Un bol de café et un donut
Piste noire Le 21 juillet 2021 Voir les commentairesLire l'article en


La chute d’une goutte d’eau dans un bol rempli crée une onde circulaire à sa surface. On s’intéresse ici à l’évolution de la longueur de cette onde après qu’elle se soit réfléchie sur les bords du bol.
L’expérience :
Le sujet dont on va parler ici appartient à la famille des problèmes inspirés par le café matinal. Lorsqu’une goutte tombe dans un bol plein d’eau, l’onde créée à sa surface semble d’abord circulaire, puis elle se réfléchit sur le bord. Après cela, si la chute n’a pas eu lieu au centre du bol, l’onde paraît se focaliser au point opposé. Ensuite, elle se réfléchit à nouveau mais son intensité devient trop faible pour qu’elle soit visuellement perceptible.
Ce que l’on observe semble être l’amorce d’un mouvement périodique. Toutefois le phénomène est trop fugace pour nos propres sens pour qu’on puisse conclure avec certitude. Pour remédier à cela, on va faire appel à un peu de géométrie et à un ordinateur pour recréer ce phénomène en le simplifiant. D’abord, on ne va garder du mouvement à la surface de l’eau que la ligne à l’avant de l’onde qui se déplace, on l’appelle le front d’onde.
Ensuite, on ne va représenter cette ligne qu’avec un nombre fini de points que l’on note $M_1,\ldots ,M_n$. On suppose que ces n particules partent toutes du même point, mais dans des directions toutes différentes.

Représentation du front d’onde avec $n=14$ points
Chaque particule se déplace d’une petite distance dans sa direction, jusqu’à ce qu’elle rencontre le bord du bol. On calcule alors sa nouvelle direction en respectant l’égalité de l’angle d’incidence et de l’angle de réflexion.
Grâce à ce modèle (en choisissant un nombre de points égal à $n=2^{11}$ et un pas temporel égal à $\delta_t={2^{-6}}$), on peut obtenir des vidéos du front d’onde avec une durée qui dépasse les deux premières réflexions perceptibles dans la réalité. De plus, on peut choisir la distance, notée $a$, à laquelle le point de chute se trouve du centre du disque.
On constate qu’après la première réflexion sur le bord, l’onde ne se focalise pas exactement en un point, contrairement à ce que la perception visuelle semblait suggérer. D’autre part, quel que soit le point de chute, le mouvement n’est pas périodique (à l’exception du cas particulier où le point de chute est le centre du bol). Plus précisément, à court terme celui-ci alterne en des phases de contraction et de dilatation, tandis qu’à long terme le phénomène de dilatation semble l’emporter. Afin d’observer cela plus en détail, à toute itération du schéma, on calcule la quantité \[ \Vert M_{2}-M_1\Vert+\Vert M_{3}-M_2\Vert+\ldots+\Vert M_{n}-M_{n-1}\Vert \] que l’on considère comme une approximation numérique de la longueur du front d’onde.

Longueur du front d’onde en fonction du temps et pour différentes valeurs de $a$.
À partir de l’observation de ces courbes, on peut émettre les conjectures suivantes :
- pour une valeur de $a$ fixée, lorsque le temps $t$ devient grand, il existe une constante $C>0$ telle que la longueur du front d’onde est équivalente à $C\times t$,
- $C$ dépend de $a$ de manière croissante,
- l’amplitude des oscillations secondaires est négligeable par rapport à $t$.
Le résultat
On peut préciser et démontrer les conjectures précédentes, on obtient le résultat suivant.
On peut démontrer ce théorème uniquement à l’aide de connaissances équivalentes à la première année de Mathématiques dans l’enseignement supérieur (voir [V-20]). Tout en étant économe dans ses outils, la longueur des calculs fait que cette approche ne gagne pas en clarté. D’autre part, elle n’est adaptée qu’au cas particulier du cercle. Ces inconvénients font que ce n’est pas la voie que nous allons suivre ici. Nous allons plutôt essayer d’illustrer une construction géométrique qui permet d’approfondir ce résultat et de l’étendre à une plus large famille de phénomènes qu’on appelle fronts d’ondes dans un champ hamiltonien intégrable [CV-20], [C-20]. Ceux-là sont en lien avec le théorème d’Arnold-Liouville sur les systèmes intégrables.
L’enroulement de la trajectoire dans un tore
Dans toute cette section, on fixe un point quelconque du front d’onde et on examine la trajectoire de ce point au fil du temps. Le résultat suivant est crucial pour notre sujet.
Une conséquence de cette propriété est que la trajectoire d’un point reste confinée à l’intérieur d’un anneau.

Trajectoire d’une particule pour $t\in[0,10]$ (à gauche), $t\in[0,50]$ (au centre) et $t\in[0,500]$ (à droite).
De la sorte, à n’importe quel instant, son affixe complexe [1] peut être déterminée par deux paramètres réels $u$ et $v$ , tels que $e^{iu}$ est l’affixe du dernier impact avec le cercle et $v$ représente la distance qui le sépare de cet impact. Comme les triangles formés par deux points d’impacts consécutifs et le centre du disque sont isométriques et isocèles, notons $\alpha$ l’angle à la base, $v_\alpha$ la longueur de la base et $u_\alpha$ l’angle au sommet de ces triangles. D’après la propriété précédente ces quantités restent constantes au cours du temps. Ceci définit donc dans le rectangle $(u,v)\in [0,2\pi[\times [0;v_\alpha[$ un paramétrage des positions que peut occuper ce point à n’importe quel moment.

Paramétrage des positions que peut occuper un point dont l’angle d’incidence avec le bord du disque est fixé.
Comme $u\mapsto e^{iu}$ est $2\pi$-périodique, le point du front d’onde peut être représenté par une infinité de couples de la forme $(u+2k\pi,v)$ où $k$ est un entier quelconque. Géométriquement, cela revient à répliquer le rectangle $[0,2\pi[\times [0;v_\alpha[$ indéfiniment à droite et à gauche du rectangle initial et d’identifier deux points de la bande si en même temps leurs ordonnées sont égales et leurs abscisses sont égales modulo $2\pi$.

Réplication horizontale du rectangle.
Lorsque le temps $t$ augmente, la trajectoire du point décrite à l’aide des paramètres $(u,v)$ est simple : le mouvement est rectiligne et vertical jusqu’à ce que le point rencontre le bord du disque ; alors le point $(u,v)$ saute au point de coordonnées $(u+u_\alpha,0)$. Cela nous suggère de coller au-dessus et au-dessous de chacun des rectangles disposés tout à l’heure à l’horizontale d’autres rectangles identiques avec un décalage horizontal égal à $u_\alpha$ et de répéter indéfiniment cette opération afin que le plan tout entier se trouve recouvert.

Le domaine de départ (en vert foncé) est répliqué (en vert clair) de façon à ce qu’il recouvre tout le plan et à ce que la trajectoire du point soit en ligne droite (mauve, puis rouge, puis orange, puis jaune).
L’avantage de cette construction est que maintenant, décrit avec les paramètres $(u,v)$, le point se déplace toujours en ligne droite, sans saut, avec un vecteur vitesse constant égal à $(0,1)$. Cependant, elle a l’inconvénient de représenter le point du front d’onde par l’infinité de couples qui sont de la forme \[(u,v)+k(2\pi,0)+l(-u_\alpha,v_\alpha),\] où $(k,l)\in\mathbb{Z}^2$ sont deux coordonnées entières quelconques. Afin de pallier ce défaut, on considère le parallélogramme suivant \[{\cal P}_\alpha = \{r(2\pi,0)+s(-u_\alpha,v_\alpha)|(r,s)\in [0,1[^2\}.\] Comme on peut encore paver le plan avec ce parallélogramme, on peut à tout instant associer à la position du point un unique point dans ${\cal P}_\alpha$.

Parallélogramme ${\cal P}_\alpha$ (à gauche) et son redressement par l’application $L_\alpha$.
On considère alors l’application linéaire $L_\alpha$ de $\mathbb{R}^2$ qui envoie la base $((2\pi,0),(-u_\alpha,v_\alpha))$ sur la base canonique. Ceci nous conduit à considérer les coordonnées $(r,s)=L_\alpha(u,v)$ dans $[0,1[^2$ pour représenter le point (un tel point représente tous les couples de la forme $(r+k,s+l)$ où $(k,l)\in\mathbb{Z}^2$).
Décrite avec les paramètres $(r,s)$, la trajectoire du point est encore rectiligne uniforme, mais maintenant avec un vecteur vitesse (qui n’est généralement pas égal à $(0,1)$), qu’on va noter ${\bf V}_\alpha$. Postuler que tout point du plan de coordonnées $(r,s)$ s’identifie à tout autre point de la forme $(r+k,s+l)$, où $(k,l)$ sont un couple d’entiers quelconques, revient à se placer à la surface d’un tore, qui est le nom mathématique de la forme d’un donut. Pour comprendre cela, on peut considérer l’application suivante
\[
\begin{array}{rcl} \mathbb{R}^2 &\to& \mathbb{R}^3,\\
(r,s) & \mapsto &
4\begin{pmatrix}
\cos(2\pi r)\\
\sin(2 \pi r)\\
0
\end{pmatrix}
+
1.5{\cos(2\pi s)}
\begin{pmatrix}
{\cos(2\pi r)}\\
\sin(2\pi r)\\
0
\end{pmatrix}
+
1.5{\sin(2\pi s)}
\begin{pmatrix}
0\\
0\\
1
\end{pmatrix}
\end{array}
\]

Un paramétrage du tore.
Cette application a pour image un tore dans l’espace. De plus, tout couple $(r,s)$ a la même image sur le tore que tout autre couple de la forme $(r+k,s+l)$, où $(k,l)$ sont un couple d’entiers quelconques (car $\cos$ et $\sin$ sont $2\pi$-périodiques). En ce sens, cette application permet d’identifier ces points.
Le tore se note $\mathbb{T}^2$. On peut désormais représenter de manière univoque le point donné du front d’onde à n’importe quel instant par sa position sur $\mathbb{T}^2$.

Trajectoire d’une particule dans le disque (à gauche) et sa représentation dans le tore (à droite) pour $t\in [0,200]$.
L’asymptotique de la phase stationnaire
Nous allons voir maintenant en quoi la construction précédente permet d’éclairer la démarche à suivre afin de démontrer le résultat principal de cet article. Tout d’abord, soit $M(t,\theta)$ l’affixe complexe de la particule du front d’onde initialement émise dans la direction $(\cos(\theta),\sin(\theta))$ à l’instant $t$. Le front d’onde à cet instant est paramétré par $\theta \in[0,2\pi] \mapsto M(t,\theta)$ et cette fonction est dérivable à l’extérieur d’un ensemble fini de points (les valeurs de $\theta$ telles que $M(t,\theta)$ appartient au bord du disque), la longueur du front d’onde est donc donnée par la formule
\[
\int_0^{2\pi}\left| \frac{\partial M}{\partial \theta}(t,\theta)\right|\mbox{d}\theta .
\]
Or, du point de vue du tore, on vient de voir qu’on pouvait écrire
\[
M(t,\theta) = F(\theta, \underbrace{t{\bf V}(\theta)}_{\in \mathbb{T}^2}),
\]
où $F$ et ${\bf V}$ sont des fonctions qui peuvent être calculées explicitement en suivant la construction ci-dessus (il faudrait pour cela introduire de nouveaux paramètres afin d’exprimer les coordonnées exactes du point de chute, exprimer $\alpha$ en fonction de $\theta$ puis utiliser la fonction $L_\alpha$, nous ne le ferons pas ici afin de nous concentrer sur la méthode plutôt que sur les calculs) . On a alors :
\[
\left|\frac{\partial M}{\partial \theta}(t,\theta)\right| = tG(\theta,t{\bf V}(\theta)) + R(t,\theta)
\]
où $G$ est une fonction qui peut encore être rendue explicite et $R(t,\theta)$ est un reste, qui est plus petit qu’une constante indépendante de $t$ et $\theta$. La longueur du front d’onde prend alors la forme suivante :
\[
{\cal L}(t) =
t \int_0^{2\pi}G(\theta,t{\bf V}(\theta))\mbox{d}\theta + R(t,\theta).
\]
On est donc conduit à déterminer une limite du type
\[
\lim_{t\to +\infty}\int_0^{2\pi} G(\theta,t{\bf V}(\theta))\mbox{d}\theta
\]
Or, lorsqu’on fixe la première variable $\theta$, la fonction ${\bf v} \in \mathbb{R}^2 \mapsto G(\theta,{\bf v} )$ est une fonction définie sur $\mathbb{T}^2$, donc du point de vue du tore c’est une fonction doublement périodique, c’est-à-dire qu’elle vérifie :
\[
G(\theta,{\bf v}+{\bf k} )=G(\theta,{\bf v} ), \quad \mbox{ quel que soit } {\bf k} \in\mathbb{Z}^2.
\]
En développant cette fonction en série de Fourier [2] (par rapport à la deuxième variable) et en utilisant un argument de densité par rapport à la convergence uniforme [3], on peut remplacer $G$ par une fonction du type :
\[
\sum_{{\bf k} \in \mathbb{Z}^2}c_{\bf k}(\theta)e^{i{\bf k}\cdot {\bf v}}.
\]
De la sorte, on est conduit à déterminer l’asymptotique lorsque $t$ tend vers l’infini d’intégrales de la forme :
\[
I_{\bf k}(t) = \int_0^{2\pi} c_{\bf k}(\theta)e^{it{\bf k}\cdot V(\theta)}\mbox{d}\theta
\]
Pour cela, on utilise l’asymptotique de la phase stationnaire qui peut se formuler de la manière suivante.
Grâce à ce résultat, on déduit :
- pour ${\bf k}=(0,0)$, $I_{(0,0)}(t)$ est une constante, cette constante est calculable (elle est égale à $2\arcsin(a)$) et elle correspond au coefficient directeur de l’asymptotique linéaire ;
- pour ${\bf k}\not =(0,0)$, $I_{\bf k}(t)$ est de l’ordre de $\frac{1}{\sqrt{t}}$ et il est possible de calculer son asymptotique de manière explicite.
Plus précisément, on peut démontrer le résultat suivant.
Ceci permet de démontrer les conjectures du départ et, en plus de préciser la période et l’amplitude des oscillations secondaires :
- les oscillations résiduelles ont une amplitude d’ordre $\sqrt{t}$,
- les oscillations résiduelles sont périodiques (de période 2).

Comparaison de ${\cal L}(t)$ (en rouge) avec le modèle théorique à l’ordre 2 (en bleu), avec $a=0.6$ et la somme du modèle théorique tronquée à $n=10$.
Références
[V-20]
D. Vicente, Une goutte d’eau dans un bol, Quadrature 117, 2020
[CV-20]
Y. Colin de Verdière et D. Vicente, Large-time asymptotics of the wave fronts length I The Euclidean disk (lien)
[C-20]
Y. Colin de Verdière, Large time asymptotics of the wave fronts length II : surfaces with integrable Hamiltonians (lien).
L’auteur remercie les relecteurs dont les noms ou les pseudos sont Diego, Arnaud Girand et Arnaud Triay.
Notes
[1] Dans le plan dans lequel une base orthonormale a été fixée, on dit que le point de coordonnées $(a,b)$ a pour affixe complexe le nombre $z=a+ib$. En particulier, les points du cercle de centre $O$ et de rayon 1 ont pour affixes complexes les nombres de la forme $e^{i\theta}=\cos(\theta)+i\sin(\theta)$, où $\theta$ est un réel.
[2] Les séries de Fourier sont apparues en lien avec l’étude de certains phénomènes physiques, au premier rang desquels la vibration de faible amplitude au sein de milieux élastiques. Considérons une fonction du type $ v \mapsto ce^{2i\pi kv}$, où $k$ est un entier et $c$ une constante quelconques. Cette fonction est $1$-périodique et on l’appelle une oscillation harmonique en référence à l’étude d’une corde vibrante. Sous certaines hypothèses de régularité, on peut démontrer que toute fonction $1$-périodique $\phi$ peut se représenter comme la superposition d’un nombre infini d’oscillations harmoniques qu’on appelle décomposition en série de Fourier :
\[
{ v} \in \mathbb{R}, \quad \phi(v) = \sum_{k\in \mathbb{Z}}c_ke^{2i\pi k v}
\]
Ce phénomène se généralise au cas des fonctions doublement périodiques, on obtient une formule du type :
\[
{\bf v} \in \mathbb{R}^2, \quad \phi({\bf v}) = \sum_{{\bf k}\in \mathbb{Z}^2}c_{\bf k}e^{2i\pi {\bf k} \cdot {\bf v}}
\]
[3] On dit qu’une suite de fonctions $(g_N)$ converge uniformément vers une fonction $g$, toutes définies sur $\mathbb{R}$, si on a\[ \lim_{N\to +\infty}\sup_{x\in \mathbb{R}}|g_N(x)-g(x)|=0. \]
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Pour citer cet article :
David Vicente — «Un bol de café et un donut» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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