Rediffusion d’un article publié le 16 février 2012
Représenter les mondes
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Rediffusion d’un article publié le 16 février 2012.
La cartographie accompagne les mathématiques depuis toujours et renouvelle sans cesse sa problématique.
A l’origine, il s’agissait de tracer des cartes aussi précises que possibles de continents plus ou moins bien connus.
Voici une carte datant de 1570 dans laquelle on voit au sud une « Terra Australis Incognita »... qui n’existe pas.
(Pour plus de détails, cliquer sur l’image).
Aujourd’hui, cette mission du cartographe reste d’actualité mais il y a d’autres nouveaux mondes qu’on aimerait représenter dans des atlas.
Le cyberespace ou le cerveau ne sont que deux exemples de ces « terra incognita » des temps modernes.
Dans cette série d’articles, je voudrais présenter quelques morceaux choisis de cette interaction cartographie/mathématique.
Le sujet est immense et je ne ferai que l’effleurer mais j’espère montrer sur ces exemples comment ces deux disciplines s’enrichissent mutuellement.
Qu’est-ce qu’une carte ?
Voici deux cartes.
La première est une reconstitution de la carte d’Anaximandre (environ 550 avant notre ère). Décrite par Hérodote, il s’agit de l’une des plus anciennes cartes représentant le monde dans son ensemble.
La seconde est la fameuse « carte du tendre », datant du XVIIème siècle et représentant un pays bien mystérieux : celui des émotions amoureuses.
(Pour plus de détails, cliquer sur l’image).
Une carte est une image. Il s’agit de représenter un continent, un pays, une région etc. sur un support, le plus souvent une feuille de papier, qu’on peut par exemple glisser dans sa poche pour partir en voyage dans le pays en question.
Si je désigne par $X$ le pays et par $Y$ la feuille de papier, les mathématiciens désignent une carte par le symbole suivant :
\[ f : X \longrightarrow Y. \]
Cela signifie que chaque point $x$ de $X$ est représenté dans $Y$ par un point qu’on note $f(x)$ et qu’on appelle l’image de $x$ par la carte $f$.
Cette idée est fondamentale dans toutes les mathématiques, et on la retrouve partout, en logique comme en analyse, en algèbre comme en géométrie.
La terminologie employée dépend du contexte.
Le mot le plus commun est celui d’application : on pense que $f$ applique $X$ sur $Y$, comme une décalcomanie.
Mais suivant les contextes, et suivant les cas, on parle de fonction, de transformation, de représentation, de plongement, de submersion, de morphisme, d’isométrie etc.
Pour $X$, on dit souvent qu’il est la source de l’application $f$.
Quant à $Y$, c’est le but.
Qu’attend-on d’une carte ?
Qu’elle soit fidèle bien sûr !
On espère recueillir suffisamment d’informations dans $Y$ pour se repérer dans $X$.
Nous verrons plus loin — mais le lecteur peut déjà l’imaginer — que s’il s’agit de faire un plan du métro lyonnais, on s’en sort très bien sur une feuille de papier, mais s’il s’agit de représenter le réseau de connexions des milliards de neurones qui constituent notre cerveau, il faudra probablement renoncer au papier !
La fidélité en mathématique s’appelle l’injectivité.
Une application $f$ est injective si deux points différents ont des images différentes.
Si une carte de France plaçait Bordeaux et Lille au même endroit, elle ne serait pas injective.
Les distances
On attend aussi d’une carte qu’elle soit précise.
Il y a en général tant d’informations dans $X$ qu’on aimerait représenter dans $Y$ mais $Y$ n’est qu’une petite feuille de papier et il faut faire des choix.
Ici, je vais me concentrer sur un seul aspect : celui du respect des distances, mais il y aurait bien d’autres possibilités.
Dans la cartographie habituelle, $X$ est un pays sur Terre, si bien que deux points $x_1$ et $x_2$ de $X$ sont séparés par une distance que je noterai
\[distance_X(x_1,x_2).\]
Lorsque $Y$ est une feuille de papier, deux de ses points $y_1$ et $y_2$ sont également séparés par une distance
\[distance_Y(y_1,y_2);
\]
Une carte idéale serait telle qu’une distance entre deux points à la source, dans $X$, soit exactement la même que celle qu’on mesure sur la carte, au but.
En formule :
\[
distance_Y(f(x_1),f(x_2))= distance_X(x_1,x_2)).
\]
Cela dit, une telle carte de France devrait mesurer mille kilomètres de côté, ce qui n’est pas très pratique.
On utilise bien sûr des cartes à une certaine échelle. Par exemple, si on souhaite qu’un centimètre sur la carte représente un kilomètre « en vrai », cela veut dire que les distances sont multipliées au but (sur le papier) par $k=0,00001= 1/ 100 000$.
On demandera donc plutôt pour une carte idéale à l’échelle $k$ :
\[
distance_Y(f(x_1),f(x_2))= k \times distance_X(x_1,x_2)).
\]
L’idéal n’existe pas !
J’affirme qu’il n’existe aucune carte de l’Europe, par exemple, qui respecte exactement les distances.
Pour le démontrer, je considère quatre villes : Athènes, Madrid, Paris et Oslo.
Voici un tableau qui donne les distances qui les séparent
[1]
.
Athènes | Madrid | Paris | Oslo | |
Athènes | 0 km | 1743 km | 2414 km | 2612 km |
Madrid | 1743 km | 0 km | 936,6 km | 2224 km |
Paris | 2414 km | 936,6 km | 0km | 1351 km |
Oslo | 2612 km | 2224 km | 1351 km | 0km |
Tentons de construire une carte exacte de l’Europe disons à l’échelle $k=1/100 000$ (« un centimètre égale un kilomètre »).
Pour cela, il faut d’abord placer (l’image d’)une première ville, disons Athènes.
C’est le point $A$.
Ensuite, on place une seconde ville, disons Madrid : le point $M$ doit être à 17,43 centimètres de $A$ (si je cherche une carte où chaque centimètre représente exactement 100 km).
Facile...
On peut placer $M$ en n’importe quel point d’un cercle, mais de toutes façons toutes ces positons sont les mêmes, quitte à faire tourner la feuille de papier autour de $A$.
Ensuite, on place Oslo.
Il s’agit de placer un point $O$ à 26,12 cm de $A$ et à 22,24 cm de $M$.
Il faut donc construire deux cercles, centrés en $A$ et $M$, de rayons 26,12 cm et 22,24 cm et de placer $O$ à l’intersection.
Il y a deux points d’intersection et on peut choisir l’un des deux car de toutes façons l’autre s’obtient à partir du premier par symétrie.
Faisons donc le choix qui respecte « l’orientation » à laquelle nous sommes habitués.
Voici notre début de carte
[2] :
(Pour plus de détails, cliquer sur l’image).
Il reste à placer Paris.
Nous connaissons la distance de Paris à Oslo et à Athènes : ceci ne nous donne que deux possibilités pour placer Paris, en $P_1$ ou $P'_1$.
Nous connaissons la distance de Paris à Oslo et à Madrid : ceci ne nous donne que deux possibilités pour placer Paris, en $P_2$ ou $P'_2$.
Nous connaissons la distance de Paris à Athènes et à Madrid : ceci ne nous donne que deux possibilités pour placer Paris, en $P_3$ ou $P'_3$.
Le problème est que ces possibilités ne sont pas cohérentes : les points $P_1$ et $P'_1$ ne coïncident ni avec $P_2$ et $P'_2$...
Ils ne sont pas trop loin l’un de l’autre mais ils ne coïncident pas...
(Pour plus de détails, cliquer sur l’image).
Il est impossible de tracer une carte exacte de l’Europe !
Comment faire le moins mal possible ?
Puisqu’il n’existe pas de carte parfaite, il faut se résigner à des approximations.
Par exemple, on peut dire qu’une carte est « à 10 % » si les distances mesurées dans $X$ et dans $Y$ ne diffèrent pas plus de 10 %, en tenant compte de l’échelle $k$ bien sûr.
En formules, nous dirons qu’une carte $f$ a la précision $e$ si :
\[
distance_Y(f(x_1),f(x_2)) \leq k \times (1+e) \times distance_X(x_1,x_2)
\]
et
\[
distance_X(x_1,x_2) \leq \frac{1}{k} \times (1+e) \times distance_Y(f(x_1),f(x_2))
\]
pour tous les points $x_1$ et $x_2$ de $X$.
Si $e=0$, cela correspond à l’exactitude... qui n’existe pas. Si $e=0,1$, cela correspond à une carte précise à 10% près.
J’ai écrit deux formules pour signifier que la carte fonctionne dans les deux sens :
- si je connais la distance $distance_X(x_1,x_2)$ entre deux points « en vrai » dans le pays, je connais également la distance $distance_Y(f(x_1),f(x_2))$ entre les points qui les représentent sur la carte, à la précision $e$ près : je multiplie par l’échelle et je me me trompe au plus du pourcentage donné par $e$.
- si je connais la distance $distance_Y(f(x_1),f(x_2))$ entre deux points sur la carte, je connais également la distance $distance_X(x_1,x_2)$ des points qu’ils représentent dans le pays : je divise
[3]
cette fois par l’échelle et là encore je me trompe au plus d’un certain pourcentage.
Bien entendu, on cherche des cartes pour lesquelles $e$ soit aussi petit que possible.
La recherche des cartes précises a commencé dès que les mesures précises des latitudes et surtout des longitudes ont été possibles. Une anecdote illustre l’imperfection des cartes au XVIIème siècle.
"Dans une carte des anciens mémoires de l’Académie des Sciences, t.V t. VII, p. 430, une des premières où les longitudes aient été comptées de l’Observatoire de Paris, les limites ombrées sont celles qui résultent des observations astronomiques faites, sous l’ordre de Louis XIV, par divers membres de l’Académie des Sciences ; les limites en traits simples, avec les noms en italique, reproduisent la carte du célèbre Sanson, dressée en 1679 et bien supérieure à celles qui l’avaient précédée. On voit que chez Sanson, les erreurs étaient généralement considérables et que la Bretagne était reportée à plus de 100 kilomètres vers l’Ouest. Aussi Louis XIV, à la vue de cette carte, se plaignit-il aux académiciens de ce qu’ils avaient diminué considérablement l’étendue de ses Etats .
[4]
".
Un théorème et une question de J. Milnor
John Milnor est un mathématicien américain qui a profondément marqué les mathématiques du vingtième siècle, tout particulièrement dans les domaines de la topologie et de la dynamique.
En 1969 il a écrit un joli article
[5]
dans lequel il démontre un théorème de cartographie et il propose un problème... qui n’est pas encore résolu aujourd’hui.
Nous allons discuter de pays sur Terre.
Assimilons la Terre à une sphère $S$ dans l’espace et cherchons à cartographier un pays $X$, qui est situé sur $S$, dans le plan $Y$.
Un mathématicien qualifiera ce genre de résultat de « théorème de compacité »
[6]
.
Mais c’est aussi un exemple typique d’un théorème mathématique d’existence, extrêmement frustrant pour au moins deux raisons.
La première est que le théorème affirme qu’il existe des cartes optimales mais il ne dit pas comment les trouver !
Il est bon de savoir que quelque chose existe mais sans indication concrète sur l’endroit où il se trouve, l’intérêt est diminué...
Par exemple, si $X$ est la France, comment fabriquer une telle carte ?
La seconde est qu’il s’agit d’un théorème d’existence et pas d’unicité.
Il y a peut-être beaucoup de cartes optimales ?
Bien sûr partant d’une carte $f: X \rightarrow Y$, on peut faire une translation ou une rotation de la feuille de papier $Y$ ou encore changer d’échelle, et produire ainsi une autre carte qui a évidemment la même précision.
Mais cette « nouvelle carte » est en fait la même : on a juste fait tourner la feuille de papier.
Il n’y a que les mathématiciens qui les considèrent comme différentes !
A part cette opération consistant à faire tourner la feuille de papier, existe-t-il une unique carte optimale ?
Si tel était le cas, comment la construire, à quoi ressemble-t-elle, quelle est sa régularité ?
Autant de questions ouvertes, même pour des pays beaucoup plus simples que la France.
Par exemple, considérez un pays « rectangulaire » $X$, limité par deux parallèles et deux méridiens. Peut-on résoudre les problèmes ci-dessus au moins dans ce cas particulier ?
Unicité ? Réalisation pratique ? Jolis défis pour les lecteurs de Images des Mathématiques !
Un cas où tout est compris...
La situation n’est pas complètement désespérée.
Dans son article, Milnor résout complètement la question pour un pays circulaire.
Certes, il y a peu de régions du monde qui soient circulaires et qu’on a envie de cartographier (à part les régions polaires).
Mais au moins, c’est un cas simple dans lequel on comprend tout.
Cela rappelle la blague bien connue du mathématicien qui assimile en première approximation une vache à une sphère
[7] !
Voici une calotte sphérique $X$, centrée par exemple sur le pôle nord.
J’ai représenté ci-dessous le plan tangent $Y$ au pôle nord sur lequel nous allons tracer la carte de $X$.
Chaque point $x$ de $X$ est sur un méridien issu du pôle nord.
On considère alors la droite dans $Y$ qui est tangente à ce méridien au pôle nord, et on place $f(x)$ sur cette droite, à la même distance que $x$ ne l’est du pôle nord.
J’insiste sur un point important : dans $X$ les distances sont celles de la sphère : le plus court chemin tracé sur la sphère pour aller d’un point à un autre, sans pénétrer à l’intérieur de la Terre pour aller plus vite...
La distance dans $X$ entre $x$ et le pôle nord est donc la longueur de l’arc de méridien qui va de $x$ au pôle nord.
En cartographie, cette carte s’appelle la projection azimutale équidistante (attribuée à Guillaume Postel).
En mathématiques, cette carte (ou plutôt son inverse) s’appelle l’application exponentielle.
Une conjecture de Milnor
Il n’est pas difficile de calculer la précision $e$ de la carte azimutale équidistante. Le résultat est une formule abominable :
\[
e=\sqrt{\frac{a}{\sin(a)}}-1
\]
où $a$ désigne l’ouverture de la calotte : l’angle indiqué sur la figure.
Le $\sin$ désigne la fonction sinus, mais il n’est pas nécessaire de la comprendre pour suivre ce qui suit.
Voici un petit tableau qui indique la précision $e$ pour diverses valeurs de l’angle.
Angle a | Précision e | |
$23^\circ 26'$ | 1,41 % | au nord du cercle polaire arctique |
$45^\circ $ | 5,39 % | |
$66^\circ 34'$ | 12,5 % | nord du tropique du Cancer |
$90^\circ$ | 25,3 % | hémisphère nord |
$113^\circ 26'$ | 46,9 % | nord du tropique du Capricorne |
$135^\circ$ | 82,5 % | |
$156^\circ 34'$ | 162 % | nord du cercle polaire antarctique |
$179^\circ $ | 1238 % |
Au lieu de calculer la précision en fonction de l’angle $a$, on peut la calculer en fonction du nombre
\[u= \frac{aire(X)}{aire(S)}\]
compris entre $0$ et $1$ et qui représente la proportion de la Terre couverte par la calotte.
On trouve une formule compliquée et sans intérêt, mais Milnor
montre que cette précision est inférieure à
\[
\frac{1}{3} u + \frac{1}{2}u^2
\]
lorsque $u \leq 1/2$, c’est-à-dire si la calotte est plus petite qu’un hémisphère
[8].
Milnor propose comme problème de montrer que la même estimation de la précision est valable pour des pays non circulaires. Il considère des pays $X$convexes c’est-à-dire qui sont tels que chaque fois que deux points $x_1$ et $x_2$ sont dans $X$, le plus court chemin dans la sphère qui les joint est complètement contenu dans $X$. En clair, cela exclut les « fjords »...
Plus de quarante ans plus tard, ce problème n’a toujours pas trouvé de solution.
Voici un exemple : coinçons les Etats-Unis d’Amérique dans un rectangle.
Ce rectangle couvre 1,5 % de la Terre
[9]
.
Selon Milnor, la meilleure carte connue des Etats-Unis est à 2,2 % près alors que selon sa conjecture, il devrait en exister une à 1 % près...
La littérature sur la cartographie est immense et de nombreux types de cartes existent, tentant de représenter au mieux telle ou telle caractéristique. Voir par exemple ce site pour une approche mathématique.
D’autres compromis, d’autres distances...
Il n’y a pas que des distances en kilomètres qu’on peut souhaiter représenter sur une carte.
Si $x_1$ et $x_2$ sont deux villes de France, on peut calculer le temps \[Temps(x_1,x_2)\]
nécessaire pour aller de $x_1$ à $x_2$.
Il faudrait être plus précis, dire si on voyage en voiture ou en TGV, l’heure et le jour du voyage etc.
On rencontre un problème nouveau : l’espace $X$ que nous voulons représenter n’est pas connu avec une précision complète et on peut même dire qu’il n’est pas complètement défini.
Négligeons cette difficulté dans un premier temps, en promettant d’y revenir dans d’autres articles.
Une carte temporelle précise serait bien utile : on lirait en centimètres sur la carte la distance entre $f(x_1)$ et $f(x_2)$ le temps $Temps(x_1,x_2)$ exprimé par exemple en heures.
Bien sûr, pour les mêmes raisons que nous avons vues plus haut, il est en général impossible de réaliser une carte temporelle exacte et il faut faire « au mieux ».
Un bon exercice, suite à la lecture de l’article de Milnor, consiste à s’assurer qu’un pays « temporel » $X$ étant donné, il est possible de trouver une carte qui le représente « au mieux », avec les mêmes problèmes que précédemment : aucune idée sur la manière de construire une telle carte !
Voici une carte temporelle de la France SNCF.
Elle a été construite pour être exacte « au départ de Paris », de la même manière que la carte azimutale équidistante est exacte « au départ du pôle nord ».
C’est donc une carte azimutale équidistante SNCF.
Sur les transversales, il ne faut pas espérer une précision bien grande.
Comment dessiner une carte temporelle plus précise du réseau SNCF ?
Voilà du travail pour les mathématiciens.
On trouve ici un autre exemple, utilisant une autre technologie.
Il s’agit d’une carte interactive du réseau de métro londonien.
Chaque fois que la souris touche une station, la carte de déforme pour représenter « la projection azimutale équidistante à partir de cette station ».
En clair, on lit directement sur la carte le temps de transport à partir de cette station.
Un autre méthode
Supposons qu’on dispose d’un grand nombre de points
\[x_1,x_2, ..., x_N\]
et qu’on a mesuré les distances $d_{i,j}$ entre ces points.
Ces distances peuvent être des kilomètres ou des heures d’ailleurs.
Comment faire pour représenter « au mieux » cette situation par des points \[y_1=f(x_1),y_2=f(x_2),...,y_N=f(x_N)\]
dans le plan, alors que nous venons de voir qu’on ne connaît pas de méthode pour trouver la « meilleure carte », celle dont Milnor garantit l’existence.
Si on choisit les points $y_i$ au hasard, le défaut de la carte sera d’autant plus petit que $distance_Y(y_i,y_j)$ sera proche de $d_{i,j}$.
Une idée est de calculer la somme des carrés des différences $distance_Y(y_i,y_j)-d_{i,j}$ et d’essayer de trouver des points $y_i$ pour lesquels cette somme est aussi petite que possible.
Pourquoi la somme des carrés ?
Il y a un certain nombre de bonnes raisons pour cela, en particulier provenant de la physique, mais la meilleure raison est que ce nouveau problème de minimisation est beaucoup plus simple que celui de Milnor.
On connaît de bonnes méthodes pour trouver les $y_i$ qui minimisent cette somme de carrés et les ordinateurs calculent cela sans difficulté.
Nous avons changé nos ambitions ;
notre nouveau problème est peut-être moins naturel, mais au moins on sait le résoudre !
La cartographie est aussi une affaire de recettes de cuisine.
D’autres critères
Il y a beaucoup d"autres choses qu’on aimerait représenter sur une carte.
Les distances, même temporelles, ne sont qu’un exemple.
Je ne voudrais parler ici que des cartogrammes.
Voici des cartogrammes représentant la population mondiale
en 1500 :
(Pour plus de détails, cliquer sur l’image).
en 1900 :
en 1960 :
et en prévision pour 2050 :
Ces images sont extraites d’un site très intéressant proposant beaucoup d’autres types de cartogrammes.
Comme vous l’avez compris, la carte $f: X \rightarrow Y$ s’efforce de représenter la population d’un pays $P$ (en millions d’habitants par exemple) par l’aire de son image $f(P)$ (en $cm^2$ par exemple).
En formules, pour tout pays $P$ dans $X$, on souhaite que :
\[
aire(f(P) = population (P).
\]
Là encore, l’existence d’une telle carte n’a rien d’évident.
Elle résulte de deux théorèmes, dus à Oxtoby-Ulam et Moser (dans des cadres assez différents, mais ceci nécessite un peu de bagage mathématique).
Je ne peux malheureusement pas donner ici un énoncé précis mais l’idée générale est la suivante.
On se donne une « mesure » $m$ sur $X$, ce qui peut signifier une densité de population, de voitures, de richesse, etc. Chaque partie $P$ de $X$ possède donc une certaine mesure $m(P)$ qui est le nombre d’habitants dans $P$, le nombre de voitures, la richesse totale des habitants de $P$ etc. On ne fait presque aucune hypothèse sur cette mesure, et le théorème affirme qu’il existe une carte $f: X \rightarrow Y$ telle que $m(P)= aire (f(P))$ pour toute partie $P$.
Mieux, ces théorèmes sont « constructifs », c’est-à-dire qu’on peut programmer un ordinateur pour dessiner la carte, comme dans les exemples ci-dessus.
Deux remarques encore :
Le cartogramme n’est pas du tout unique... On peut exploiter cette flexibilité pour essayer d’imposer à la carte d’autres contraintes, comme de respecter au mieux « quelque chose d’autre ».
La théorie du transport optimal, en pleine croissance ces dernières années, permet une approche dont les archives de Images des maths ont déjà rendu compte et sur lequel nous reviendrons probablement.
Le théorème de Moser et la méthode pratique qu’il propose, facile à programmer sur ordinateur, sont passés totalement inaperçus chez les cartographes...
Il est vrai que réciproquement, Moser ne s’intéressait pas vraiment à la cartographie.
Ce n’est que très récemment, en 2004, que le théorème a été redécouvert par les cartographes
[10].
Les bonnes idées naissent souvent plusieurs fois.
La suite
Dans cet article, nous avons parlé de cartes de pays situés sur Terre, donc sur une sphère, de dimension 2.
Nous avons essayé de représenter des distances, des durées, des populations, etc. mais l’objet que nous représentions, à la source, est de dimension 2, tout comme la feuille de papier, qui est le but de notre carte.
Dans les articles suivants, nous aborderons d’autres défis, comme ceux de cartographier des mondes beaucoup plus vastes qu’il est bien plus difficile de coucher sur le papier...
Notes
[1] J’avais l’intention de calculer ces distances moi-même en fonction des latitudes et longitudes mais j’ai découvert un site qui fait cela pour moi en quelques clics...
Les calculs supposent que la Terre est exactement sphérique, ce qu’elle n’est pas tout à fait... mais ceci ne change rien à l’argumentation.
[3] Souvent, l’échelle $k$ est indiquée comme une fraction, par exemple $1/100 000$ si bien que multiplier par $k$, c’est en fait diviser par $100 000$ et au contraire diviser par $k$ revient à multiplier par $100 000$.
[4] Bigourdan, La carte de France,
Annales de Géographie (1899) Volume 8 Numéro 42 pp. 427-437 téléchargeable ici.
[5] J. Milnor : A problem in cartography. Amer. Math. Monthly 76 1969 1101—1112.
[6] Il résulte en effet très simplement du théorème de compacité d’Ascoli.
[7] Voici ce qu’écrit Wikipedia sur cette question importante :
"La vache sphérique est une métaphore pour désigner les modèles scientifiques qui simplifient fortement la réalité. L’expression provient d’une blague à propos des physiciens en physique théorique :
« La production laitière d’une ferme était si basse que le fermier envoya une lettre à l’université locale pour solliciter son assistance. Une équipe pluri-disciplinaire fut constituée, dirigée par un spécialiste de la physique théorique, qui effectua des études approfondies sur le terrain pendant deux semaines. Une fois leurs bloc-notes remplis de données, les scientifiques retournèrent ensuite à leur université, d’où leur chef devait rédiger son rapport. Peu de temps après, le fermier reçut le rapport, l’ouvrit et lut la première phrase : Soit une vache sphérique..."
[8] En fait, il ne donne pas cette estimation mais elle résulte facilement de ses calculs...
[9] Un pays si puissant qui couvre un si petit pourcentage du monde...
[10] Michael T. Gastner, M. E. J. Newman, Diffusion-based method for producing density equalizing maps, téléchargeable.
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Pour citer cet article :
Étienne Ghys — «Représenter les mondes » — Images des Mathématiques, CNRS, 2023
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Commentaire sur l'article
Représenter les mondes
le 16 février 2010 à 10:36, par Charles Boubel
Représenter les mondes sur son ordinateur ?
le 18 février 2013 à 23:07, par Quentin