[Rediffusion d’un article publié en 2012]
Un homme à la mesure du mètre - II
Piste verte Le 17 août 2021 Voir les commentaires
Ce second volet [1] consacré à l’astronome des Lumières et sans sourcils, Joseph Delambre, réjouira les adeptes de vannes cinglantes entre collègues, ceux qui rêvent de comètes bienfaitrices, les saint-simonistes attardés, ainsi que les grands mélancoliques amoureux des sciences.
L’historien sarcastique
A partir de la fin des années 1810, notre astronome Joseph Delambre se lance dans l’histoire de l’astronomie et celle des mathématiques.
La lecture de l’Histoire de l’Astronomie du dix-huitième siècle [2], publiée cinq ans après sa mort en 1827, est un vrai régal. Delambre n’hésite jamais à se moquer des astronomes ou mathématiciens qui l’ont précédé. L’index des noms fourmille de piques mordantes, drolatiques ou cocasses, dont voici quelques exemples :
Delambre semble presque peiné qu’on ait retenu le nom de La Condamine :
La Condamine. Né à Paris en 1701, mourut en 1774. Prit une part active à la mesure du méridien au Pérou. Cette opération lui a des obligations de plus d’un genre, et sans elle il n’eût passé que pour un amateur éclairé des sciences.
Pour celui qui lui a permis d’être astronome [3] :
Lalande recherchait avec le plus grand soins tout ce qui pouvait attirer l’attention du public sur l’Astronomie et sur lui-même.
Plus loin,
s’il n’est à tous ces égards qu’un astronome de second ordre, il a été le premier de tous comme professeur.
Je recommande particulièrement le passage concernant Maupertuis, qui est réellement drôle. Delambre se moque de but en blanc de son livre destiné aux marins, Astronomie Nautique, œuvre « tant vantée et actuellement oubliée ».
La partie concernant les comètes est jubilatoire :
Après avoir dit des comètes tout le mal qu’il a rêvé, il parle des avantages qu’elles pourraient nous procurer.
Ces bienfaits, pour le moins, laissent de marbre Delambre :
Il est douteux que ces changemens nous fussent bien avantageux ; mais il est certain qu’ils sont à peu près chimériques.
La lecture est d’autant plus savoureuse que Delambre se plonge réellement dans les calculs et les théories de ses prédécesseurs, voire de ses contemporains.
Valeurs et opinions politiques
Delambre fut accusé en décembre 1793 (le 3 nivôse de l’an 2) par le comité de salut public de la Convention nationale, de frilosité républicaine par Prieur, Barère, Lazare Carnot, Lindet et Billaut-Varenne [5].
Il explique dans la Base par ailleurs que la décision du Comité n’était qu’un prétexte pour simplifier le projet de la méridienne. Delambre sera réhabilité en 1794 par la loi du 18 germinal an 3.
Très apprécié par Napoléon Bonaparte, Delambre est nommé secrétaire perpétuel de l’Institut pour la division des sciences mathématiques en 1801. En 1809, il reçoit un grand prix de l’Académie pour sa Base. À la chute de l’Empire en 1815, il réussit à préserver un certain nombre de ses postes en arguant de sa neutralité politique pendant la Révolution. Il meurt le 19 août 1822.
Si Delambre n’était peut-être pas le foudre révolutionnaire que le Comité de Salut Public aurait voulu, on sait [6] qu’il a donné cent francs en 1816 pour la souscription publique du journal saint-simonien L’Industrie.
Par ailleurs, on peut percevoir à travers ses écrits une certaine forme d’humanisme. On peut lire dans son
Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques depuis 1789 et sur leur état actuel [7] :
Le même exemple de fermeté fut donné, à-peu-près dans le même temps, par un autre géomètre distingué ; car on sait à quelle époque Condorcet écrivit son Arithmétique, ouvrage très-nouveau pour la forme et son Esquisse des progrès de l’esprit humain, qui montre que les scènes horribles dont il fut le témoin et la victime, n’avoient pu lui faire abandonner l’espérance, ou peut-être l’illusion chère à tout cœur honnête, que rien ne peut limiter la propagation des lumières et les moyens de bonheur qu’elles doivent un jour procurer aux hommes.
Delambre était un homme des Lumières, peu versé dans le mysticisme, et par ailleurs, possédant une certaine opinion du travail et de l’éthique d’un chercheur.
« Pour vendre, il est obligé de se plier aux idées de la multitude ». Quel célèbre astronome en prend ainsi pour son grade ? [9]
Après une relation de plusieurs années, Delambre épouse en 1804 Élisabeth Aglaée Leblanc de Pommard, la mère de son assistant, Charles de Pommard.
Delambre avait dit d’elle [10]
qu’elle était « d’une instruction solide, qui n’avait rien de cette rouille pédantesque qui s’attache aux personnes lettrées ».
On peut supposer (un peu gratuitement, certes) que l’influence de
a permis à Delambre d’avoir une estime pour les capacités intellectuelles féminines supérieure à celle qui régnait à cette époque. Tout comme Méchain, élève lui aussi de Lalande, Delambre réalisa en effet que les compétences scientifiques de son épouse pouvaient lui servir, si bien qu’à la mort prématurée de son fils Charles, madame Delambre se mit sérieusement aux mathématiques, et seconda dorénavant son mari pour ses calculs.
Delambre était donc progressiste et libéral dans ses opinions, sans en laisser trop transparaître. Pour preuve, il bénéficia en 1822 d’une notice nécrologique dans le journal Ami de la religion. Delambre y était décrit comme un « athée respectueux de la foi », parce qu’il n’avait jamais utilisé ses connaissances scientifiques pour dénigrer le message de la Bible [11].
Conclusion
Il semble au premier abord assez surprenant que l’Académie des Sciences ait choisi comme Secrétaire perpétuel quelqu’un comme Delambre. De nos jours, son nom reste en effet au mieux attaché à la mesure du méridien, qui est une prouesse technique et humaine, mais pas vraiment conceptuelle. Quant à ses fameuses tables, elles ont sombré totalement dans l’oubli. L’Histoire de l’astronomie tend à ne retenir que les grands théoriciens comme Ptolémée, Kepler ou Newton, ou bien ceux qui ont su révéler l’existence des astres importants, au moins symboliquement, comme Herschel qui découvrit Uranus par l’acharnement téléscopique, ou Le Verrier Neptune par la force du calcul. Quant aux mathématiques, Delambre ne faisait pas une seconde le poids aux côtés de Legendre ou Laplace.
Delambre est en fait sans doute le parangon du patron de ce que Kuhn appelle la science normale, cet état de la science un peu ronronnant, où les savants déroulent des techniques et des outils bien connus, théoriques et expérimentaux, afin de raffiner les connaissances du moment. Delambre lui-même, semble être conscient de cet état. Dans son Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques, il écrit [12] :
Il seroit difficile et peut-être téméraire d’analyser les chances que l’avenir offre à l’avancement des mathématiques : dans presque toutes ses parties, on est arrêté par des difficultés insurmontables ; des perfectionnements de détail semblent la seule chose qui reste à faire ; tous les mouvements qui ne se rapportent pas à de petites oscillations autour d’un état moyen soumis à des lois simples, toutes les déterminations dont on ne connoît pas une première valeur approchée, semblent nous échapper absolument ; enfin les conditions du mouvement général des fluides sont expliquées analytiquement, sans qu’on puisse entrevoir comment on en déduira les règles de ce mouvement. Toutes ces difficultés semblent annoncer que la puissance de notre analyse est à-peu-près épuisée, comme celle de l’algèbre ordinaire l’étoit par rapport à la géométrie transcendante au temps de Leibnitz et de Newton, et qu’il faut des combinaisons qui ouvrent un nouveau champ au calcul des transcendantes et à la résolution des équations qui les contiennent.
Cet avis touchant sonne comme un regret, celui d’un grand scientifique qui aurait peut-être aimé vivre quelque décennies plus tard [13] pour voir un Galois répondre à ses questions sur les équations algébriques, Boltzmann raisonner statistiquement sur les gaz ou Poincaré penser globalement les trajectoires dynamiques. Et sans doute serait-il été très étonné de savoir qu’encore aujourd’hui, les équations des fluides recèlent encore d’énormes mystères.
Je remercie, pour leur relecture attentive, les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Jean-Michel Muller, chuy, Michel Mouyssinat, Victorieuse et Avner Bar-Hen, ainsi qu’Estelle Veyron La Croix.
Notes
[2] Histoire de l’Astronomie du dix-huitième siècle, 1827, accessible sur Gallica.
[3] Op. cit., p 558.
[4] Discours prononcé par M. Delambre aux obsèques de Joseph-Jérôme Lalande, 1807, à lire sur Gallica.
[5] Base du système métrique, tome premier, pp 49-50.
[6] Auguste Comte, an intellectual biography, Mary Pickering, p 185.
[7] Rapport historique sur les progrès des sciences mathématiques, p 73.
[8] Op. cit. p 88.
[9] Histoire de l’astronomie moderne, tome premier, 1821, p 389
[10] Mesurer le monde, p 383.
[11] Mesurer le monde, p 610.
[12] Rapport, p 99.
[13] La Théorie analytique de la chaleur de Fourier, qui révolutionnera plus tard l’analyse grâce à ses séries éponymes, sera publié au moment de la mort de Delambre.
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Pour citer cet article :
Damien Gayet — «Un homme à la mesure du mètre - II» — Images des Mathématiques, CNRS, 2021
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