De l’autre côté du miroir...
Spectre
Piste rouge Le 4 novembre 2013 Voir les commentaires (9)
Dessine-moi un spectre
Fais-nous un article sur le spectre ! La demande sous-entend
que je suis censé être un spécialiste de ce genre d’objet à consonance
inquiétante. C’est ainsi que, d’une voix mal assurée, je demande :
« hein, euh, quoi, quel spectre ? ». Du tac au tac, mon
interlocuteur qui avait visiblement prévu le coup me précise : « toi,
tu t’occupes du spectre des matrices ! ».
Ah, les matrices, ça je connais. On met des nombres dans les cases d’un tableau
(un tableau « à double entrée » comme on dit dans les
écoles). Par exemple, voici une matrice parfaitement inutile :
\[
\begin{pmatrix}
1 & 2 & 3\\
8 & \pi & 0,1\\
0 & 0 & 1/3
\end{pmatrix}
\]
Mais le spectre ? L’air sournois de mon interlocuteur force la
méfiance. Du coup, je me renseigne. J’interroge une petite fille de 9
ans (au hasard, évidemment). Elle me répond sans hésiter : « ben oui,
un spectre, c’est un peu comme un fantôme, mais c’est plus méchant,
c’est plus sombre. » Puis, se rendant compte que, décidément, les
adultes ça ne comprend pas vite, elle me fait un dessin.

Comment distinguer un spectre d’un fantôme
Je sais bien que la vérité sort de la bouche des enfants, mais malgré
tout, je ne suis pas très avancé avec ma matrice... et je fais donc
un tour sur G$\infty$gle images. Pas de doute, un spectre c’est
assez méchant [1] :

Le Spectre, c’est aussi un super-héros
Disons qu’un spectre, c’est une rémanence quelque peu fantomatique
d’un être qui vit dans un autre monde. C’est un peu l’autre côté du
miroir... on le voit mais il n’est pas vraiment là. De là à
s’imaginer ce que pourrait être le spectre d’une matrice... je vous
laisse juge de ma première tentative :

Inquiétante, l’idée du spectre d’une grande matrice...
Je suis sur la bonne voie, c’est certain. Cependant, le doute ne
s’étant pas complètement dissipé, je poursuis mes recherches et je
tombe sur des images bien plus rassurantes qui ressemblent davantage à
des arcs-en-ciel qu’à des fantômes : le spectre de la lumière visible ! Mais oui, je me souviens : quand un rayon de soleil passe
dans un prisme, on voit les couleurs de l’arc-en-ciel. Je mets tout
ensemble, ça se tient : la lumière, ça vient d’un autre monde, et son
spectre, ça permet d’en avoir une autre représentation, de comprendre un peu comment elle est fabriquée.

Le spectre de la lumière visible
Comme je sens que je tiens le bon bout, j’envoie un petit mél à un
collègue « spectroscopiste » (ça ne s’invente pas) et je reçois des
images fascinantes : des spectres de molécules ! Les molécules, c’est
petit, c’est difficile à étudier, c’est un peu un autre monde (le
monde microscopique, le monde quantique), alors on regarde des
spectres pour essayer de les comprendre.
Spectres d’oscillations
Revenons à la lumière (sic). La lumière, pour faire simple, c’est une
« onde lumineuse », ou plus précisément un « paquet d’onde
lumineuse ». Onde, c’est un joli mot. Pour les mathématiciens,
c’est un signal qui oscille. Par exemple un signal représenté par la
fonction $x\mapsto \sin(2\pi n x)$ est une onde dont la fréquence (le
nombre d’oscillations lorsque la variable $x$ parcourt un intervalle
de longueur $1$) est égale à l’entier $n$.

Ci dessus, le graphe de la fonction x↦sin(2πx). À chaque fois que l’abscisse x augmente d’une unité, on ajoute une « oscillation »

Cette fois-ci, le graphe de la fonction x↦sin(6πx). Il oscille trois fois plus vite que le précédent.
La magie des ondes est qu’elles peuvent osciller à plusieurs
fréquences simultanément ; ce qui est difficile à concevoir
intuitivement s’écrit ici très simplement en langage mathématique : on
fait la somme d’ondes élémentaires (ou ondes pures
[sic] c’est-à-dire à une seule fréquence). D’autre part, pourquoi ne considérer que des fréquences qui seraient des nombres entiers ? Prenons par exemple un nombre compliqué : $\ln 2\simeq 0,69$.
Ainsi le signal
\[
{\textbf{«Onde»}}\quad x\mapsto \sin(2\pi x) + 2\sin(2\pi\ln(2) x)
\]
est une onde qui oscille à la fois à la fréquence $1$ et à la
fréquence $\ln 2$.

Création d’une onde qui oscille aux fréquences 1 et ln(2)
L’œil est directement sensible à la fréquence des ondes
lumineuses. Chaque fréquence est interprétée par le cerveau comme une
couleur, et une superposition de fréquences donne une
autre couleur (comme un mélange de palette). Par exemple, une onde lumineuse qui oscille entre 610THz et 650THz [2] va être considérée en général comme bleue, alors que si elle oscille entre
520THz et 610THz, elle sera verte [3].
On peut maintenant proposer une définition beaucoup plus précise du
spectre, au moins pour une onde : le spectre d’un signal est
l’ensemble des fréquences auxquelles il oscille. Ah, il y a un point à
préciser... Reprenons notre exemple « Onde » : le deuxième
sinus a un coefficient “$2$” : c’est la somme de deux sinus de
même fréquence. On dira que, dans le spectre, cette fréquence possède
une amplitude égale à $2$. Avec cette information, on peut donc
proposer une représentation graphique très pratique d’un tel spectre : en abscisses, on donne la fréquence, et en ordonnées, l’amplitude. Tenez, justement, pour faire du $\color{brown}{\text{marron}}$, il faut un savant mélange de couleurs de l’arc-en-ciel : parmi les recettes qui marchent, on peut essayer de superposer une dose de bleu, une dose de vert, et quatre doses de rouge... je vous laisse dessiner le spectre de ce marron-là !

Le spectre du signal représenté à la figure précédente
La lumière blanche est particulière, car elle contient toutes les fréquences lumineuses possibles. La petite image « arc-en-ciel », ci-dessus, je l’ai aussi appelée spectre, alors qu’elle ne mentionne pas l’information sur les amplitudes. Eh oui, c’est une autre utilisation du mot « spectre », qui désigne ici l’ensemble des fréquences possibles.
La lumière n’est pas la seule onde omniprésente dans la nature. Et,
d’ailleurs, si on veut faire des petites expériences « spectrales »,
c’est bien plus facile avec les ondes sonores. Un son, c’est une
vibration de l’air, c’est donc un signal oscillant, et donc... ça a un
spectre ! Cette fois-ci, la magie s’opère dans notre oreille, qui est
directement sensible aux fréquences du signal sonore [4], et cette
fréquence est interprétée par le cerveau comme une
tonalité. Programmez sur votre ordinateur un petit métronome : un
« tac » toutes les secondes, par exemple. Puis, augmentez la
fréquence : 10, 20, 30, ... montez jusqu’à environ 110 « tac » par
seconde. Votre oreille entend une note ! (un « la » grave). Vous n’entendez
plus vraiment le signal, mais son spectre !
Les mathématiciens ont découvert un outil génial qui agit un peu comme
une oreille : la transformée de Fourier. Cette formule magique
transforme un signal en son spectre... bref elle vous fait passer dans
un autre monde, l’autre côté du miroir. Et ce qui est extraordinaire,
c’est qu’elle le fait avec n’importe quel signal, même s’il ne semble
pas vraiment « oscillant ». En fait, on peut démontrer qu’un signal
d’énergie finie peut toujours s’écrire comme une superposition d’ondes
élémentaires... mais il faudra peut-être en additionner une infinité.
Opérateur, fais-moi un petit signal
Bon, j’ai compris : à partir d’un signal compliqué, on calcule son
spectre, et ça nous donne des informations pertinentes (couleur,
tonalité). Mais c’est une approche empirique. J’aimerais bien avoir une
compréhension plus globale : de la création du signal jusqu’au
spectre. Revenons donc à la source : d’où sort ce signal ?
Je n’ose pas tout de suite demander à mon collègue pourquoi ses
molécules émettent des signaux oscillants. Je préfère réveiller le
guitariste qui sommeille en moi et gratter une corde. Prenons cette
corde-ci (la corde « la ») [5]. Un petit coup
d’ongle et, à l’œil nu, on voit bien qu’elle vibre très vite (en
principe 110 fois par seconde). En même temps, je jette un œil à la
page wikipédia « Onde sur une corde vibrante » (ou bien à cet article). Si j’identifie le
manche de la guitare avec l’intervalle $[0,L]$, chaque position
$x\in[0,L]$ correspond à un point sur la corde. On peut noter $y(x,t)$
le déplacement de ce point perpendiculairement au manche. Pour
simplifier, on suppose qu’il se déplace dans une seule direction (par
exemple parallèlement à la caisse de la guitare). En première
approximation, les lois de la physique nous disent que $y$ doit
vérifier l’équation des ondes : « l’accélération du point $y$ est proportionnelle à sa dérivée seconde par rapport à la position $x$. » En notations mathématiques, voici ce que ça donne :
\[
\frac{\partial\,^2 y}{\partial x^2} - \frac{1}{v^2}\frac{\partial \,^2 y}{\partial t^2} = 0.
\]
où $v$ est une constante physique (vitesse de propagation de l’onde
le long de la corde) qui augmente avec la tension de la corde et
diminue lorsque la masse linéaire de la corde augmente.

On peut calculer (à peu près) la vibration d’une corde de guitare
En régime « stationnaire », une fois que le doigt est parti et avant
que la vibration ne s’arrête, on peut supposer que la vibration $y$
est périodique en temps. Notre théorie de Fourier nous dit qu’elle est
donc une superposition d’ondes à une seule fréquence (on parle ici
d’« harmoniques »). Mais est-ce que toutes les fréquences sont
possibles ? Évidemment non, car alors il n’y aurait pas de raison que
j’entende une note particulière lorsque je mets un micro sous le point
$x$. Pour que le point $x$ puisse osciller, la corde elle-même a
besoin d’onduler le long de sa longueur. Or, elle est fixée aux
extrémités du manche. Ces conditions aux bords sont cruciales
pour sélectionner une gamme précise de fréquences autorisées... et
donc pour produire le spectre sonore de la corde !
Cette idée de décomposition en harmoniques, couplée avec l’équation des ondes, fournit le résultat suivant : le spectre de ma corde est constitué d’une fréquence
fondamentale $\omega_0=v/2L$ (en principe $110$ Hz pour la corde en
question) et de tous ses multiples : $2\omega_0, 3\omega_0$, etc. Ça
implique un fait remarquable : quelle que soit la façon dont je
gratte ma corde, les seules fréquences que je vais pouvoir produire
dans mon signal sonore sont les multiples de $\omega_0$. Ah ah, voici
quelque chose que je peux expérimenter facilement. J’approche la
guitare de l’ordinateur, je gratte encore une fois ma corde de « la »,
et j’enregistre. Avec un logiciel d’édition sonore [6], je sélectionne une seconde de son, à un moment où ça a
l’air à peu près « stationnaire » ; voici une représentation du signal :

Une petite portion du son de guitare enregistré sur un ordinateur. Ici le graphe représente l’oscillation de la pression de l’air en fonction du temps.
À vue de nez, ce n’est pas si évident d’y retrouver la fréquence fondamentale. Mais on a défini plus haut le « spectre d’un signal » (la transformée de
Fourier) . Or, c’est un calcul que le logiciel sait faire, j’essaie donc ! Un petit clic de souris plus tard, et on voit parfaitement sur la figure (courbe rouge)
que les fréquences ayant les plus grandes amplitudes sont bien des multiples de
$\omega_0=112$ Hz [7] ! On dira ce qu’on voudra, c’est beau la science...

Le spectre de la corde de « la »
C’est le spectre du signal de la figure précédente. On y voit des multiples de la
fréquence fondamentale $\omega_0=112$ Hz. Bien sûr, on voit
aussi plein d’autres choses qui ne sont pas prédites par notre
modèle simpliste : les vibrations des cordes voisines, celles de
la caisse, etc.
Récapitulons. Je me retrouve avec deux notions de spectre ! Ma corde de guitare a un spectre, qui est le spectre de l’opérateur $\Delta$. C’est un ensemble de fréquences qui décrit les possibilités d’oscillations de la corde. Les sons que je peux produire avec cette corde sont nécessairement des superpositions (=sommes) d’harmoniques (=sinusoïdes) dont les fréquences sont dans le spectre. Le spectre, c’est un peu l’âme de la corde... D’un autre côté, lorsque j’écoute ma corde vibrer, j’ai un signal capté par mon oreille (ou un micro branché sur mon ordi), et je peux calculer le spectre de ce signal particulier ; ce n’est pas exactement le même objet que le spectre de la corde, puisque d’une part il ne contient pas forcément toutes les harmoniques possibles, et d’autre part chaque harmonique est parée d’une amplitude. Les guitaristes savent varier le timbre de la corde en la pinçant de différentes façons, de manière à varier les amplitudes des différentes harmoniques.
Il en va de même pour les molécules. Si je « gratte » ma molécule en
lui envoyant un rayon laser, elle va émettre une « lumière » (une onde
électromagnétique) qui ne sera composée que de certaines fréquences
bien précises. L’ensemble des fréquences qu’on pourra obtenir sera le
spectre de cette molécule. C’est sa carte d’identité ! Comme avec la corde de ma guitare et l’équation des ondes, les lois de la physique permettront
de modéliser cette molécule par un opérateur $P$, et le spectre sera
obtenu en résolvant l’équation $Pu = \lambda u$. Évidemment, $P$ sera
en général plus compliqué que l’opérateur $\Delta$ qu’on avait découvert pour la corde, mais malgré tout, on peut
penser à notre molécule comme à une certain nombre de cordes vibrantes
reliées entre elles : les liaisons entre les atomes.
Pour ceux qui aimeraient aller plus loin dans cette direction, je peux ajouter que la physique impliquée ici est la physique quantique. Le fait que la carte d’identité d’une molécule soit un spectre (discret), au lieu de caractéristiques classiques (continues) comme la température, la vitesse, etc. est typique du monde quantique. Dans ce monde, qui régit l’infiniment petit, les quantités observables comme l’énergie sont « quantifiées », c’est-à-dire discrètes, à l’image des fréquences possibles d’une corde de guitare.
- Spectre de la molécule CuSH (hydrosulfide de cuivre)
- Cette représentation du spectre est à rapprocher de celle de la figure plus haut montrant le spectre du signal « Onde ». Les pics du graphe correspondent à des fréquences présentes dans le signal utilisé pour étudier cette molécule. La connaissance de telles « raies spectrales » permet de caractériser la molécule.
Cette image est tirée de l’article "D.L. Kokkin et al. / Journal of Molecular
Spectroscopy 268 (2011) 23–27".
Matrice, c’est fini
Le cas de la corde de guitare est l’un des rares pour lesquels on
sache mener à bien les calculs jusqu’à obtenir une formule explicite
pour le spectre. En général, on n’y arrive pas ! Mais on sait très
bien faire des calculs approchés à l’aide d’un ordinateur.
Bien sûr, ce n’est pas si simple. Par exemple, comment coder dans un
ordinateur notre espace $\mathcal{H}$ de fonctions $u$ admissibles ?
Toutes les fonctions $u_n(x)=\sin(\pi nx/L)$, pour un entier positif
$n$ quelconque, sont dans $\mathcal{H}$, et aucune d’entre elles ne
peut s’obtenir en faisant des sommes des autres : on dit que
$\mathcal{H}$ est de dimension infinie. Pour coder une fonction
prise au hasard dans $\mathcal{H}$, il faut un nombre infini de
paramètres. Or, l’infini, l’ordinateur n’aime pas. Pas du tout. Il
faut donc trouver un nouvel espace $\tilde{\mathcal{H}}$ de dimension
finie, et un nouvel opérateur $\tilde{\Delta}$ qui agirait sur
$\tilde{\mathcal{H}}$, pour lesquels les solutions de l’équation aux
valeurs propres
\[
\tilde{\Delta} u = \lambda u, \qquad u \in \mathcal{\tilde{H}}, \quad
u \neq 0
\]
donneraient une bonne approximation du vrai spectre de $\Delta$. Le
domaine des mathématiques qui s’occupe de ce type de questions est
l’analyse numérique.
Ah, mais un opérateur sur un espace de dimension finie, ça
s’appelle... une matrice ! Ça y est, je l’ai dit... je me sens
mieux. Reprenons calmement. Un espace de dimension finie, c’est par exemple le plan à deux dimensions (${\mathbf{R}}^2$) ou
l’espace à trois dimensions (${\mathbf{R}}^3$). Dans ${\mathbf{R}}^2$, un point est
donné par deux nombres : ses coordonnées $(x,y)$. Dans ${\mathbf{R}}^3$, un
point est donné par trois coordonnées $(x,y,z)$. Bon, il n’y a pas de
raisons de s’arrêter : dans ${\mathbf{R}}^d$, un point $u$ est donné par $d$
nombres, qu’on appelle encore ses coordonnées, et qu’on peut noter par
exemple
\[
u = (x_1,\dots,x_d).
\]
C’est tout ! On dit que ${\mathbf{R}}^d$ est un espace de dimension $d$. (Dans notre espace $\mathcal{H}$, de dimension infinie, un « point » était une fonction $u$. Dans tous les cas, dimension finie ou pas, on aime bien appeler ce $u$ un « état ». On voit bien pourquoi $u$ dans $\mathcal{H}$ représente l’état de la corde de guitare lorsqu’elle vibre.) Ceci
dit, restons dans le plan, ça sera plus facile. Prenons une matrice
$A$ de taille $2\times 2$ très simple,
\[
A =
\begin{pmatrix}
\color{red} 2 & \color{red}1\\
\color{green} 1 & \color{green}1
\end{pmatrix}.
\]
Je prétends que cette matrice est un opérateur sur ${\mathbf{R}}^2$ :
c’est-à-dire une transformation qui prend un point $u=(x,y)$ et
fournit en sortie un nouveau point $u'=(x',y')$. Le plus simple est
de donner la formule directement (ok, ce n’est pas spécialement joli, mais au
moins on voit que c’est facile à coder dans un ordinateur) :
\[
\begin{aligned}
x' = & \color{red} {2}x + \color{red} {1}y\\
y' = & \color{green}{1}x + \color{green}{1}y
\end{aligned}
\]
Les coefficients $x,y$ sont multipliés par les nombres qui
apparaissent dans la matrice, puis sommés, dans l’ordre indiqué. On
note tout simplement $u' = Au$.
Avec ma corde de guitare, j’avais obtenu un opérateur : $\Delta$, et son spectre était composé des fréquences d’oscillation possibles de la corde. Maintenant, je n’ai plus de corde, mais j’ai un opérateur : A, et donc j’ai un spectre ! Comme précédemment, le
spectre de $A$ est l’ensemble des valeurs propres de $A$, c’est-à-dire des nombres $\lambda$ pour lesquels il
existe une solution non nulle $u$ de l’équation
\[
Au = \lambda u, \qquad u\in{\mathbf{R}}^2.
\]
La branche des mathématiques qui manipule ce genre d’objets s’appelle
l’algèbre linéaire. Il y a plein de méthodes pour résoudre ces
équations aux valeurs propres (de façon exacte lorsque c’est possible,
ou de façon approchée sinon), et on sait bien les implémenter sur
un ordinateur. D’ailleurs elles sont évidemment incluses aussi bien
dans les logiciels de calcul numérique comme Scilab
que dans les logiciels de calcul
formel comme Xcas.
Une matrice de taille $d\times d$ admet au plus $d$ valeurs propres, et ces valeurs propres sont des nombres complexes. Il se trouve que notre matrice exemple possède
un spectre réel, composé des deux racines de
$\lambda^2-3\lambda+1$ :
\[
\begin{aligned}
{\text{Spectre de }}\; A = &\left\{\frac32 + \frac{\sqrt 5}2; \quad \frac32 - \frac{\sqrt 5}2\right\}\\
\simeq & \{2,62\quad ; \qquad 0,38\}
\end{aligned}
\]
Pour chaque valeur propre $\lambda$, on peut choisir un « état propre » u, qui vérifie l’équation $Au = \lambda u$. Si on voit $A$ comme l’opérateur d’une « corde de guitare discrète », alors l’état propre décrit la forme de la corde lorsqu’elle émet un son pur, une harmonique. Et comme tout son produit par la corde est une superposition d’harmoniques, on retrouve ce fait remarquable : n’importe quel état (= point) dans $\mathbf{R}^2$ peut s’écrire comme superposition de deux états propres de $A$.
Avec ce calcul du spectre d’une matrice, j’espère avoir atteint le but que mon interlocuteur m’avait fixé au début de cette histoire, et il semblerait bien que mon exploration touche à sa fin... Reprenons, concluons. Dans la nature, il y plein de signaux qui oscillent très vite, comme les ondes sonores, ou lumineuses. On peut les voir simplement comme ce qu’elles sont : des ondes, telles des vagues à la surface de l’eau. Mais elles apportent une information cachée, que seuls des outils perfectionnés peuvent révéler : l’oreille, l’œil,... ou la transformée de Fourier ! C’était donc ça, l’au-delà, le monde du spectre... Et puis, si on cherche à comprendre comment ces oscillations sont possibles, si on remonte à la source (du bruit, de la lumière), on obtient un opérateur, dont les valeurs propres fournissent le spectre de toutes les oscillations possibles.
Oui, mais... lorsque mon opérateur agit sur un espace de dimension finie, il n’y a pas beaucoup d’oscillations possibles, ça paraît un peu décevant. OK, c’est fondamental si on veut faire des calculs sur machine. D’accord, la dimension finie existe dans la nature [8]. Néanmoins, j’estime qu’il reste une remarque à faire avant de boucler cette expédition spectrale.
Un peu de dynamisme
Même en dimension finie, le spectre est un outil passionnant.
Certains lecteurs ont peut-être de mauvais souvenirs de calculs d’algèbre linéaire... Pourtant, le nombre d’applications de cette idée simple de trouver des valeurs
propres de matrices est phénoménal. Un domaine particulièrement concerné est celui des
systèmes dynamiques. Le spectre permet de comprendre l’évolution d’une situation au bout d’un temps très long (pensez par exemple aux migrations de populations, à la propagation d’une épidémie, ou simplement à la météo de la semaine prochaine !). Cette fois-ci, l’opérateur $A$ doit être compris comme une petite transformation : si $u$ désigne le temps qu’il fait aujourd’hui à 14h28, alors le calcul du transformé $u'=Au$ fournit le temps qu’il fera à 14h29... Pour obtenir le temps de la semaine prochaine, il faudrait appliquer la transformation $A$ 10000 fois de suite, ce qui pose souvent de gros problèmes numériques. Il se trouve que les données spectrales permettent d’éviter ce calcul tout en fournissant une très bonne idée de ce qu’il va se passer !
Bon, cette fois-ci, l’histoire est terminée... quoique, avec les maths, quand on commence à creuser, on peut être certain de faire surgir de nouveaux trésors. À l’aide d’un peu d’imagination, cette idée simple se métamorphose en un problème particulièrement mystérieux. Ainsi, le mathématicien V. Arnold [10] avait imaginé faire cette transformation $A$ sur
un tore : c’est-à-dire qu’il part d’un carré de côté 1, et après la
transformation, tous les points qui sortent d’un côté du carré, il les
fait rentrer du côté opposé (comme dans le jeu PacMan). Ce
simple modèle permet d’illustrer la théorie du chaos... mais
c’est une autre histoire !
- Le chat d’Arnold
- Partant d’une image de chat, on lui applique la transformation donnée par la matrice $A$, puis on « replie » pour rester dans le carré.
Je remercie chaleureusement les pré-lecteurs qui ont bien voulu me faire part de leurs remarques : Alexandre Boritchev, Shalom Eliahou, Luc Hillairet, Phénakistiscope et Patrick Popescu-Pampu. Un grand merci à Marc Joyeux pour ses spectres de molécules.
Notes
[2] 1THz = un térahertz, soit $10^{12}$ oscillations par seconde.
[3] La séparation entre deux couleurs qui se touchent dans la gamme des fréquences est arbitraire. Par exemple, en vietnamien, toute la gamme du vert au bleu est considérée comme une seule couleur (xanh) !
[4] les cellules ciliées dans l’oreille interne jouent un rôle important dans la traduction des oscillations en fréquences.
[5] Merci Boby
[7] Oui, apparemment, il faut que j’accorde un
peu ma guitare.
[8] Un exemple sophistiqué de dimension finie dans l’infiniment petit : le spin est une caractéristique d’une particule quantique (comme un électron) qui ne prend qu’un nombre fini de valeurs : son opérateur est bien une matrice ! Et si vous saviez comme les physiciens s’y intéressent en ce moment... car c’est une des clefs pour construire des « ordinateurs quantiques ».
[9] Une copie fidèle serait plutôt obtenue
avec la transformation identité correspondant à la matrice $
\begin{pmatrix}
1 & 0\\ 0 & 1
\end{pmatrix}
$.
[10] Vladimir I. Arnold ; A. Avez (1967). Problèmes Ergodiques de la Mécanique Classique. Gauthier-Villars, Paris
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Pour citer cet article :
San Vũ Ngọc — «Spectre» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013
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