[Rediffusion d’un article publié le 13 juin 2016]
Un carrelage original
Piste verte Le 20 août 2020 Voir les commentaires
Émilien fait des travaux chez lui. Il refait sa salle de bains et sa cuisine. Ça lui fait pas mal de carrelage à faire. Et il en a un petit peu marre de toujours carreler de la même manière. Le dessin suivant, il le trouve monotone.
Pour changer, il aimerait bien trouver d’autres manières de carreler, en piochant dans son stock de carreaux, qui sont carrés et tous de même taille. Assez rapidement, il se rend compte qu’il peut modifier la manière de carreler habituelle, en déplaçant chaque ligne de carreaux vers la gauche ou la droite d’autant qu’il le souhaite, comme sur le dessin suivant. Et bien sûr, il peut faire la même chose en remplaçant les lignes de carreaux par les colonnes.
Mais il a beau faire plein d’autres essais, il n’arrive pas à trouver d’autres configurations de carrelage. Et il se convainc assez rapidement qu’il n’y a pas le choix : un carreau quelconque a forcément au moins un côté entièrement en commun avec un autre carreau.
Il trouve même une démonstration de cette propriété. Il commence par écrire de manière rigoureuse ce qu’est un carrelage ; ou ce que les mathématiciens appellent pavage :
Un pavage du plan par des carrés est une collection de carrés, tous de la même taille, qui recouvrent tout le plan sans jamais se chevaucher.
Émilien démontre la propriété suivante sur les pavages :
En continuant le raisonnement de sa démonstration, Émilien se rend compte que s’il veut paver le plan avec ses carreaux carrés, il est obligé d’avoir des bandes verticales, ou des bandes horizontales, de carreaux. Il est un peu déçu.
Mais si ça se trouve, il ne se passe pas la même chose dans l’espace : si on remplit, on pave l’espace avec des cubes, est-ce que forcément n’importe lequel de ces cubes possède une face en commun avec un autre cube ? Il pose la question à Lucie, sa femme, qui s’y connaît pas mal en matière de pavages du plan, de l’espace, et de mathématiques en général. Lucie sait que la réponse est oui : c’est un théorème dû à Hermann Minkowski (voir [StSz]) [1]. Et celui-ci reste vrai jusqu’au moins la dimension 6.
L’espace de dimension $n$ : mode d’emploi
Tout point du plan est repéré par ses 2 coordonnées : son abscisse et son ordonnée, donc par 2 nombres. De la même manière, tout point de l’espace est repéré par ses 3 coordonnées : son abscisse, son ordonnée et sa cote (autrement dit, sa hauteur), donc par 3 nombres. Plus généralement, on peut considérer l’ensemble des points à $n$ coordonnées ; cet ensemble est appelé l’espace de dimension $n$. Par exemple, $(1\ ,\ -2\ ,\ 3\ ,\ 42)$ est un point de l’espace de dimension 4. Cet espace de dimension $n$ possède les mêmes propriétés agréables que le plan ou l’espace de dimension 3.
En particulier, on peut y définir une notion de cube : étant donné un point $x$ de l’espace de dimension $n$, le cube dont les arêtes sont de longueur 1 et centré en $x$ est l’ensemble des points dont chaque coordonnée est à distance au plus 1/2 de la coordonnée correspondante de $x$. Par exemple, l’ensemble des points dont toutes les coordonnées sont entre 0 et 1 est un cube de centre $(1/2\ ,\ \cdots\ ,\ 1/2)$.
Le théorème est le suivant, et a été démontré par Oskar Perron en 1940 [Per] :
Voilà ce que ça donne, par exemple, dans l’espace de dimension 3.
- Un pavage possible en dimension 3
En 1930, Ott-Heinrich Keller avait même conjecturé [2] [3] que cette propriété est vraie pour n’importe quelle dimension $n$. Cette conjecture est restée sans réponse jusqu’en 1992, lorsque Jeffrey Lagarias et Peter Shor ont trouvé un contre-exemple pour toute dimension plus grande que 10 [LaSh]. Ce résultat a été amélioré par John MacKey en 2002, qui a trouvé un contre-exemple pour toute dimension plus grande que 8 [McK] :
Pour une preuve assez courte [4] de ce résultat lorsque $n\ge 12$, voir cet article de Terence Tao.
Ce résultat n’est pas tant contre-intuitif quand on sait qu’en dimension 3, il existe des pavages dont certains cubes n’appartiennent à aucune bande, comme par exemple le cube bleu foncé dans le pavage suivant [5] (inspiré d’un dessin de cette page, en chinois)
- Un autre pavage en dimension 3, un peu plus complexe
On peut donc espérer qu’en augmentant assez la dimension, on a assez de marge de manœuvre pour éviter les faces communes pour certains cubes.
Émilien est heureux : quitte à se placer en dimension assez grande, il peut carreler l’espace de manière originale !
Notons que pour la dimension 7, on ne sait toujours pas si la conjecture de Keller est vraie ou non : avis aux amateurs !
[Per]
Oskar Perron. Über lückenlose Ausfüllung des $n$-dimensionalen Raumes durch kongruente Würfel. Paru dans Mathematische Zeitschrift no. 46 (1940), p. 1-26.
[LaSh]
Jeffrey C. Lagarias et Peter W. Shor. Keller’s cube-tiling conjecture is false in high dimensions. Paru dans Bulletin of American Mathematical Society no. 27 (1992), p. 279-283.
[McK]
John MacKey. A cube tiling of dimension eight with no facesharing. Paru dans Discrete Computational Geometry no. 28 (2002), p. 275-279.
[Haj]
György Hajòs. Über einfache und mehrfache Bedeckung des n-dimensionalen
Raumes mit einem Würfelgitter. Paru dans Mathematische Zeitschrift no. 47 (1941), p. 427-467.
[StSz]
Sherman Stein et Sandor Szabó. Algebra and tiling, Homomorphisms in the service of geometry. Carus Mathematical Monographs, 1994.
Je remercie Frédéric Le Roux pour m’avoir encouragé à écrire cet article, les éditeurs Mélanie Guénais et Jérôme Buzzi, ainsi que les relecteurs attentifs projetmbc, moahaha, Laurent Dietrich et Clément M., sans oublier les très efficaces secrétaires de rédaction.
Notes
[1] Hermann Minkowski avait été amené à étudier ce problème par des questions d’approximation diophantienne : étant donné un nombre $\alpha$, peut-on trouver des fractions $p/q$ qui sont proches de $\alpha$, dans le sens que $|\alpha-p/q|\le 1/q^2$ ? On peut répondre à cette question en utilisant le théorème de Minkowski, qui est maintenant à la base de tout un pan des mathématiques appelé théorie géométrique des nombres. Le cas d’égalité de ce théorème est caractérisé par le théorème de Hajòs présenté à la fin de cet article.
[2] Une conjecture est une propriété dont on ne connaît pas de démonstration, mais que l’on soupçonne d’être vraie.
[3] Pour plus de détails, voir cet article de Wikipedia (en anglais).
[4] De niveau licence, mais pas forcément facile à lire !
[5] Le lecteur pourra faire tourner le dessin pour y voir plus clair en ouvrant le fichier GeoGebra. La construction de ce pavage est assez simple : on part du pavage le plus simple où tous les cubes ont tous toutes leurs faces entièrement en commun avec un autre, et on « pousse » trois rangées de cubes (en rouge, jaune et vert sur le dessin) qui jouxtent un même cube (en bleu foncé sur le dessin).
[6] Dans l’espace de dimension $n$, l’addition se fait coordonnée par coordonnée. Par exemple en dimension 2, $(1\ ,\ 3) + (2\ , -1) = (1+2\ ,\ 3-1) = (3\ ,\ 2)$.
Partager cet article
Pour citer cet article :
Pierre-Antoine Guihéneuf — «Un carrelage original» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
Laisser un commentaire
Dossiers
Actualités des maths
-
11 mai 2022Printemps des cimetières
-
3 mai 2022Comment les mathématiques se sont historiquement installées dans l’analyse économique (streaming, 5/5)
-
1er avril 2022Prix D’Alembert 2022 attribué à Jean-Michel Blanquer
-
10 mars 2022Géométries non euclidiennes mais dynamiques
-
6 mars 2022Contrôle et apprentissage automatique (streaming, 10/3)
-
24 février 2022Bienvenue au CryptoChallenge 2022 « Qui a volé les plans d’Ada Lovelace ? »
Commentaire sur l'article