[Rediffusion d’un article publié en 2016]

Quelques mots sur les figures sans paroles… I

I. Le théorème de Ceva

Le 22 décembre 2020  - Ecrit par  Aziz El Kacimi Voir les commentaires (4)

La rubrique Figures sans paroles propose régulièrement une figure géométrique (tirée du livre Geometry in Figures par Arseniy Akopyan) avec un minimum de données suggérant un énoncé. Au lecteur d’en formuler un et, si possible, en donner une preuve. Mais depuis sa mise en ligne il y a un peu plus de six mois, les commentaires ou des propositions de solutions y sont presque inexistants.
Un billet là-dessus à l’occasion ne serait donc pas inutile et incitera peut-être à une participation plus visible à la vie de cette rubrique. J’espère que le présent texte, et les prochains qui feront sa suite, apporteront une contribution dans ce sens. Je me propose d’y évoquer un thème amusant mais non des moindres de la géométrie plane : les droites concourantes.

\[----------------------------------------\]

Deux droites se coupent presque sûrement. En revanche, trois droites
ne sont presque jamais concourantes. Savoir quand elles peuvent l’être est une question fréquente en géométrie élémentaire.
On la retrouve dans pas mal de figures de la rubrique évoquée.
J’en ai choisi trois : le théorème de Ceva (Figure 4.9.15) sur lequel portera ce premier billet ; le point
de Nagel (Figure 2.7) et le point de Gergonne (Figure 2.4) qui seront l’objet du second. Et dans le
même ordre d’idées, un troisième billet offrira en supplément quelques friandises géométriques.

Le triangle est la plus élémentaire des figures géométriques non triviales du plan et, sans conteste, l’une des plus
riches : pléthore de questions ont été posées et de résultats obtenus dessus. C’est ce qui a fait dire
à Crelle en 1816 (suite à la découverte des points de Brocard) « Il est véritablement fascinant qu’une figure aussi
simple que le triangle possède des propriétés aussi inépuisables
. » Une figure simple, oui !

Il est bien connu que dans un triangle :

(1) - Les médianes concourent en un point $G$ qui est son centre de gravité.

(2) - Les médiatrices concourent en un point $O$ qui est le centre de son cercle circonscrit.

(3) - Les bissectrices concourent en un point $I$ qui est le centre de son cercle inscrit.

(4) - Les hauteurs concourent en un point $H$ qui est son orthocentre.

A priori, ces droites dites remarquables semblent différentes mais elles ont quelque chose en commun : le
partage. La médiane tronçonne le triangle en deux parties de même aire. La bissectrice divise l’angle en deux angles égaux et constitue l’ensemble
des points à égale distance des côtés adjacents. La hauteur plonge d’un sommet et casse l’angle plat d’en face en deux angles droits. Les
médiatrices se rencontrent en le point à égale distance des trois sommets : leur
lieu commun de villégiature, proche autant de l’un que des autres. Tout est bien fait !

Et ce qui est encore plus beau : les trois points $G$, $H$ et $O$ sont sur une même droite appelée
droite d’Euler du triangle $ABC$ ; si on leur adjoint le milieu $\omega $ du segment $[OH]$, le quadruplet $(G,H,O,\omega )$ devient
une division harmonique i.e. ${{\overline{OG}}\over {\overline{OH}}}:{{\overline{\omega G}}\over {\overline{\omega H}}}=-1.$

Les assertions (1), (2) et (3) sont relativement faciles à démontrer. La quatrième n’est pas aussi directe mais on y arrive en passant par un deuxième triangle
$A'B'C'$ dont les médiatrices sont les hauteurs en question. On le construit en traçant les parallèles aux côtés $BC$, $CA$ et $AB$ passant respectivement par les points $A$, $B$ et $C$ (voir dessin ci-dessous).

Habituellement on définit une cevienne d’un triangle comme étant une droite qui passe par un sommet et par un point du côté opposé. Mais, pour des "besoins
de raccourci" dans ce texte, nous conviendrons d’appeler cevienne toute droite qui passe par un sommet et par un point sur la droite qui porte le côté opposé.
Soit $(A\alpha )$ une cevienne d’un triangle $ABC$ ; on dira qu’elle est intérieure si $\alpha \in ]BC[$ et
extérieure si $\alpha \notin [BC]$. (Nous ne nous occuperons pas du cas où le point $\alpha $ est sur $B$ ou sur $C$.) Une question naturelle se pose alors :
Sous quelles conditions trois ceviennes $(A\alpha )$,
$(B\beta )$ et $(C\gamma )$ d’un triangle $ABC$ sont-elles concourantes
 ?

Une belle réponse est donnée par un théorème attribué à Ceva mais dont José Zaragoza
a démontré une version quelques années auparavant. Et il paraît même qu’il était déjà connu de
Yusuf al-Mutaman
à la fin du $\hbox{XI}^{\hbox{ème}}$ siècle. Pour que l’exposé de ce théorème soit clair, nous l’énoncerons et le démontrerons en considérant deux cas différents.

Théorème de Ceva. Soient $ABC$ un triangle et $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ trois ceviennes.

Cas 1. On suppose $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ toutes intérieures. Alors elles sont concourantes si, et
seulement si,
${{\overline{\alpha B}}\over {\overline{\alpha C}}}\cdot {{\overline{\beta C}}\over {\overline{\beta A}}}\cdot {{\overline{\gamma A}}\over {\overline{\gamma B}}}=-1.$

Cas 2. On suppose $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ non toutes intérieures. Alors elles sont concourantes ou parallèles si, et
seulement si,
${{\overline{\alpha B}}\over {\overline{\alpha C}}}\cdot {{\overline{\beta C}}\over {\overline{\beta A}}}\cdot {{\overline{\gamma A}}\over {\overline{\gamma B}}}=-1.$

Preuve. Aussi bien dans le cas 1 que dans le cas 2, elle est belle et d’un niveau élémentaire. Il faut donc absolument la dévoiler.

En faisant juste de simples dessins le lecteur peut facilement se convaincre que les ceviennes
$(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ n’ont que deux possibilités si elles veulent être parallèles ou concourantes :
i) les trois sont intérieures ; ii) deux sont extérieures et une est intérieure.
Dans le cas i) les trois rapports ${{\overline{\alpha B}}\over {\overline{\alpha C}}}$,
${{\overline{\beta C}}\over {\overline{\beta A}}}$ et ${{\overline{\gamma A}}\over {\overline{\gamma B}}}$ sont négatifs.
Dans le cas ii) deux de ces rapports sont positifs et un est négatif.
Il suffit donc de montrer (à chaque fois qu’on
aura à le faire) que ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1$.

Cas 1. Supposons que les trois droites $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ concourent en un point qu’on notera $J$. Soit $A_1$ la projection orthogonale de $A$ sur la droite $(BC)$. Alors l’aire ${\cal A}(A\alpha B)$ du triangle $A\alpha B$ est égale à ${{AA_1\cdot \alpha B}\over 2}$ ;
de même l’aire ${\cal A}(A\alpha C)$ du triangle $A\alpha C$ est égale à ${{AA_1\cdot \alpha C}\over 2}$. On a donc :
\[{{\alpha B}\over {\alpha C}}={{{\cal A}(A\alpha B)}\over {{\cal A}(A\alpha C)}}.\]

En considérant cette fois-ci la projection orthogonale $J_1$ du point $J$ sur $(BC)$ et en suivant la même démarche, on montre que :
\[{{\alpha B}\over {\alpha C}}={{{\cal A}(J\alpha B)}\over {{\cal A}(J\alpha C)}}.\]
Par suite :
\[{{\alpha B}\over {\alpha C}}={{{\cal A}(A\alpha B)}\over {{\cal A}(A\alpha C)}}={{{\cal A}(J\alpha B)}\over {{\cal A}(J\alpha C)}}={{{{\cal A}(A\alpha B)}-{{\cal A}(J\alpha B)}}\over {{{\cal A}(A\alpha C)}-{{\cal A}(J\alpha C)}}}={{{\cal A}(AJB)}\over {{\cal A}(AJC)}}.\]
De façon analogue, on montre que ${{\beta C}\over {\beta A}}={{{\cal A}(BJC)}\over {{\cal A}(BJA)}}$
et ${{\gamma A}\over {\gamma B}}={{{\cal A}(CJA)}\over {{\cal A}(CJB)}}.$
D’où :
\[{{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}={{{\cal A}(AJB)}\over {{\cal A}(AJC)}}\cdot {{{\cal A}(BJC)}\over {{\cal A}(BJA)}}\cdot {{{\cal A}(CJA)}\over {{\cal A}(CJB)}}=1.\]

La réciproque est facile. On suppose qu’on a ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1$.
On note $I$ le point
d’intersection des droites $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ et $\alpha'$ le point d’intersection de $(AI)$ avec le segment $[BC]$.
Comme les ceviennes $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ sont intérieures, il en est de même de $(A\alpha')$.
D’après ce qu’on vient d’établir, on a ${{\alpha'B}\over {\alpha'C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1.$
Comme, par hypothèse, on a aussi ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1,$ on en déduit
${{\alpha B}\over {\alpha C}}={{\alpha'B}\over {\alpha'C}}$. Les deux points $\alpha $ et $\alpha'$ étant situés entre $B$ et $C$, cette égalité implique qu’ils
sont confondus.

Cas 2. On supposera, pour fixer les idées, $(A\alpha )$ intérieure, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ extérieures.
Ci-dessous les dessins qui serviront de support à tous nos raisonnements.

$\bullet $ On suppose que les droites $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ sont parallèles.

On applique le théorème de Thalès aux droites parallèles $(A\alpha )$ et $(B\beta )$ et aux sécantes $(C\alpha )$ et $(C\beta )$ :

\[{{\beta C}\over {\beta A}}={{BC}\over {\alpha B}}.\]

De même, on applique le théorème de Thalès aux droites parallèles $(A\alpha )$ et $(C\gamma )$ et aux sécantes $(B\gamma )$ et $(B\alpha )$ :

\[{{\gamma A}\over {\gamma B}}={{\alpha C}\over {BC}}.\]

En multipliant ces égalités membre à membre, on obtient ${{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}={{BC}\over {\alpha B}} \cdot {{\alpha C}\over {BC}}={{\alpha C}\over {\alpha B}}$ qui donne l’égalité cherchée :
\[{{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1.\]

$\bullet $ On suppose qu’on a ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1.$

Montrons que, si deux ceviennes parmi $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ sont parallèles, alors toutes les trois le sont.
On suppose $(A\alpha )$ et $(B\beta )$ parallèles. Par le théorème de Thalès on a ${{\beta C}\over {\beta A}}={{BC}\over {\alpha B}}.$ D’où
${{{\alpha B}\cdot {\beta C}}\over {\beta A}}=BC.$ Par suite :

\[1={{{\alpha B}\cdot {\beta C}}\over {{\beta A}}}\cdot {{\gamma A}\over {{\alpha C}\cdot {\gamma B}}}=BC\cdot {{\gamma A}\over {{\alpha C}\cdot {\gamma B}}}\]

qui donne finalement l’égalité ${{BC}\over {\alpha C}}={{\gamma B}\over {\gamma A}}$. Celle-ci montre que les droites $(A\alpha )$ et $(C\gamma )$ sont parallèles
en vertu de la réciproque du théorème de Thalès.

$\bullet $ On suppose que les droites $(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ sont concourantes en un point $J$.

Nous laisserons alors le lecteur adapter la démonstration du cas 1 pour établir la relation ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1.$

$\bullet $ On suppose qu’on a ${{\alpha B}\over {\alpha C}}\cdot {{\beta C}\over {\beta A}}\cdot {{\gamma A}\over {\gamma B}}=1.$

Nous laisserons aussi le lecteur adapter la réciproque de la démonstration du cas 1 pour montrer que si deux des ceviennes
$(A\alpha )$, $(B\beta )$ et $(C\gamma )$ se coupent en un point $J$ alors la troisième passe aussi par $J$.

\[-------------------\]

Les situations géométriques où le théorème de Ceva intervient de façon substantielle sont très nombreuses. Nous en verrons prochainement quelques-unes.

Post-scriptum :

Je remercie Emmanuel Jacob qui a relu minutieusement la version préliminaire et m’a interpellé sur certains détails à préciser.

Partager cet article

Pour citer cet article :

Aziz El Kacimi — «Quelques mots sur les figures sans paroles… I» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020

Commentaire sur l'article

  • Une petite précision

    le 16 mars 2016 à 18:49, par Patatra

    Bonjour,
    Dès le début de la lecture de cet article, une phrase m’a interpellé : « Deux droites se coupent presque sûrement ». Je suppose que cela signifie que, en prenant 2 droites au hasard, la probabilité qu’elles aient un point d’intersection est de 1. Je ne vois pas comment le démontrer.. Serait-il possible d’avoir une indication ici bien que cela ne soit pas réellement le fond de l’article ?
    Cordialement.

    Répondre à ce message
    • Réponse à « Une petite précision »

      le 17 mars 2016 à 20:48, par Aziz El Kacimi

      Bonjour,

      On note ${\Bbb E}$ le plan euclidien muni d’un repère orthonormé $(O,\overrightarrow i,\overrightarrow j)$. Une droite affine $d$ dans ${\Bbb E}$ est définie par un point $A$ et un vecteur $\overrightarrow u$ de norme $1$ qui donne sa direction. Le vecteur $\overrightarrow u$ est déterminé de manière unique par l’angle $\theta \in [0,\pi [$ qu’il fait avec le vecteur $\overrightarrow i$. Deux droites $d=(A,\theta )$ et $d'=(A',\theta')$ non confondues se coupent si, et seulement si $\theta \neq \theta'$. Notons ${\cal D}$ l’ensemble des couples $(d,d')$ de droites non confondues de ${\Bbb E}$ ; on a une application naturelle $\Theta :(d,d')\in {\cal D}\longmapsto (\theta ,\theta')\in [0,\pi [\times [0,\pi [=\Omega $. Sur $\Omega $ on met la probabilité $\mu ={\lambda \over {\pi^2}}$ où $\lambda $ est la mesure de Lebesgue sur $\Omega $. La diagonale $\Delta =\{ (\theta ,\theta ):\theta \in [0,\pi [\} $ de $\Omega $ est de mesure nulle et son complémentaire est précisément l’ensemble des couples $(d,d')$ de droites $d$ et $d'$ qui se coupent en un point, il a donc une probabilité égale à $1$.

      J’espère avoir répondu à votre question !

      Cordialement,

      Aziz El Kacimi

      Répondre à ce message
      • Réponse à « Une petite précision »

        le 20 mars 2016 à 16:30, par Patatra

        Merci pour votre réponse qui m’a bien aidé.
        Cordialement.

        Répondre à ce message
  • Quelques mots sur les figures sans paroles… I

    le 17 mai 2018 à 10:40, par Hébu

    Bonjour !

    Cet article est effectivement le bienvenu. Je suis un lecteur récent de ce blog, que je découvre petit à petit. Et comme je ne suis qu’un géomètre amateur, vivant sur ses souvenirs de collège, je ne connaissais évidemment pas Céva et son théorème.

    Je l’ai découvert en tâtonnant sur les figures sans paroles, et l’article met les choses bien au propre.

    J’ai cependant une interrogation, non sur cet article ni sur Céva, mais sur les « figures sans parole ». Je les imaginais comme une espèce de recueil d’exercices, illustrant un cours de géométrie classique, qui introduit progressivement les différentes notions. Et le théorème de Céva me semble ne pas devoir figurer dans les premiers éléments. On le voit explicité dans la figure 4.9.15 — et il semble devoir être mis en oeuvre pour la plupart des figures du 4.9.

    Mais alors, pourquoi les points de Gergonne (qui découlent de suite de Céva) en 2.4 ?

    En fait, ce message prouve que je n’ai sûrement rien compris aux desseins d’Arseniy Akopyan ...

    Répondre à ce message

Laisser un commentaire

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d’indiquer ci-dessous l’identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n’êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions’inscriremot de passe oublié ?