des mathématiques,
le grand mathématicien suisse L. Euler avait eu recours, pour expliquer
les règles des signes dans l’ensemble des nombres relatifs, à un
raisonnement peu convaincant que voici [2]. Pour démontrer que (-1)(-1)
« doit » être égal à +1 il raisonna de la façon suivante : (-1)(-1)
doit être ou +1 ou -1, et il ne peut pas être -1 car (-1) = (+1)(-1).
Pour apporter une réponse à la question de cette jeune élève, je suis allé
fouiller dans ma bibliothèque et j’ai trouvé un livre en italien
qui m’avait marqué très jeune : « I numeri » (Les nombres) de Emma
Castelnuovo. [3]
Madame Castelnuovo a été l’une des plus grandes didacticiennes des
mathématiques en Italie et reconnue à l’étranger pour ses travaux
sur l’enseignement des mathématiques. Elle est née le 12 décembre
1913 à Rome, où elle a obtenu sa maîtrise en 1936 avec notamment un
mémoire de géométrie algébrique. Après avoir travaillé à la
(magnifique) bibliothèque du département de mathématiques de
l’Université de Rome « La Sapienza » - département qui porte le nom
de son père Guido Castelnuovo - elle a enseigné au Lycée
« Torquato Tasso » de Rome jusqu’en 1979. Elle a donné des cours
jusqu’à l’âge de 93 ans !
Dans son livre « I numeri », elle invite le lecteur à un autre point
de vue que celui proposé dans le courrier de notre lecteur, celui de se
représenter géométriquement le produit de deux nombres entiers
relatifs et à prendre un rectangle en carton, par exemple de
dimensions 2 et 3 (celles qui nous intéressent dans le courrier plus
haut cité). Supposons que les faces de ce carton soient de couleurs
différents : l’une rouge et l’autre noire. Nous ferons la
convention suivante : l’aire de la face rouge est positive et celle
de la face noire négative. Si les dimensions du rectangle sont 2
et 3, son aire sera, en valeur absolue, égale à 6. D’un point de vue
« relatif », nous dirons que l’aire est +6 si elle se présente côté
rouge et -6 si elle se présente côté noir. Disposons maintenant le
rectangle dans le premier quadrant (c.f. figure ci-dessous) de telle sorte
qu’apparaisse la face rouge, c’est-à-dire la face positive ; son aire
sera alors +6. Puisque les dimensions dans ce cas sont +2 et +3 on
pourra alors écrire :
\[(+2) (+3) = +6.\]

Faisons maintenant une symétrie axiale d’axe Oy ; le rectangle
passera dans le deuxième quadrant et nous verrons le côté noir (c.f.
figure ci-dessous), c’est-à-dire son aire sera négative et égale à -6. Dans ce
cas ses dimensions sont -2 et +3.
On a alors :
\[(-2) (+3) = -6.\]

Par une symétrie par rapport à l’axe Ox, le rectangle va à nouveau
apparaître côté rouge et son aire va être +6 alors que ses
dimensions sont dans ce cas – 2 et – 3.
On a alors :
\[(-2) (-3) = +6.\]

Par une autre symétrie par rapport à l’axe Oy le rectangle finira
par se trouver dans le quatrième quadrant et nous allons voir son
côté noir, c’est-à-dire, la partie négative alors que ces dimensions
sont +2 et -3.
On a alors :
\[(+2) (-3) = -6.\]

Voici une petite animation qui permet de visualiser les transformations décrites ci-dessus :
J’espère que le point de vue d’Emma Castelnuovo pourra éclairer
notre jeune mathématicienne d’une part, et d’autre part l’aider à
réaliser que les objets mathématiques peuvent être regardés de
plusieurs façons différentes. Parfois, et je dirais même souvent, il
y en a une qui est plus satisfaisante que les autres.
Je termine en faisant remarquer avec Emma Castelnuovo que « la
structure du produit de deux nombres relatifs est la même que celle
de la somme des nombres pairs et impairs. Elle est la même que la
composition de mouvements directs et indirects. Opérations
différentes et donc objets sur lesquels elles opèrent bien différents
(nombres relatifs, nombres pairs et impairs, mouvements) ; et
pourtant la structure des opérations entre ces objets est la même ! »
Les mathématiques sont peut-être « l’art des liens ».
Notes
[1] Bertrand Russell, « Introduction to Mathematical Philosophy », George Allen and Unwin, London, UK. Reprinted, John G. Slater (intro.), Routledge, London, UK, 1993.
[2] Richard Courant - Herbert Robbins, « What’is Mathematics ? An Elementary Approach to Ideas and Methods », Oxford University Press, New York 1941, second edition revised by Ian Stewart (1996)
[3] Emma Castelnuovo, « La via della matematica, I NUMERI » , Ed. La Nuova Italia, 1974.
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Pour citer cet article :
Valerio Vassallo — «Quel est le sens de (-3) dans la multiplication (-3)(-2) ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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Commentaire sur l'article
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