Article publié le 10 avril 2021
Subtile mécanique quantique
Partie 2
Piste rouge Le 15 avril 2021 Voir les commentaires
Dans le premier article de cette série j’ai expliqué en termes simples et par le biais d’une « parabole quantique » la notion d’observables incompatibles telle qu’elle est apparue lorsque les physiciens au début du siècle dernier
ont développé la mécanique quantique, qui est la théorie physique qui permet d’expliquer le comportement du monde atomique et subatomique. J’ai aussi brièvement expliqué le lien entre cette notion et le principe d’incertitude de Heisenberg. Dans ce deuxième article nous verrons plus en détail, et plus quantitativement, à travers la description d’un dispositif expérimental réel, comment ces phénomènes surprenants se manifestent sur des systèmes microscopiques particuliers, les « qubits, » qui sont les principaux ingrédients de l’information quantique. Cela nous permettra de comprendre comment ces phénomènes nous forcent à radicalement changer certains aspects de notre conception du monde physique.
Ce deuxième article est un peu plus sophistiqué que le premier du point de vue des mathématiques, sans dépasser le niveau du lycée, mais reste accessible a tout esprit curieux de 7 à 77 ans [1].
Dans le troisième article de la série, j’expliquerai comment le comportement subtil du dispositif décrit est exploité en cryptographie quantique afin d’assurer une sécurité de communication sans faille.
Voir, entendre, observer
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de mieux comprendre en quoi il peut être different d’observer des objets macroscopiques tirés d’une urne plutôt qu’une collection de molécules, comme nous l’avons déjà vu dans le premier article. Pour cela, nous devons d’abord brièvement nous interroger sur les multiples façons dont nous observons le monde qui nous entoure. Nous utilisons pour cela nos sens : la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût. Depuis plusieurs siècles, Homo Sapiens a progressivement construit de nombreux instruments pour compléter ses sens, surtout la vue et l’ouïe : longue-vue et téléscope pour voir loin, microscope pour voir petit, micro pour écouter ce qui est inaudible pour l’oreille humaine. Nous n’avons néanmoins pas une expérience directe du monde moléculaire ou atomique. Un microscope optique classique — comme on en rencontre dans les laboratoires de biologie — a une résolution de l’ordre du micromètre [2], ce qui signifie qu’il permet de distinguer les microbes dont les tailles varient d’une fraction de micromètre à une cinquantaine de micromètres. Mais les atomes sont mille à dix-mille fois plus petits. Personne ne peut donc regarder, de façon directe, des molécules ou des atomes. De nombreux moyens indirects pour le faire existent néanmoins. Pour le comprendre, on peut utiliser l’analogie suivante. Supposons que vous soyez dans un bois, et qu’il fasse noir. Si vous entendez un aboiement, vous conclurez qu’il y a un chien, même si vous ne le voyez pas. Vous pourrez même dire approximativement où il se trouve, en évaluant le volume de l’aboiement, et la direction d’où il provient. Vous n’aurez donc pas vu un chien, mais vous l’aurez observé tout de même, avec votre ouïe. En rentrant, vous direz : « J’étais dans le bois, il y avait un chien ». De façon analogue, les physiciens ont développé, au fil du siècle dernier, de nombreux instruments pour observer le monde moléculaire et atomique. Ce faisant, ils avancent dans le noir et entendent des bruits qu’ils n’ont jamais entendus : à eux d’imaginer ce qui les cause, et comment.
Observer position et énergie
On sait ainsi faire des observations qui permettent de dire où se trouve un électron, un atome, une molécule : ce sont des observations de position. Par conséquent on sait aussi observer la forme et l’orientation des molécules, en examinant la position relative des atomes qui les constituent. Tout cela sans jamais « voir » directement un électron, un atome, une molécule.
On sait par ailleurs faire des mesures d’énergie. Il existe plusieurs formes d’énergie, qui peuvent être transformées les unes dans les autres et dont deux sont importantes pour notre discussion : l’énergie cinétique et l’énergie potentielle.
L’énergie cinétique est liée à la notion de vitesse et donc à celle du mouvement [3]. Une particule rapide a plus d’énergie cinétique qu’une particule lente.
Pour comprendre l’énergie potentielle, on peut penser à un trampoline.
Les ressorts autour d’un trampoline sont étirés lorsque vous atterrissez : ils absorbent votre énergie cinétique et la transforment en énergie potentielle élastique.
Lorsqu’ils se recontractent, ils vous propulsent dans l’air en reconvertissant cette énergie potentielle en énergie cinétique qui, elle, est convertie en énergie potentielle gravitationnelle pendant votre ascension. Arrivée au point culminant de votre saut, vous n’avez plus d’énergie cinétique, les ressorts ne sont plus étirés et toute votre énergie est de nature gravitationnelle. À tout moment, votre énergie totale est la même, répartie entre ces trois formes d’énergie qui sont converties les unes dans les autres au fil du temps.
Expérimentalement, l’énergie peut être mesurée de diverses façons, au niveau macroscopique comme au niveau microscopique.
À titre d’exemple, les physiciens savent mesurer les vitesses des atomes et des molécules, ainsi que leurs vitesses relatives. Il savent donc répondre à des questions comme « à quelle vitesse l’électron de l’atome d’hydrogène circule-t-il autour de son noyau ? » sans pour autant « voir » directement avec leurs yeux ni l’électron, ni le noyau. Cela leur permet de déterminer leur énergie cinétique. Par d’autres protocoles expérimentaux, ils savent mesurer l’énergie potentielle ou, le plus souvent, directement l’énergie totale.
Le qubit
Un qubit est un système physique de taille atomique ou moléculaire sur lequel on peut observer deux observables incompatibles [4]. Dans le cas de l’azote, il s’agit des variables position et énergie, mais dans d’autres qubits, ces observables peuvent être différentes.
Le qubit a en plus la particularité que chacune de ces quantités observées ne peut prendre que deux valeurs distinctes.
Il existe des qubits multiples et variés, mais leur description demande souvent quelques connaissances approfondies en physique.
Il y a toutefois un exemple de qubit relativement facile à décrire : la molécule d’ammoniac NH3, composée de trois atomes d’hydrogène et d’un atome d’azote [5]. On peut s’imaginer que les trois atomes d’hydrogène sont situés approximativement sur les sommets d’un triangle équilatéral, avec l’azote placé sur l’axe perpendiculaire au triangle, passant par son centre. Sur le dessin, on a placé cet axe verticalement, et on supposera que la molécule tourne, comme une toupie, autour de cet axe, avec une vitesse angulaire fixée. Bien évidemment, l’image de la molécule d’ammoniac esquissée ici est très naïve et basée sur une analogie avec un système macroscopique qui ne s’applique pas entièrement.
Pour nos besoins, deux faits expérimentaux sont importants.
Lorsqu’on fait une mesure de position sur la molécule d’ammoniac, on constate que deux résultats sont possibles : dans l’image simple de la molécule, ceux-ci correspondent à la situation où l’atome d’azote se trouve au-dessus ou en-dessous du plan des trois atomes d’hydrogène.
C’est ce que j’ai appelé ci-dessus deux valeurs possibles obtenues dans une mesure de type « position ». Il est possible également de mesurer l’énergie vibrationnelle de la molécule, qui est liée aux oscillations de ses quatre atomes autour de leurs positions d’équilibre aux sommets de la pyramide. On constate alors expérimentalement qu’elle aussi ne peut prendre que deux valeurs seulement.
Comment ces mesures sont faites dans un laboratoire de physique n’est pas important pour la suite. Il suffit de savoir (et d’admettre) que de telles mesures sont possibles.
Voici maintenant le dispositif expérimental qui mettra clairement en évidence le comportement surprenant dont les qubits sont capables.
Un dispositif expérimental
Le dispositif [6] est composé de trois boîtes.
La première boîte, placée à gauche dans le dessin, est équipée d’un bouton poussoir. Lorsqu’on enfonce le bouton, un qubit sort de l’embouchure à droite de la boîte et est envoyé vers la deuxième boîte, au centre. Le qubit traverse la deuxième bo^i te, et continue son chemin vers la troisième qu’il traverse aussi. J’appellerai la première boîte la source. Pour la suite de la discussion, on supposera que les qubits sont des molécules d’ammoniac, mais les phénomènes observés et décrits ci-dessous seraient les mêmes avec n’importe quels autres qubits. Sur la deuxième boîte se trouve un sélecteur qui peut être mis en deux positions différentes, que j’appellerai $P$ et $E$. Au-dessus de cette deuxième boîte est placé un écran d’affichage. Lorsqu’un qubit traverse la boîte, et si le sélecteur est en position $P$, alors une mesure de position est faite sur le qubit. Si par contre le sélecteur est en position $E$, l’énergie du qubit est mesurée. Le résultat de la mesure est alors affiché sur l’écran : H ou B pour position « Haute » ou « Basse » et G ou F pour énergie « Grande » ou « Faible ». La troisième boîte est en tout point identique à la seconde. J’appellerai ces deux boîtes les détecteurs.
À ce point de la discussion, il est sans doute important de souligner qu’il n’y a pas de fil ni de tubes connectant les boîtes entre elles. Ni un bonhomme sous la table qui actionne les écrans d’affichage une fois que quelqu’un pousse le bouton. Il n’y a ni magie ni triche. Il faut s’imaginer que les trois boîtes sont complètement isolées de l’extérieur et que la seule action du monde extérieur sur elles se fait via le bouton sur la première boîte. Il y a, certes, des dispositifs complexes à l’intérieur de chaque boîte, mais on n’a pas besoin de les connaître. Seul leur effet sur les écrans est important pour ce qui suit.
Ce que je prétends, et que j’expliquerai ci-dessous, est que, lorsqu’on actionne de façon répétée, et très souvent, le bouton de la première boîte, les résultats observés sur les deux écrans d’affichage sont contraires à notre intuition et défient toute explication basée sur notre expérience du monde macroscopique, sur nos connaissances en physique non-quantique, et sur l’application de quelques règles élémentaires de probabilité.
Quelques premières expériences simples
Poussons donc 25 fois le bouton sur la boîte source après avoir mis le sélecteur du premier détecteur sur $P$. Et regardons pour l’instant uniquement ce qui se passe sur ce premier écran. On observe par exemple ceci :
Expérience I.
Détecteur 1 : sélecteur en $P$.
Écran : HBBBB BHBBB BBBBB BBHBB BHBBB
L’écran affiche donc 4 fois H et 21 fois B.
De la même façon, mettons maintenant le sélecteur du premier détecteur sur $E$ et poussons de nouveau 25 fois le bouton. On observe par exemple ceci :
Expérience II.
Détecteur 1 : sélecteur en $E$.
Écran : GFGFF FFFGF FFFGF FFFFF FFGFF
Cette fois-ci, l’écran affiche 5 fois G et 20 fois F. Si vous répétez ces deux expériences en poussant le bouton un très grand nombre de fois, vous constaterez que, avec le sélecteur sur $P$, dans un cas sur six, l’écran affiche H et dans cinq cas sur six, il affiche B. Et dans la position $E$, dans un cas sur six l’écran affiche G et dans cinq cas sur six il affiche F. On peut résumer ceci en disant que, si l’on pousse le bouton avec le sélecteur dans la position $P$, on a une probabilité de $1/6\approx 0.17$ de voir H s’afficher et une probabilité de $5/6\approx 0.83$ de voir B s’afficher. Et si le sélecteur se trouve dans la position $E$, on a une probabilité de $1/6\approx 0.17$ de voir G s’afficher et $5/6\approx 0.83$ de voir F s’afficher.
Tout cela n’a toujours rien d’étonnant. Il suffit de supposer qu’un sixième des molécules d’ammoniac qui sortent de la première boîte ont leur azote vers le Haut, et donc cinq sixièmes ont leur azote vers le Bas. De même, un sixième ont une énergie Grande, et cinq sixièmes une énergie Faible. Pour tester ces hypothèses, on peut encore faire l’expérience suivante.
Cette fois-ci, on va observer les affichages sur les deux écrans. Mettons tout d’abord les deux sélecteurs dans la même position, disons $P$. En poussant le bouton 25 fois, on observe ceci :
Expérience III.
Détecteur 1 : sélecteur en $P$.
Écran : BHBBB BBHBB HBBBB BHBBH BBBBB
Détecteur 2 : sélecteur en $P$.
Écran : BHBBB BBHBB HBBBB BHBBH BBBBB
On en conclut que, si le premier écran affiche H, alors la même chose est vraie pour le deuxième, et de même pour B. On observe une chose analogue lorsqu’on met les deux sélecteurs sur la position $E$ : si le premier écran affiche G, le deuxième affiche également G. Et de même avec F. Est-ce que l’explication des propriétés des qubits sortant de la boîte source proposée ci-dessus est compatible avec ces observations ? Oui, clairement. La situation est la suivante. Lorsqu’un qubit sort de la première boîte, on ne sait pas si la position de son azote est « Haute » ou « Basse ». Mais une fois qu’on a mesuré cette position dans le premier détecteur, une deuxième mesure de contrôle dans le deuxième détecteur donne le même résultat. Ceci indique que chaque qubit a, tout au long de son existence, une énergie bien définie (Grande ou Faible) et une position de son azote bien définie aussi (Haute ou Basse).
Il semble clair à ce point que chaque molécule d’ammoniac sortant du premier boîtier a soit son azote vers le Haut, soit vers le Bas et que chacune de ces molécules a également soit une Grande, soit une Faible énergie. En d’autres termes, que quatre variétés de molécules d’ammoniac sortent de la première boîte, qu’on peut énumérer comme (H,G), (H,F), (B,G), (B,F), avec une notation évidente. Par exemple (H,G) signifie que la molécule a son azote vers le Haut et une Grande énergie. Jusque là, tout va donc bien. Rien de surprenant n’a été mis en évidence et il a été facile d’expliquer les résultats des quelques expériences effectuées. D’ailleurs, on a l’impression que pousser le bouton est semblable à tirer un objet dans le coffre de l’article Surprenant hasard quantique avec les boules et cubes rouges et verts : là aussi, il y a quatre variétés d’objets.
Poussons plus loin les investigations
Posons donc quelques questions un peu plus pointues. Par exemple, nous avons établi qu’un sixième des molécules sortant de la première boîte ont l’azote en Haut, et qu’un sixième ont une Grande énergie. Mais nous ne savons pas quelle fraction d’entre elles a à la fois son azote en Haut et une Grande énergie. On pourrait s’imaginer que toutes celles qui ont leur azote en Haut ont aussi une Grande énergie. Mais ce n’est pas sûr. Il se pourrait par exemple que seulement la moitié de celles qui ont leur azote en Haut ont une Grande énergie. Et qu’un dixième de celles qui ont leur azote en Bas ont une Grande énergie également [7]. On peut se demander de la même façon quelle fraction des molécules d’ammoniac a son azote en Bas et une Faible énergie, et ainsi de suite. Il s’avère que le dispositif expérimental dont nous disposons permet de faire d’autres expériences un peu plus poussées qui nous permettront de nous attaquer à ces questions.
Nous constaterons alors que les résultats de ces nouvelles expériences sont incompatibles avec les hypothèses naturelles faites ci-dessus et qui permettaient d’expliquer les trois premières expériences.
Mettons donc le premier sélecteur sur $P$ et le deuxième sur $E$. On observe alors ceci :
Expérience IV.
Détecteur 1 : sélecteur en $P$.
Écran : BHBBB BBHBB HBBBB BHBBH BBBBB
Détecteur 2 : sélecteur en $E$.
Écran : FGGFF FGFGG GFGFF GGFFF GGGGF
On constate d’abord que, comme on en a l’habitude maintenant, le premier écran affiche H approximativement [8] une fois sur six et B cinq fois sur six.
Par contre, sur le deuxième écran, le F et le G apparaissent approximativement une fois sur deux chacun. Pourtant, nous avions établi dans les expériences précédentes qu’un sixième des molécules d’ammoniac avaient une Grande énergie et cinq sixièmes une Faible énergie. Cette nouvelle expérience est donc incompatible avec ce que nous pensions avoir établi auparavant sur les qubits sortant de la boîte source. Une autre façon de s’en convaincre est de s’imaginer qu’on enlève d’abord le premier détecteur. Selon ce qu’on a appris dans l’Expérience II, l’écran du deuxième détecteur indiquera alors qu’un sixième des molécules a une Grande énergie. Force est donc de constater que le fait de d’abord mesurer la position de l’azote, comme dans l’Expérience IV, change cette proportion.
Où est le problème ?
Que se passe-t-il ici ? Nous avons apparenté — inconsciemment peut-être — le pousser du bouton avec une expérience aléatoire, comme le lancer d’un dé ou le tirage d’un objet en bois dans un coffre. Ici, chaque fois qu’on pousse le bouton, on s’est imaginé qu’une des quatre variétés de la molécule d’ammoniac sort du boîtier. Nous avions aussi observé qu’un sixième des molécules est de type (H,G) ou (H,F) et cinq sixièmes de type (B,G) ou (B,F). Et encore que un sixième est de type (H,G) ou (B,G) et cinq sixièmes de type (H,F) ou (B,F). On n’avait néanmoins pas pu établir, avec les trois premières expériences, quelle fraction des molécules d’ammoniac est de type (H,G), par exemple. C’est pour cela qu’on avait lancé la quatrième expérience.
Mais elle a révélé un problème dans le modèle que nous avions construit. Apparemment, après une première mesure sur l’orientation des molécules d’ammoniac, la distribution de leurs énergies a changé. Plutôt que d’avoir un sixième de molécules ayant une Grande énergie, et cinq sixièmes une Faible, on s’est retrouvé avec la moitié ayant une Grande et la moitié une Faible énergie.
Tout se passe donc comme si le fait de mesurer l’orientation de la molécule changeait son énergie. C’était le cas aussi dans la parabole quantique du pull de l’article Surprenant hasard quantique, mais que nous avions rangée parmi les contes fantastiques. Nous n’avons en effet pas l’habitude d’un tel phénomène dans le monde macroscopique qui est notre quotidien. Le deuxième exemple de l’article Surprenant hasard quantique, du coffre avec les objets en bois cubiques ou sphériques l’illustre également. Le fait de tâter un objet pour décider s’il est rond ou cubique ne change pas sa couleur ! Donc dans ces situations macroscopiques, le phénomène observé dans l’Expérience IV ci-dessus ne se produit pas. Mais dans le monde moléculaire, si !
L’Expérience IV nous apprend que le fait d’observer l’orientation d’une molécule peut altérer son énergie, et vice versa [9].
Observables incompatibles
Les physiciens ont baptisé les propriétés comme la position et l’énergie de la molécule d’ammoniac des « observables incompatibles ». Elles sont dites incompatibles parce que la mesure de l’une détruit l’information sur l’autre. Pour bien illustrer ce point, on peut faire l’expérience supplémentaire suivante. On ajoute un troisième détecteur au dispositif, à droite des deux premiers. On met le premier sélecteur sur $P$, le deuxième sur $E$ et le troisième sur $P$, comme le premier. On observera alors ceci, en poussant le bouton sur le premier boîtier 25 fois :
Expérience V.
Détecteur 1 : sélecteur en $P$.
Écran : BHBBB BBHBB HBBBB BHBBH BBBBB
Détecteur 2 : sélecteur en $E$.
Écran : FGGFF FGFGG GFGFF GGFFF GGGGF
Détecteur 3 : sélecteur en $P$.
Écran : BHHBB HHBHB BHBBH HBBBH HHBBH
On constate que le résultat de la troisième mesure n’est pas toujours le même que celui de la première, bien que dans les deux cas, ce soit la position de l’azote qui est mesurée. Si on faisait une quatrième mesure, cette fois-ci à nouveau de l’énergie, on constaterait que les résultats obtenus ne seraient, là non plus, pas les mêmes que ceux enregistrés dans la deuxième mesure. On dit que les deux observables position et énergie sont incompatibles parce qu’une valeur précise (H ou B, G ou F) ne peut pas leur être attribuée simultanément.
On pourrait se dire que, peut-être, en faisant plus astucieusement les mesures physiques, on pourrait contourner ce problème. Mais après un siècle d’expérimentation, personne n’a jamais trouvé un moyen pour déterminer simultanément l’orientation et l’énergie d’une molécule d’ammoniac. Par ailleurs, selon la mécanique quantique, ce n’est pas possible. Dans ce qui suit, on va donc admettre, comme hypothèse de travail, que cela n’est en effet pas possible.
Le principe d’incertitude
En y regardant de plus près, on peut même dire que, si on connaît précisément la position de l’azote, on perd toute information sur l’énergie de la molécule, et vice versa. En effet, regardons, parmi les 25 molécules de l’Expérience V les 20 dont le premier détecteur trouve l’azote en Bas : en regardant le deuxième détecteur, on voit que 10 d’entre elles ont une Grande énergie et donc 10 une Faible énergie. La probabilité d’avoir une Grande ou une Faible énergie est donc la même pour une molécule dont on sait qu’il a son azote vers la Bas. En d’autres termes, l’incertitude sur son énergie est maximale lorsqu’on connaît parfaitement sa position ! C’est vrai dans l’autre sens aussi : si on connaît parfaitement son énergie, on perd toute information sur son orientation, qui sera alors vers le Haut ou vers le Bas avec la même probabilité.
Ceci est une manifestation du célèbre principe d’incertitude de Heisenberg qui dit plus généralement que, si on connaît précisément la position d’un atome, on ne sait rien sur sa vitesse, et vice versa.
Une sortie de crise ratée
Tout ceci est inhabituel, si nous nous référons à notre expérience quotidienne du monde macroscopique. Mais peut-être n’est-ce pas si particulier ? On pourrait s’imaginer que chaque molécule a bien, à chaque instant, une orientation ($H$ ou $B$) et une énergie ($G$ ou $F$), mais que ces propriétés peuvent changer pendant l’acte de mesure. Et que nous ne pouvons donc pas connaître simultanément ces deux propriétés, comme je l’ai expliqué ci-dessus. Ce n’est pas ce qui se passe avec nos pulls, ni avec des objets colorés en bois, mais, après tout, peut-être faut-il juste admettre que c’est le cas pour les molécules d’ammoniac ? Il s’avère que la situation est bien plus subtile que cela.
En effet, on pourrait s’imaginer qu’une molécule d’ammoniac peut avoir, à chaque instant, une valeur précise pour son orientation et simultanément pour son énergie, mais que nous ne pourrons jamais connaître ces valeurs parce que la mesure de l’une efface l’information sur l’autre. Ceci est un point subtil : on admettrait donc que les molécules ont certaines propriétés mais que l’on ne peut en aucun cas les connaître. C’est, il est vrai, un peu tordu comme idée : les physiciens n’aiment pas introduire dans leurs théories des concepts théoriques qui restent — par principe — inaccessibles à l’expérience. Ceci dit, il faut bien admettre que c’est a priori une possibilité. Et lorsqu’on ne comprend pas, qu’on est dans le noir et qu’on tâtonne, on doit explorer toutes les pistes, quitte à les écarter une à une.
En l’occurrence, il s’avère qu’on peut montrer, en analysant un peu plus l’expérience IV, que cette hypothèse est également en contradiction avec l’expérience. Elle est donc contraire au comportement du monde moléculaire et à écarter. Le raisonnement, qui utilise quelques notions élémentaires de probabilité, est fourni dans le bloc dépliant ci-dessous.
La mécanique quantique à la rescousse
En conclusion de ce qui précède, il est clair qu’on ne peut pas comprendre les observations faites dans les cinq expériences décrites ci-dessus en supposant que chaque molécule d’ammoniac possède, à chaque instant, une orientation et une énergie précise. Il n’est donc pas correct de penser qu’il y a quatre variétés de telles molécules. Ceci est très différent de ce qui se passe avec les boules et cubes en bois, de couleur rouge et verte. La nature nous surprend, ce qui rend la science passionnante.
Pour expliquer ces expériences, il faut donc développer une autre théorie. Les physiciens ont dû travailler durement pour imaginer une solution à cette énigme, et à quelques autres, et ils l’ont trouvée dans la mécanique quantique.
J’ai déjà brièvement évoqué quelques-unes des notions clé de la mécanique quantique : qubit, réduction de la fonction d’ondes, observables incompatibles, principe d’incertitude. Il y en a plusieurs autres, notamment l’enchevêtrement [11] et la décohérence.
L’enchevêtrement n’intervient que lorsqu’on regarde des systèmes de plusieurs qubits en même temps. Par exemple, si on faisait sortir des couples de molécules d’ammoniac de la source de nos expériences, plutôt que de les faire sortir une par une. Un ordinateur quantique est composé non de deux, mais de nombreux qubits dont le fonctionnement collectif doit pouvoir être contrôlé soigneusement. L’enchevêtrement de ces qubits est alors l’ingrédient essentiel qui permettra à ces ordinateurs d’être plus performants que les ordinateurs existants. Pour en savoir plus sur l’enchevêtrement, je vous recommande vivement les articles de David Mermin cités à la fin de cet article.
La décohérence intervient quand on se pose la question naturelle suivante : « Pourquoi des phénomènes comme le principe d’incertitude ou l’incompatibilité d’observables ne se manifestent-ils pas dans notre environnement macroscopique ? » Après tout, la matière macroscopique est composée de molécules et d’atomes. La décohérence permet d’expliquer comment l’incompatibilité d’observables et le principe d’incertitude sont pour ainsi dire détruits lorsqu’on passe d’un système microscopique à un système macroscopique.
On comprend alors le défi présenté par la construction d’ordinateurs quantiques. Lorsqu’on assemble beaucoup de qubits, on s’approche d’un système macroscopique et on risque, à cause de la décohérence, de perdre les propriétés typiquement quantiques essentielles à son fonctionnement.
Conclusion
J’espère que les expériences décrites ci-dessus vous ont permis de toucher du doigt la nature étonnante et fascinante du monde microscopique et de la mécanique quantique qui le décrit. Ce sont les différences subtiles entre la physique quantique et classique qui sont à l’origine des promesses de l’information quantique. À titre d’exemple, le dispositif expérimental décrit ci-dessus ne sert pas seulement à illustrer les subtilités du comportement du monde microscopique. En effet, il sert dans la cryptographie quantique. Plus précisément, il est utilisé dans le protocole de distribution de clés de chiffrement connu sous le nom poétique de BB84. Le principe de son fonctionnement peut être assez facilement expliqué une fois qu’on a compris le comportement du dispositif expérimental proposé ci-dessus. Ce sera l’objet du troisième article de cette série.
Ce qu’on peut conclure de tout ceci est que, si nous voulons un jour construire un ordinateur quantique performant, il faudra maîtriser la mécanique quantique jusque dans ses moindres recoins et subtilités. En attendant, l’esprit scientifique peut prendre plaisir à essayer de comprendre la nature, à expliquer ses énigmes et à s’émerveiller devant sa beauté complexe. Pour citer Poincaré dans « La valeur de la science » :
« Je ne dis pas : la Science est utile parce qu’elle nous apprend à construire des machines ; je dis : les machines sont utiles parce qu’en travaillant pour nous, elles nous laisseront un jour plus de temps pour faire de la science. »
Je me suis fortement inspiré pour ce texte d’une série de quatre très beaux articles de David Mermin, physicien de Cornell, dans lesquels il décrit un dispositif semblable à celui que j’ai utilisé ci-dessus pour expliquer en termes simples l’enchevêtrement et ses conséquences. Ces articles [13] sont écrits pour le grand public et je vous invite à les lire, ce sont des merveilles.
Je remercie les collègues et amis qui ont bien voulu lire des versions antérieures de ce texte et m’aider à l’améliorer à travers leurs remarques : Arnaud Bodin, Eveline De Bièvre, Matthias De Bièvre, Jean-Pierre De Dobbeleer, David Dereudre, Stéphanie Didi, David Dunlap, Jean-Claude Garreau, Dima Horoshko, Paul Parris, Patrick Popescu, Jean-Michel Torres, Pauline Truong ainsi que les relecteurs d’Images des mathématiques : Thomas Chaumeny, et François Brunault.
Notes
[1] Les Tintinologues comprendront l’allusion.
[2] Un micromètre est un millième d’un millimètre. Il y a donc un million de micromètres dans un mètre.
[3] Le mot cinétique dérive du Grec ancien $\kappa\iota\nu\eta\tau\iota\kappa\mathrm{o}\sigma$, « en lien avec le mouvement ». En Grec moderne, on a encore $\kappa\iota\nu\eta\sigma\eta$, le mouvement. Et le cinéma, ce sont des images en mouvement.
[4] La notion d’observables incompatibles a été expliquée dans le premier article.
[5] Nitrogenium en Latin, nitrogen en anglais, d’où le N.
[6] Il s’agit d’un avatar de l’expérience de Stern-Gerlach, effectuée en 1927, et qui a joué un rôle primordial dans le développement de la mécanique quantique.
[7] Je vous invite à vérifier que le compte y est. En effet, la moitié d’un sixième est un douzième et un dixième de cinq sixièmes est un douzième également. On a donc bien un total de deux douzièmes, c’est à dire un sixième, qui ont une Grande énergie.
[8] Dans cet exemple, où l’on pousse le bouton 25 fois, l’écran affiche H une fois sur cinq, et pas une fois sur six. Mais c’est parce qu’on ne pousse pas le bouton assez souvent. Si vous le poussez un très grand nombre de fois, H s’affichera approximativement une fois sur six.
[9] J’insiste encore une fois sur le fait que cette expérience peut être faite et a été faite : la nature se comporte bien comme je l’ai décrit. Ceci n’est pas un conte fantastique. Dans le cadre de la mécanique quantique, ce phénomène est une conséquence de ce qu’on appelle, la réduction de la fonction d’ondes.
[10] Remarquons que, puisque l’énergie ne change pas lorsqu’on mesure l’énergie, si on observe dans le deuxième détecteur qu’une molécule a une Grande énergie, alors ceci est vrai aussi bien juste avant qu’après cette expérience. C’est une conséquence de l’Expérience III.
[11] On dit aussi intrication.
[12] De Bièvre, Quantum chaos : a brief first visit. Contemporary Mathematics 289, 161-218 (2001)
[13] D.N. Mermin, Bringing home the atomic world : Quantum mysteries for anybody. American Journal of Physics 49, 940-943 (1981). doi : 10.1119/1.12594
D.N. Mermin, Is the Moon There When Nobody Looks ? Reality and the Quantum Theory. Physics Today 38, 38 (1985) ;
D. N. Mermin, Quantum mysteries revisited. American Journal of Physics 58, 731 (1990) ;
D. N. Mermin, Quantum mysteries refined. American Journal of Physics 62, 880 (1994) ;
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Pour citer cet article :
Stephan De Bièvre — «Subtile mécanique quantique» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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