Trois ou quatre citations de La Vie mode d’emploi de Georges Perec
Piste verte Le 25 décembre 2012 Voir les commentaires (1)
Pour le plaisir, quelques citations de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, avec des rectangles, des octogones et des polyèdres.
Il y a dans le « romans » La Vie mode d’emploi de Georges Perec, beaucoup d’objets géométriques [1]. Une géométrie assez complexe a servi de moule à ce livre, mais ce n’est pas de cela qu’il est question ici [2]. Comme le titre de cet article l’indique, il est composé principalement de quelques citations de La Vie mode d’emploi. Ainsi je raccroche ce livre à la liste que comporte un billet de Pierre de la Harpe. Et je continue à affirmer, et à tenter de prouver, que les mathématiques font partie de la culture...
Volumes : le polyèdre de Meglepett Egér
Commençons par un extrait du chapitre XXXIX :
[...] sur la couverture de l’American Journal est reproduite une ancienne et splendide estampe américaine, éblouissante d’or et de rouge, de vert et d’indigo : une locomotive baroque et un formidable chasse-bestiaux, hâlant ses wagons mauves à travers la nuit de la Prairie fouaillée par la tempête, mêlant ses volutes de fumée noire constellée d’étincelles à la sombre fourrure des nuages prêts à crever. Sur la couverture d’Umetnost est photographiée une des œuvres du sculpteur hongrois Meglepett Egér : des plaques de métal rectangulaires fixées les unes aux autres de façon à former un solide à onze faces.
Je souris, étonnée... Je ne crois pas qu’il existe de sculpteur hongrois nommé Meglepett Egér... [3].
La « géométrie complexe » évoquée ci-dessus a conduit Perec à dresser, pour chacun des chapitres du livre, une liste dont les items (tableaux [4], livres, formes géométriques, etc.) devaient apparaître, plus ou moins explicitement, dans ce chapitre. Dans chacune de ces listes figurent au moins deux objets géométriques, une « surface » (triangle, rectangle, etc.) et un « volume » (pyramide, cube, cône, etc.).
Par exemple, dans le chapitre XXXIX, d’où est extraite cette citation, il devait y avoir (entre autres), un polyèdre et un rectangle. Onze rectangles, même. Les exégètes de Perec vous diront que le nombre 11 joue un rôle particulier dans son œuvre [5].
Et je suis certaine qu’on ne peut pas former un polyèdre avec onze rectangles.
On peut assembler trois rectangles, comme dans les coins d’un parallélépipède rectangle, ou d’un cube.
Inversement, dans un polyèdre, les rectangles s’assemblent forcément par trois : quatre rectangles (quatre angles droits) formeraient un plat... et cinq ou plus ne donneraient rien de convexe ! Si vous ne me croyez pas, regardez la photo !
Avec onze rectangles (ayant chacun quatre sommets !) assemblés par trois, le polyèdre aurait 44/3 sommets : ça ne va pas. Un polyèdre dont toutes les faces sont des rectangles a un nombre de faces divisible par trois.
Le polyèdre et son patron.
Le polyèdre rouge représenté dans le logo de cet article est ce que j’ai trouvé de plus proche de la sculpture de Meglepett Egér. Il a douze faces, et ce sont toutes des quadrilatères. Elles ne peuvent être toutes des rectangles : il y a quatre sommets en lesquels se regroupent quatre faces — sans qu’il y ait de « plat ». Ce polyèdre a douze faces, vingt-quatre arêtes et quatorze sommets. On peut utiliser six rectangles (les trois quadrilatères en haut face à nous et symétriquement les trois au fond en bas). Le « patron » représenté ici comporte seulement onze des douze faces du polyèdre, six d’entre elles sont des rectangles (dont deux des carrés) et six des losanges (dont deux des carrés), une est un parallélogramme (« quelconque »), la face manquante lui est identique, elle apparaîtra sous forme d’un trou [6] quand vous réaliserez le polyèdre.
Ce polyèdre peut aussi être réalisé avec des quadrilatères qui sont des losanges, c’est alors un dodécaèdre rhombique (ou rhomboïdal). On peut empiler des dodécaèdres rhombiques pour recouvrir l’espace, de même que les hexagones des tomettes recouvrent le plan. Cette structure géométrique se trouve dans les cristaux de grenat.
S’il s’est amusé avec polyèdre/rectangle/onze [7], Perec s’était aussi renseigné sur la cristallographie, puisque le cristal de grenat figure aussi dans La Vie mode d’emploi, où l’on peut lire (chapitre XCVI) :
[...] sur la commode, un ouvrage volumineux relié en cuir blanc, le Grand Dictionnaire de Cuisine, d’Alexandre Dumas [8] et, dans une coupe de verre, des modèles de cristallographie, pièces de bois minutieusement taillées reproduisant quelques formes holoèdres [9] et hémièdres des systèmes cristallins : le prisme droit à base hexagonale, le prisme oblique à base rhombe, le cube épointé, le cubo-octaèdre, le cubo-dodécaèdre, le dodécaèdre rhomboïdal, le prisme hexagonal pyramidé.
Les lames d’un cube ?
Pour en finir avec les polyèdres et les rectangles : est nommée dans La Vie mode d’emploi une dramatique télévisée intitulée La seizième lame de ce cube. Le contexte indique que le mot « lame » désigne une carte d’un jeu de tarot (utilisé à des fins divinatoires). « De ce cube » est moins clair... En tout cas, dans un cube (huit sommets, douze arêtes, six faces), rien ne va par seize.
Surfaces : le plafond éblouissant
Dans le chapitre XLVI, il devait être question d’octogones. Dès la première page, l’octogone publicitaire
[...] deux lits jumeaux séparés par une table de nuit façon Louis XV, avec un cendrier publicitaire en plastique orange sur les huit rebords duquel sont écrits alternativement, quatre fois chacun, les mots COCA et COLA, [...]
semblait faire l’affaire. Voici pourtant comment se termine le chapitre :
Un jour, Monsieur Riri lui demanda [à Monsieur Jérôme] ce qu’il avait vu de plus étonnant dans sa vie : il répondit que c’était un Maharadjah qui était assis à une table tout incrustée d’ivoire et qui dînait avec ses trois lieutenants. Personne ne disait mot et les trois féroces hommes de guerre avaient l’air, devant leur chef, de petits enfants. Une autre fois, sans qu’on lui ait demandé quoi que ce soit, il dit que ce qu’il avait vu de plus beau au monde, de plus éblouissant, c’était un plafond divisé en compartiments octogones, rehaussés d’or et d’argent, plus ciselé qu’un bijou.
Lorsqu’il prépara son chapitre XCVI, pour lequel son « cahier des charges » [10] lui imposait de parler, non seulement de polyèdres (voir ci-dessus), mais aussi d’octogones, Perec nota « tomettes » à côté du mot octogone... et le texte final contient :
Le sol de la salle de bains est couvert de tomettes hexagonales ; les murs sont carrelés de blanc [...]
Perec le savait bien [11], on ne peut pas carreler sa cuisine avec des carreaux octogonaux. Ou alors, en insérant des cabochons carrés, comme sur la photo ci-dessus.
Il arrive que l’on trouve chez les marchands de carreaux des panneaux rappelant aux amateurs d’octogones qu’il leur faudra acheter aussi des petits carrés... Les angles d’un hexagone régulier mesurent $120$ degrés et
\[3\times 120=360.\]
Ainsi trois hexagones s’assemblent bien pour former une surface plate. Par contre, lorsque l’on pose deux octogones l’un contre l’autre, leurs deux angles occupent
$2\times 135=270$ degrés... Il reste la place pour un angle droit, pas plus.
Les plafonds sont de la même nature géométrique que les sols, leurs octogones ont besoin de carrés. C’est peut-être pourquoi Monsieur Jérôme avait trouvé ce plafond si éblouissant...
Je remercie celles et ceux qui m’ont aidée à identifier le sculpteur hongrois Meglepett Egér.
Je remercie les relecteurs dont le noms ou pseudonymes sont Cidrolin (un pseudonyme bien Queneau-ien), Walter, Thomas Boulier, Vincent Borrelli et François Gramain pour leur aide à améliorer une première version de cet article.
On trouvera d’autres articles dans lesquels il est question de mathématiques et de littérature en suivant certains des liens contenus dans celui-ci ou en ouvrant le dossier Mathématiques et littérature.
Notes
[1] Perec et la géométrie, tel est le sujet d’un article que l’on m’a demandé d’écrire il y a quelques mois pour le journal littéraire Les Cahiers Georges Perec. Une des raisons pour lesquelles j’ai accepté de le faire est le besoin d’ailleurs qui a présidé à la création de cette rubrique sur Images des mathématiques. Il était donc normal qu’elle bénéficie de quelques retombées. Cet article en est une. Une autre (réservée aux aficionados de Perec) est lisible ici.
[2] Cette géométrie utilise le beau carré coloré que j’ai déjà reproduit, par exemple dans l’article que vous trouverez en cliquant sur ces mots, mais aussi l’autre carré, « rempli » par un itinéraire rouge, une figure pas vilaine non plus que l’on voit ci-dessous.
[3] Ceci veut dire, en hongrois, « souris étonnée » et le cahier des charges de Perec exigeait qu’il y eût une souris et de l’étonnement dans ce chapitre.
[4] Un des tableaux présents dans La Vie mode d’emploi est Les Ambassadeurs de Holbein, présenté dans l’article de Denis Favennec.
[5] Je renvoie aux publications spécialisées. Il est probable, pour citer une référence que les lecteurs d’Images des mathématiques peuvent connaître, que le pastiche de Je me souviens de Georges Perec intitulé Je me souviens de $\sqrt{11}$ dans le livre Rationnel mon $Q$ a été inspiré aux auteurs par ce rôle particulier de 11.
[6] Outre le fait que je ne voulais dessiner que onze des faces, je signale que, pour les gens maladroits, c’est très utile, un trou, quand on veut coller des morceaux de carton pour former un polyèdre.
[7] Et avec le nom du supposé sculpteur, qui aurait pu trouver sa place dans un autre livre de Perec, Les Revenentes, qui n’utilise que la voyelle e.
[8] Contrairement à Meglepett Egér, Alexandre Dumas a existé, et il est en effet l’auteur d’un Grand Dictionnaire de Cuisine contenant plus de trois mille recettes.
[9] Pour l’information des lecteurs mathématiciens qui auraient lu cet article jusqu’ici : le mot « holoédrique », issu du langage de la cristallographie, a servi de qualificatif aux homomorphismes de groupes, lorsque ceux-ci étaient des isomorphismes, et ceci au moins jusqu’aux années 1930.
[10] Le Cahier des charges de la Vie mode d’emploi a été publié par le CNRS et les éditions Zulma en 1993.
[11] Tout le monde le sait, cela a d’ailleurs déjà été dit dans cet article.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «Trois ou quatre citations de La Vie mode d’emploi de Georges Perec» — Images des Mathématiques, CNRS, 2012
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Commentaire sur l'article
Trois ou quatre citations de La Vie mode d’emploi de Georges Perec
le 29 janvier 2014 à 14:32, par verdurin