Un carré dans une courbe
Une conjecture centenaire de Otto Toeplitz
Piste bleue Le 17 mars 2020 Voir les commentaires (17)Lire l'article en


Il y a plus de cent ans qu’on se demande si toutes les courbes contiennent un carré inscrit...
Rediffusion d’un article publié le 20 mars 2012.

Otto Toeplitz (né le 1er août 1881 à Breslau – auj. Wrocław – et mort le 15 février 1940 à Jérusalem) est un mathématicien allemand.
En 1911 Otto Toeplitz posait la question suivante
[1] :
Étant donnée une courbe fermée tracée dans le plan qui ne passe pas deux fois par le même point, est-il toujours possible de trouver quatre points sur cette courbe qui forment un carré ?
Dans la figure suivante, le carré rouge est inscrit dans la courbe noire.
La question est donc de savoir si toutes les courbes possèdent un tel carré inscrit ?
En 2012, on attend toujours la réponse !
Beaucoup de progrès ont été accomplis mais l’essentiel reste à faire.
Un défi
Commençons par un cas « facile », celui où la courbe est un triangle.
Exercice : On se donne un triangle dans le plan.
Montrez qu’on peut trouver quatre points sur ses côtés qui forment un carré.
Encouragés par notre succès, passons aux quadrilatères.
Exercice : On se donne un quadrilatère dans le plan.
Montrez qu’on peut trouver quatre points sur ses côtés qui forment un carré.
Et pour un polygone quelconque ?
Eh bien, il se trouve en effet que tout polygone contient un carré inscrit.
La première preuve utilisait des techniques relativement élaborées d’analyse et il a fallu attendre un article de Igor Pak en 2008 pour une preuve qui n’utilise que des méthodes « élémentaires » (même si elles ne sont pas si faciles que ça !)
[3].
Une longue histoire
En 1913, Arnold Emch répond positivement à la question en supposant que la courbe est convexe
[4].
Cela revient à supposer qu’elle ne peut couper une droite qu’en deux points au plus.
Sur la figure, la courbe de gauche est convexe et celle de droite ne l’est pas.
En 1915
[5] le même auteur répond encore positivement en supposant cette fois que la courbe est « assez régulière »
[6].
Techniquement, il suppose que la courbe est formée d’un nombre fini de morceaux « analytiques ».
En 1929, Schnirelman montre le même résultat mais en relâchant considérablement la condition de régularité : il suppose simplement que la courbe est « deux fois dérivable et que la dérivée seconde est continue »
[7].
À vrai dire, la preuve de Schnirelman ne fut publiée qu’en 1944 et elle n’était pas tout à fait correcte ; elle fut corrigée en 1965 par Heinrich Guggenheimer
[8].
En 1950, Ogilvy publie la solution du problème général, sans aucune condition de régularité sur la courbe ! Hélas, la démonstration était fausse…
Pour un mathématicien d’aujourd’hui, lire cet article en cherchant l’erreur est un exercice très intéressant
[9].
En 1989, Walter Stromquist montre l’existence d’un carré inscrit en ne supposant l’existence que d’une seule dérivée
[10].
Le meilleur résultat connu à ce jour est dû à H. Brian Griffiths en 1991
[11].
Il suppose que la courbe ne « tournicote pas ».
Voici ce que cela signifie.
Considérez un point $p$ sur la courbe et observez la portion de la courbe située dans un petit disque centré en $p$ et de rayon $r$.
Pour chaque paire de points distincts $x,y$ de la courbe dans ce petit disque, considérez la droite $xy$ qui les joint, qu’on peut appeler une « corde » de la courbe.
Alors, nous dirons que la courbe ne tournicote pas au point $p$ s’il existe un rayon $r$ et une droite $D$ tels qu’aucune de ces cordes ne soit parallèle à $D$.
Observez la figure suivante. La courbe est dessinée en noir. Le point $p$ est dessiné en bleu. Dans le disque rouge, centré en $p$, j’ai dessiné un certain nombre de cordes en traits pointillés bleus. Comme on le voit, ces cordes vont dans toutes les directions. Par contre, la courbe noire rencontre le disque vert, plus petit que le rouge, sur un tronçon qui est presque rectiligne. Les cordes qui joignent deux points de ce tronçon vont toutes à peu près dans la direction nord-ouest sud-est. Aucune de ces cordes n’est donc nord-sud. Cette courbe ne tournicote donc pas.
Par contre, voici un exemple d’une courbe qui tournicote.
Pour tout disque centré sur un point de cette courbe, aussi petit soit-il, et pour toute droite $D$,
l’intersection de la courbe et du disque contient deux points $x,y$ qui définissent une corde $xy$ parallèle à $D$.
Cela n’empêche pas cette courbe de contenir des carrés inscrits, comme on le voit à l’œil nu.
Ces hypothèses techniques de régularité sont désagréables et on aimerait bien s’en débarrasser.
Elles ne semblent pas fondamentalement reliées au problème.
L’histoire de cette conjecture de Toeplitz est en réalité beaucoup plus riche.
Le problème s’énonce simplement et depuis plus de cent ans il fascine les amateurs.
J’espère qu’un lecteur de Images des Maths trouvera la solution générale.
Pour une description plus complète de l’histoire du problème, on peut consulter l’article de Igor Pak cité plus haut.
A quoi bon ?
Ce problème est-il une amusette, une énigme, un casse-tête, ou une conjecture sérieuse ?
Je pense qu’il mérite d’être considéré comme une conjecture sérieuse, puisqu’il remplit largement les critères de Hilbert :
- Le problème est un vénérable centenaire.
Il est clair qu’il ne suffit pas qu’un problème soit ancien pour qu’il soit intéressant.
Cependant, le fait que beaucoup de mathématiciens s’y intéressent de manière continue depuis un siècle est un argument plus convaincant.
- Le problème s’énonce simplement.
Face à un problème très compliqué, il n’est pas rare que le mathématicien le simplifie à l’extrême pour en garder la « substantifique moelle ». Voici ce qu’écrit Henri Poincaré (à propos d’un autre problème) :
« Il suffit de se reporter à ce que j’ai écrit à ce
sujet pour comprendre l’extrême complexité de ce problème ; à coté de la difficulté
principale, de celle qui tiendra au fond même des choses, il y a une foule de
difficultés secondaires qui viennent compliquer encore la tâche du chercheur.
Il y aurait donc intérêt à étudier d’abord un problème où on rencontrerait toute la
difficulté principale, mais où on serait affranchi de toutes les difficultés secondaires »
[12].
En quelque sorte, la conjecture de Toeplitz n’est pas très intéressante en elle-même ; elle n’est qu’un exemple de problème d’existence dans lequel la difficulté principale est présente mais où on est affranchi des difficultés secondaires.
- Les solutions partielles du problème connues à ce jour, mettent en jeu des méthodes utiles dans d’autres domaines. Nous reviendrons sur ce point.
- Le problème, même non résolu, en a engendré beaucoup d’autres.
Certains sont tout aussi difficiles mais d’autres ont été résolus.
Je ne peux pas les décrire tous ici.
La courbe initiale était tracée dans le plan.
Tracez-là dans l’espace, tant qu’à faire de dimension $n$.
Peut-on trouver quatre points sur la courbe qui forment un carré ?
Certainement pas dans tous les cas !
Essayez de conjecturer quelque chose dans cette veine !
Et ensuite, essayez de le démontrer.
Arguments topologiques
Considérez une fonction continue $f$ définie sur l’intervalle $[0,1]$ et à valeurs réelles.
Supposez que $f(0)$ est positif et que $f(1)$ est négatif.
Alors, le théorème des valeurs intermédiaires affirme que la fonction $f$ doit s’annuler quelque part entre $0$ et $1$, autrement dit il existe $a$ tel que $f(a)=0$.
Cela paraît évident.
En effet, quand $x$ varie de $0$ à $1$, $f(x)$ est positif au début et négatif à la fin si bien qu’il faut bien qu’il s’annule à un certain moment.
Bien entendu, le mathématicien
ne se contente pas de cette évidence : il la valide par une preuve formelle.
Ce théorème donne l’exemple le plus simple d’une preuve d’existence par un argument topologique.
Voici un exemple d’application.
Considérez une fonction continue $f$ définie sur un cercle et à valeurs réelles.
Alors, il existe au moins deux points antipodaux sur le cercle sur lesquels la fonction prend des valeurs égales.
Facile : vous décrivez la position d’un point sur ce cercle par un angle $x$ compris entre $0°$ et $360°$ si bien que vous pouvez penser à $f$ comme une fonction continue de l’angle $x$.
Vous posez alors $g(x)= f(x+180)-f(x)$ et vous observez que $g(x+180)=-g(x)$.
Par conséquent, si $g$ n’est pas toujours nulle, elle prend des valeurs de signes différents et doit donc s’annuler.
Il existe donc un $x$ tel que $f(x+180) = f(x)$.
Vous partagez une pizza pepperoni avec un ami mais les pepperoni sont mal distribués sur la pizza.
On peut partager la pizza en deux moitiés pour que chacun en ait la même quantité !
Vous posez une table carrée avec quatre pieds de même longueur, sur un sol qui n’est malheureusement pas plan.
Les quatre pieds ne sont pas dans un même plan : la table est bancale.
Est-il possible de faire tourner la table de façon à s’assurer que les quatre pieds soient dans un même plan ?
La réponse est oui, et voici comment ne pas le démontrer.
Choisissons trois des quatre pieds.
Soulevons la table et faisons-la tourner autour de son centre d’un certain angle $x$ (entre $0$ et $360°$).
Abaissons la table verticalement de façon à ce que les trois pieds choisis touchent le sol.
Le quatrième pied se retrouve alors à une hauteur $f(x)$ au dessus du sol.
Le lecteur objectera qu’il n’est peut-être pas possible de placer les trois pieds sur le sol puisque le quatrième les en empêche.
Qu’à cela ne tienne !
Comme nous sommes mathématiciens, nous pouvons imaginer un sol (virtuel) qui peut être « traversé » par le quatrième pied.
Ce quatrième pied peut donc se retrouver sous le sol lorsque les trois premiers sont au niveau du sol.
Autrement dit, $f(x)$ peut être négatif.
Un instant de réflexion montre que $f(x+180)= f(x)$
Si je pose maintenant $g(x)=f(x+90)-f(x)$ je constate que $g(90)=-g(0)$ si bien qu’il existe un angle $x$ tel que $g(x)=0$, c’est-à-dire $f(x)=f(x+90)$.
J’affirme alors que $f(x)=0$, et je laisse au lecteur le plaisir de s’en assurer !
Autrement dit, en faisant tourner la table autour de son centre d’un certain angle, les quatre pieds seront sur le sol.
CQFD !
Cette démonstration n’est pas correcte comme Amic, un lecteur d’une première version de cet article, me l’a fait remarquer. Je le remercie sincèrement.
Le théorème de la table
En tournant la table, on peut faire en sorte que les quatre pieds touchent le sol.
Fort bien !
Mais la table est-elle pour autant horizontale ?
Pas nécessairement bien sûr.
Imaginez par exemple que le sol soit un plan incliné.
Il est bien clair qu’alors, il est impossible d’y déposer une table horizontale.
Considérez une fonction $h$ continue, définie sur le plan, et qui représente l’altitude du sol au dessus d’un plan horizontal de référence.
Supposez que la fonction $h$ soit nulle en dehors d’un certain disque, c’est-à-dire que le sol soit horizontal en dehors d’un disque.
Prenez une table carrée.
Est-il possible de la déposer sur le sol de façon à ce que ses quatre pieds touchent le sol et que la table soit horizontale ?
Bien sûr !
Il suffit de la déposer dans la zone extérieure au disque, là où le sol est horizontal.
Cette solution n’est pas intéressante…
Qu’en est-il si on impose que le centre de la table soit situé dans le disque dans lequel on ne suppose pas le sol horizontal ?
C’est en effet possible !
C’est ce qu’affirme le théorème de la table, démontré en 1970 par Roger Fenn
[19].
La démonstration est également topologique, dans l’esprit du théorème des valeurs intermédiaires, mais elle est beaucoup plus délicate.
Auparavant, nous n’avions qu’une seule inconnue : l’angle $x$ de rotation de la table.
Maintenant, nous cherchons à déplacer la table dans le plan : il faut composer une translation et une rotation ce qui fait que nous avons maintenant trois inconnues.
Nous avons en quelque sorte à résoudre trois équations à trois inconnues mais la difficulté est que ce ne sont pas des équations qu’on peut manier algébriquement.
La topologie peut nous aider pour montrer que certaines équations ont des solutions, avec des arguments purement qualitatifs.
Voici un exemple d’un théorème topologique, dû à Brouwer (voir cet article pour plus de détails).
Soit $C$ un carré dans le plan, par exemple celui défini par $0\leq x\leq 1, 0 \leq y \leq 1$.
Soit $f$ une application continue de $C$ dans lui-même.
On suppose que pour tout point $p$ du bord de $C$ (les quatre côtés), on a $f (p )=p$.
Alors, pour tout point $(a,b)$ de l’intérieur du carré, il existe un point $(x,y)$ du carré tel que $f(x,y) = (a,b)$.
Dans le théorème des valeurs intermédiaires, l’inconnue est un nombre appartenant à un segment.
Dans ce théorème topologique, l’inconnue $(x,y)$ est un point du carré.
Dans les deux cas, le théorème affirme l’existence d’une solution à une équation.
La démonstration n’est pas facile du tout.
On pourrait imaginer une approche dans l’esprit suivant, mais malheureusement elle ne suffit pas.
Fixant $a$ entre $0$ et $1$, observons l’ensemble $c_1$ des points $(x,y)$ tels que la première coordonnée de $f(x,y)$ soit $a$.
Cet ensemble « ressemble » peut-être à une courbe qui joint les deux points du bord $(a,0)$ et $(a,1)$ (en rouge sur la figure).
De la même manière, on peut considérer l’ensemble $c_2$ formé des points $(x,y)$ tels que la seconde
coordonnée de $f(x,y)$ soit $b$. C’est une « courbe » qui joint $(0,b)$ et $(1,b)$ (en noir sur la figure).
- La courbe rouge va de bas en haut, la courbe noire de gauche à droite : il faut qu’elles se rencontrent
Si vous avez deux courbes dans un carré qui joignent les côtés opposés, il faut bien qu’elles se rencontrent, n’est-ce pas ?
Un point d’intersection $(x,y)$ vérifie $f(x,y)= (a,b)$ et notre théorème est démontré.
Bien sûr, nous n’avons rien démontré du tout !
Nous n’avons pas démontré que $c_1,c_2$ sont des courbes (et ce n’est d’ailleurs pas toujours vrai)
ni que deux telles courbes doivent se rencontrer. Néanmoins le théorème est bien vrai, mais il requiert une preuve plus subtile que l’ébauche esquissée ici.
Un théorème tout à fait analogue est valable pour des applications d’un cube dans lui-même.
C’est en s’armant de théorèmes dans cet esprit, mais plus compliqués, qu’on peut démontrer le théorème de la table.
Une idée sur l’approche topologique de la conjecture
Par définition, une courbe fermée $c$ dans le plan
est l’image d’un cercle $C$ dans le plan par une application continue $f$.
Deux points sur $C$ donnent donc deux points sur la courbe $c$.
Un tel couple de points de $c$ est donc décrit par le produit $C \times C$, qu’on appelle un tore.
Voyons à quelle condition un couple de points $(p,q)$ sur la courbe peut être complété en un carré inscrit.
Il s’agit de faire tourner de $90°$ (disons dans le sens des aiguilles d’une montre) le point $q$ autour du point $p$ :
on obtient un point $r$.
Ce point $r$ n’a aucune raison d’être sur la courbe $c$.
L’ensemble des couples de points $(x,y)$ du tore $C \times C$ tels que le point $r$ associé à $p=f(x)$ et $q=f(y)$ soit sur la courbe $c$ forme une certaine partie $U$ du tore.
Mais on peut aussi faire tourner le point $p$ autour de $q$, dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre : on obtient un point $s$. Les couples $(x,y)$ du tore tels que $s$ soit sur $c$ forment une partie $V$ du tore.
Il s’agit de montrer que $U$ et $V$ se rencontrent.
En effet, si $(p,q)$ est à la fois dans $U$ et $V$, on dispose des quatre points $p,q,r,s$ sur la courbe, formant un carré.
On aimerait montrer que $U$ ressemble à une courbe du tore, « tournant autour du premier cercle » alors que $V$ tourne autour du second.
On aimerait montrer que, de la même manière que nos deux courbes traversant le carré se rencontrent nécessairement, $U$ et $V$ doivent également se rencontrer.
On voit donc qu’on a besoin de faire appel à des théorèmes topologiques.
C’est possible mais ce n’est pas facile.
Notez en passant que nous savons bien que $U$ et $V$ se coupent !
Bien sûr, si $x=y$, on a $p=q=r=s$ et on trouve bien un carré inscrit dans la courbe.
Mais ce carré ne nous intéresse pas puisque ses quatre sommets sont confondus.
Une démonstration convaincante doit se débarrasser de ces solutions « triviales » et c’est pour cette raison que les auteurs introduisent des conditions de régularité.
La méthode de continuité de Poincaré
Pour terminer, je voudrais expliquer les grandes lignes d’une méthode générale et très puissante, inventée par Henri Poincaré.
À ma connaissance, elle n’a pas été explicitement mise en place dans le contexte de la conjecture de Toeplitz mais il semble bien qu’elle a servi de motivation à Schnirelman, en 1929, lorsqu’il démontra son théorème sous une hypothèse de régularité.
On trouvera cependant une preuve dans cet esprit dans la prépublication récente de Pak citée plus haut qui démontre l’existence d’un carré inscrit dans un polygone quelconque.
Cherchons à résoudre l’équation $x^2=a$.
Bien sûr, si a>0, cette équation a deux solutions réelles ; si a=0, elle possède une solution dite « double » ; et si a<0 , elle n’en a pas du tout.
Plus généralement, lorsqu’on cherche à résoudre une équation polynomiale, comme par exemple $x^4/4-x^3/3-3x^2 = a$, et qu’on fait varier $a$, le nombre de solutions dépend de la valeur du paramètre $a$.
Pour certaines valeurs de $a$, une racine multiple apparaît ou disparaît. L’observation de base est alors que lorsqu’une racine multiple apparaît ou disparaît, le nombre total de solutions de notre problème augmente ou diminue d’un nombre pair. La méthode de continuité est alors la suivante. Comment mettre cette méthode en pratique pour les carrés inscrits dans une courbe donnée ? Face à une conjecture, le monde des mathématiciens se scinde en deux parties. S’il existait une courbe sans carré inscrit, nous savons qu’elle devrait tournicoter. D’un autre côté, lorsqu’on veut démontrer une conjecture il est parfois utile d’en généraliser à l’extrême l’énoncé quitte à conjecturer des choses un peu plus folles encore ! Par exemple, la zone rouge sur la figure suivante vérifie ces conditions. Alors, $K$ contient quatre points qui forment un carré [21] ? Choisissez votre camp ! Contre-exemple ou preuve ? En tous les cas, cette conjecture de Toeplitz est à la fois simple à énoncer, difficile à démontrer, tout en suggérant de bien belles méthodes topologiques.
Sur le graphique, on voit qu’il y a 0 solution pour $a<-63/4$, deux solutions pour $-63/4
En d’autres termes, le nombre de solutions (comptées avec multiplicité) d’une équation du genre $P(x)=a$ est toujours pair ou impair, indépendamment de $a$
[20].
Si nous savons, pour une raison ou une autre, que pour une certaine valeur de $a$, il n’y a qu’une solution, il en résulte que le nombre de solutions est toujours impair et en particulier qu’il n’est pas nul.
Dans ce cas, nous saurons qu’il existe au moins une solution à l’équation.
Vous voulez montrer qu’un problème a au moins une solution.
Vous savez qu’un problème similaire, mais différent et probablement plus facile, a une solution unique.
Vous déformez progressivement le problème plus facile, admettant une solution unique, vers celui de départ.
Au cours de la déformation, paramétrée par un certain nombre $a$, vous analysez si une solution peut disparaître ou si une nouvelle peut apparaître.
Vous montrez que, comme pour une équation polynomiale, la parité du nombre de solutions ne dépend pas de $a$.
Comme il y avait une unique solution pour le problème plus facile, et que 0 n’est pas impair, il faut bien qu’il y ait au moins une solution pour tout a et en particulier pour le problème initial.
« CQFD » !
On peut commencer avec une ellipse, pour laquelle il est bien clair qu’il y a exactement un carré inscrit.
Et puis on s’arrange pour déformer l’ellipse progressivement pour qu’elle finisse par se transformer dans la courbe donnée.
Et voilà !Des contre-exemples
Il y a ceux qui cherchent à montrer qu’elle est fausse en construisant un contre-exemple, et ceux qui cherchent au contraire à la démontrer.
Il existe de jolies courbes qui tournicotent beaucoup et qui sont bien connues des mathématiciens. Nous en avons vu une plus haut mais voyez aussi celle qui est décrite ici.
Trouvera-t-on de telles courbes sans carré inscrit ?
Voici un énoncé qui pourrait bien être vrai... si on est optimiste.
Soit $K$ une partie du plan qui vérifie les trois conditions suivantes :
Coïncidence ! Un relecteur de cet article me signale qu’un article intitulé La conjecture du carré inscrit écrit par Jean-Paul Delahaye vient de paraître dans le numéro de Pour la Science de février 2012. Cette coïncidence est peut-être un indice supplémentaire de l’intérêt de la conjecture de Toeplitz.
La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive, les relecteurs suivants : Simon Billouet, Bruno Duchesne, Jacques Lafontaine, Nicolas Bedaride, Gérard Besson, Clément Caubel et Franz Ridde.
Notes
[1] Toeplitz, Oscar :
Ueber einige aufgaben der analysis situs
Verhandlungen der Schweizerischen Naturforschenden Gesellschaft in Solothurn, 94 (1911), p. 197.
[2] Hebbert C. M. : The inscribed and circumscribed squares of a quadrilateral and their significance
in kinematic geometry, Ann. of Math. 16 (1914/15), p. 38–42.
[3] Pak, Igor : The discrete square peg problem (2008).
[4] Emch, Arnold : Some Properties of Closed Convex Curves in a Plane. Amer. J. Math. 35 (1913), no. 4, p. 407–412.
[5] J’ai toujours été frappé de voir que des mathématiciens peuvent travailler, y compris sur les problèmes « légers », pendant des périodes de guerre.
[6] Emch, Arnold : On the Medians of a Closed Convex Polygon. Amer. J. Math. 37 (1915), no. 1, p. 19–28.
[7] Šnirelʹman, L. G. :
On certain geometrical properties of closed curves (en russe)
Uspehi Matem. Nauk 10, (1944) p. 34–44.
[8] Guggenheimer, Heinrich :
Finite sets on curves and surfaces.
Israel J. Math. 3 (1965) p. 104–112.
[9] Frink, O. et Ogilvy, C.S. : Advanced Problems and Solutions : 4325, Amer. Math. Monthly 57 (1950), no. 6, 423–424 ; Voir aussi 58 (1951), no. 2, p. 113–114.
[10] Stromquist, Walter :
Inscribed squares and square-like quadrilaterals in closed curves.
Mathematika 36 (1989), no. 2, p. 187–197.
[11] Griffiths, H. Brian :
The topology of square pegs in round holes.
Proc. London Math. Soc. (3) 62 (1991), no. 3, p. 647–672.
[12] Poincaré, Henri : Sur les lignes géodésiques des surfaces convexes, Transactions of the American Mathematical Society, 6, (1905), p. 237-274.
[13] Hanspeter Kraft, The wobbly garden table, J. Biol. Phys. Chem. 1 (2001), 95-96
[14] Burkard Polster, Marty Ross and QED (the cat), The Intuitive Table ‘Theorem’, Vinculum 42, (2005).
[15] Burkard Polster, Marty Ross and QED (the cat), Turning the tables : feasting from a mathsnack, (Viniculum 42, (2005).
[16] Ils supposent que la hauteur est lipschitzienne de rapport $1/\sqrt{2}$.
[17] Bill Baritompa, Rainer Löwen, Burkard polster et Marty Ross, Mathematical table-turning revisited.
Math. Intelligencer 29 (2007), no. 2, p. 49–58.
[18] Dyson, F. J., Continuous functions defined on spheres.
Ann. of Math. (2) 54, (1951), p. 534–536.
[19] Fenn, Roger :
The table theorem.
Bull. London Math. Soc. 2. (1970), p. 73–76.
[20] Évidemment, nous savions déjà que le nombre de solutions réelles d’une équation $P(x)=a$ a la même parité que le degré du polynôme $P$ ! Mais ce fait, qu’on pourrait a priori penser comme de nature algébrique, et plutôt de nature topologique.
Considérez par exemple une fonction réelle $f$ qui tend vers $+\infty$ lorsque $x$ tend vers $+\infty$ et vers $-\infty$ lorsque $x$ tend vers $-\infty$. Alors, en général, le nombre de solutions de l’équation $f(x)=a$ est impair. Faites de petits dessins pour vous en convaincre et pour essayer de donner un sens à ce mystérieux « en général ».
[21] Ce n’est bien sûr pas une surprise pour la zone rouge de la figure !
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Pour citer cet article :
Étienne Ghys — «Un carré dans une courbe » — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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