Une chambre hyperbolique

Piste rouge Le 24 décembre 2008  - Ecrit par  Jos Leys Voir les commentaires (13)

Tout le monde apprend à l’école la géométrie euclidienne, basée sur un certain nombre d’axiomes qu’Euclide a décrits dans son grand livre « les Eléments ». Le cinquième axiome est celui des « parallèles » : par un point extérieur à une droite, on peut mener une et une seule parallèle à cette droite.

Peut-on imaginer une géométrie où tous les axiomes seraient satisfaits, sauf le cinquième ? C’est une question qui préoccupait beaucoup de mathématiciens jusqu’à ce qu’elle trouve une réponse au début du 19-ème siècle. Lobachevsky, Bolyai et Gauss ont prouvé que c’est possible : ils ont décrit une géométrie cohérente sans cet axiome des parallèles, appelée « géométrie hyperbolique ».
Cette géométrie qui était initialement une pure création de l’esprit, sans véritable application, a pris de plus en plus de place dans les mathématiques au point que certains mathématiciens d’aujourd’hui en ont une véritable intuition, comme s’ils vivaient véritablement « dans » cette géométrie.

Par exemple, la géométrie hyperbolique (en dimension 3) s’est avérée la clé pour placer la fameuse conjecture de Poincaré dans un contexte naturel, et ceci a mené à la magnifique solution de la conjecture de géométrisation par Perelman en 2006, discutée dans cet article).

Comment un musée de sciences pourrait-il donner aux visiteurs une idée concrète de la géométrie hyperbolique ?

La géométrie hyperbolique

Pour essayer de répondre à cette question, il faut d’abord expliquer brièvement quelques notions de base sur ce sujet.

Dans cette géométrie on peut mener une infinité de droites parallèles par un point extérieur à une droite.

Une remarque

Une autre géométrie non-euclidienne est celle de la sphère : par un point extérieur à une droite on ne peut mener aucune droite parallèle. Les « droites » de la sphère sont en effet les grands cercles et se rencontrent toujours. On dit que cette géométrie est « elliptique ».

Il existe plusieurs modèles pour représenter de façon euclidienne la géométrie hyperbolique, qui est pourtant non euclidienne. Nous ne montrerons ici que le modèle du « disque de Poincaré ».

Le plan (hyperbolique) est représenté par l’intérieur du disque de rayon unité (euclidien). Cela signifie que les points extérieurs à ce disque, que nous voyons puisque nous vivons dans notre monde euclidien, ne font pas partie de l’univers du plan hyperbolique et sont ignorés par les habitants du monde hyperbolique.

Dans ce modèle, on appelle « droites » (on devrait dire « droites hyperboliques ») les arcs de cercles orthogonaux au cercle unité.

Dans la figure ci-jointe, on a représenté les « droites hyperboliques » qui joignent les points $A$ et $B$, $C$ et $D$, et enfin $C$ et $E$. Les arcs de cercles euclidiens $CD$ et $CE$ (c’est-à-dire les « droites hyperboliques ») ne coupent pas l’arc $AB$, ce qui veut dire que $CD$ et $CE$ sont parallèles à $AB$.

Deux droites sont parallèles si elles ne se coupent pas (ou si elles coïncident). Dans la géométrie euclidienne, deux droites parallèles à une même droite sont parallèles. Ce n’est clairement pas le cas dans la géométrie hyperbolique et il faut nous méfier de notre intuition.

Nous sommes habitués à la notion que des droites parallèles sont équidistantes, mais cela n’est pas le cas dans la géométrie hyperbolique non plus. Il faut quand même expliquer ce qu’on entend
par la distance entre deux points dans le plan hyperbolique. On peut décrire la distance hyperbolique $\bar{d}$ entre les points $A$ et $B$ par :

\[ \bar{d}=\frac{1}{2}\left|\ln{\left(\frac{AV.BU}{AU.BV}\right)}\right| \]

$AV, BU, AU, BV$ sont les distances (euclidiennes !) entre les points. Si donc $A$ ou $B$ s’approchent de $U$ ou $V$, cette distance tend vers l’infini : le bord du disque n’appartient pas au disque de Poincaré, on dit que c’est l’horizon et qu’il est « à l’infini ».

D’où vient cette formule ?

Dans le plan euclidien on a la métrique $ds=\sqrt{dx^2+dy^2}$.

Dans le disque de Poincaré on peut définir cette métrique comme :

$ds=\frac{\sqrt{dx^2+dy^2}}{1-x^2-y^2}$.
Quand on s’approche du bord les distances deviennent plus « longues ».

On veut donc calculer la distance entre le point $A$ et $B$ dans le dessin en dessous. $A$ et $B$ sont sur une droite hyperbolique qui est un cercle euclidien de rayon $R$. Pour calculer la distance, on doit donc intégrer $ds$ sur ce cercle entre $B$ et $A$.


Pour un point $P$ sur le cercle, on mesure l’angle $\theta$ entre les segments $PM$ et $OM$. On nomme $\phi$ l’angle $O\hat{M}U$.

On a $x=OM-R\cos{\theta}$ et $y=R\sin{\theta}$, d’où suit $dx=R\sin{\theta}d\theta$, $dy=R\cos{\theta}d\theta$.

Il faut donc calculer
\[ \bar{d}=\int_{\theta_{B}}^{\theta_{A}}{\frac{Rd\theta}{1-(OM-R\cos{\theta})^2-R^2\sin^2{\theta}}} \]

Sachant que $OM^2=1+R^2$ et $OM=\frac{R}{\cos{\phi}}$,
\[ \bar{d}=\frac{\cos{\phi}}{2R}\int_{\theta_{B}}^{\theta_{A}}{\frac{d\theta}{\cos{\theta}-\cos{\phi}}}. \]

Quelques astuces de trigonométrie :
\[ \cos{\theta}-\cos{\phi}=2(\cos^2{\frac{\theta}{2}}-\cos^2{\frac{\phi}{2}})=-2(\tan^2{\frac{\theta}{2}}-\tan^2{\frac{\phi}{2}})\cos^2{\frac{\theta}{2}}\cos^2{\frac{\phi}{2}} \]

Mettons $t=\frac{\tan{\theta/2}}{\tan{\phi/2}}$

donc
$dt=\frac{d\theta}{2\tan{\frac{\phi}{2}}\cos^2{\frac{\theta}{2}}}$

L’intégral devient :

\[ \bar{d}=\frac{\cos{\phi}}{2R\cos^2{\frac{\phi}{2}}\tan{\frac{\phi}{2}}}\int_{\theta_{B}}^{\theta_{A}}{\frac{dt}{1-t^2}} \]

ou

\[ \bar{d}=\frac{\cos{\phi}}{R\sin{\phi}}\int_{\theta_{B}}^{\theta_{A}}{\frac{dt}{1-t^2}} \]

ou encore

\[ \bar{d}= \int_{\theta_{B}}^{\theta_{A}}{\frac{dt}{1-t^2}} \]

car $R\tan{\phi}=1.$

On obtient donc :

\[ \bar{d}=\frac{1}{2}\left[\ln{\left(\frac{1+t}{1-t}\right)} \right]_{\theta_{B}}^{\theta_{A}} \]

\[ \bar{d}=\frac{1}{2} \left [\ln{\left(\frac{1+\frac{\tan{\theta/2}}{\tan{\phi/2}}}{1-\frac{\tan{\theta/2}}{\tan{\phi/2}}}\right)} \right]_{\theta_{B}}^{\theta_{A}} \]

\[ \bar{d}=\frac{1}{2} \left [\ln{\left(\frac{\sin{\frac{\phi+\theta}{2}}}{\sin{\frac{\phi-\theta}{2}}}\right)} \right]_{\theta_{B}}^{\theta_{A}} \]

\[ \bar{d}=\frac{1}{2} \ln{\left(\frac{\sin{\frac{\phi+\theta_{A}}{2}}}{\sin{\frac{\phi-\theta_{A}}{2}}}\right)}-\ln{\left(\frac{\sin{\frac{\phi+\theta_{B}}{2}}}{\sin{\frac{\phi-\theta_{B}}{2}}}\right)} \]

\[ \bar{d}=\frac{1}{2} \ln{\left(\frac{\sin{\frac{\phi+\theta_{A}}{2}}\sin{\frac{\phi-\theta_{B}}{2}}}{\sin{\frac{\phi-\theta_{A}}{2}}\sin{\frac{\phi+\theta_{B}}{2}}}\right)} \]

Comme on mesure les angles en relation du segment $OM$, le signe de $\theta$ est positif si le point est en haut de ce segment, et négatif s’il est en bas.

Pour les distances euclidiennes on a :

$AU=2R\sin{\frac{\phi-\theta_{A}}{2}}$

$AV=2R\sin{\frac{\phi+\theta_{A}}{2}}$

$BU=2R\sin{\frac{\phi+|\theta_{B}|}{2}}$

$BV=2R\sin{\frac{\phi-|\theta_{B}|}{2}}$

et donc

\[ \bar{d}=\frac{1}{2}\ln{\left(\frac{AV.BU}{AU.BV}\right)} \]
Pour éviter que cette distance ne devienne négative, on doit prendre le valeur absolue :

\[ \bar{d}=\frac{1}{2}\left|\ln{\left(\frac{AV.BU}{AU.BV}\right)}\right| \]

Des pavages euclidiens et non-euclidiens

Pour donner au visiteur l’illusion qu’il se trouve dans un monde hyperbolique, il faudrait donc le mettre quelque part sur un disque dont il ne peut pas voir le bord, car ce bord est à une distance infinie. Il faudrait aussi lui donner l’illusion que les rayons de lumière suivent des arcs de cercles au lieu de lignes droites. Cela n’est pas facile ! Regardons donc d’abord quelques autres propriétés de la géométrie hyperbolique.

Dans le dessin ci-joint, les points $P$ et $P'$ sont symétriques par rapport à la droite hyperbolique qui passe par le point $M$ et qui est perpendiculaire à $PP'$.
Les distances hyperboliques $\bar{MP}$ et $\bar{MP'}$ sont identiques.
Bien sûr, le lecteur l’aura compris, il s’agit ici de symétrie hyperbolique et pas d’une symétrie euclidienne !

On peut vérifier avec la formule donnant les distances que le point $P'$ est le point obtenu par inversion par rapport au cercle qui représente la droite hyperbolique passant par $M$ et perpendiculaire à $PP'$. Si $C$ est le centre de ce cercle, et $R$ son rayon, on a donc

\[ CP'=\frac{R^2}{CP}. \]

Qu’est-ce que l’inversion ?

Jadis, l’inversion était une transformation qui faisait la joie (ou le malheur) de tous les lycéens mais elle a disparu des programmes...

Dans la figure ci-dessous, l’inversion par rapport au cercle de rayon $R$ et de centre $C$ transforme le point $P$ en le point $P'$ tel que $P,P',C$ sont alignés et $CP.CP'=R^2$.

Cette transformation est conforme : elle préserve les angles.
Dans la figure ci-dessous, tous les segments dans le carré sont transformés en des arcs de cercles qui se rencontrent orthogonalement.

L’inversion transforme les cercles en cercles, (en considérant que les droites sont des cercles de rayon infini).

Remarquez que le centre d’un cercle n’est pas transformé en le centre du cercle image par inversion.

L’équivalent en trois dimensions est l’inversion par rapport à une sphère. Dans la figure ci-dessous, on a aussi que le point $P$ est transformé par inversion par rapport à la sphère de rayon $R$ et centre $C$ si $CP.CP'=R^2$.

De la même manière que l’inversion par rapport à un cercle transforme cercles en cercles, l’inversion par rapport à une sphère transforme sphères en sphères (mais sans envoyer le centre sur le centre).

Appliquons cette notion de symétrie aux pavages. Si on veut paver le plan euclidien avec des polygones réguliers, on a le choix entre les triangles équilatéraux, les carrés et les hexagones réguliers. Avec les triangles, six d’entre eux vont se rencontrer en chaque sommet. Pour les carrés, ce nombre est quatre, et pour les hexagones c’est trois.

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Dans notre plan hyperbolique la situation est bien différente. Pour commencer, la somme des angles d’un triangle n’est plus égale à $\pi$ : la somme est au contraire toujours inférieure à $\pi$.

Voici à gauche un triangle équilatéral où la somme des angles est très petite, et à droite un triangle dont la somme des angles égale $3\pi/4$ (on mesure les angles entres des cercles en mesurant les angles entre les tangentes) :

On peut donc dessiner des triangles équilatéraux avec n’importe quels angles compris entre $0$ et $\pi/3$, ce qui permet de dessiner une infinité de pavages par triangles équilatéraux différents. La même chose est vraie pour les autres polygones réguliers.

Comment dessiner un pavage par des polygones réguliers à $n$ sommets (hyperboliques bien sûr !), de sorte que $p$ d’entre eux se rencontrent à chaque sommet ?

Dans la figure ci-dessous, on doit trouver la position du centre $A$ d’un cercle, et son rayon $r$, tel que

  • ce cercle est orthogonal sur le cercle identité.
  • l’angle entre ce cercle et un cercle de même rayon, dont le centre est tourné d’un angle $2\pi/n$ autour de l’origine, égale $2\pi/p$.

Dans le triangle $ABO$, l’angle
$\widehat{BOA}$ est égal à $\pi/n$, et l’angle $\widehat{ABO}$ est égal à $\pi/p+\pi/2$. Comme $AO=\sqrt{1+r^2}$ et $AB=r$, on peut facilement calculer $r$.

Cette construction n’est possible que si $\frac{\pi}{n}+\frac{\pi}{p}+\frac{\pi}{2}<\pi$, et on trouve donc la règle générale pour les pavages hyperboliques :
\[ \frac{1}{n}+\frac{1}{p}<\frac{1}{2} \]

Si, par exemple, on veut paver le plan hyperbolique avec des triangles équilatéraux, alors au moins 7 triangles vont se rencontrer en chaque sommet.

Pour dessiner le polygone on tourne donc le point $A$ autour de l’origine d’un angle $ (2\pi/n)$, et on dessine les arcs de cercles de rayon $r$. Si nous prenons $n=6$ et $p=4$, cela nous donne :

Ceci est donc la pièce fondamentale du pavage. Comme $p=4$, les angles du polygone sont tous $\pi/2$. Pour trouver les pièces voisines, il suffit de dessiner les pièces symétriques (toujours hyperboliques) avec, comme axes de symétrie, les côtés de la pièce fondamentale. Nous avons vu que dans le plan hyperbolique, on obtient l’image symétrique en inversant par rapport à un cercle. Le fait que l’inversion par rapport à un cercle est une transformation conforme assure que les angles sont préservés, et les images par inversion (par rapport aux cercles qui sont les côtés de la pièce initiale) auront donc aussi des angles de $\pi/2$. On obtient ceci :

Tous les hexagones dans cette image sont identiques, malgré que leur formes n’en ont pas l’air !

Les côtés de la pièce sont aussi les axes de symétrie de la pièce et de ses voisins, et on peut donc répéter l’inversion :

Et on répète à l’infini :

Ce pavage est d’ailleurs celui que M.C. Escher a utilisé pour son fameux « Cirkellimiet 4 », « Anges et diables ». Notez que le dessin d’Escher est taillé dans le bois à la main !

M.C.Escher a pris ce pavage, mais il n’a évidemment pas pris les images qu’on obtient par inversion. A chaque inversion, il a tourné les images de 180°, ce qui assure que les anges et les diables s’agencent parfaitement.

Voici quelques autres images. D’abord le même pavage (6,4) avec des triangles de couleurs alternées :

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Et voici un pavage (3,18) :

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Retour au musée des sciences

Nous savons maintenant paver le plan hyperbolique par des pièces qu’on obtient par des inversions répétées dans des cercles. Comment cela nous aide-t-il pour notre construction au musée ?

Jadis, sur les foires et kermesses, on trouvait des « Palais des Miroirs », avec toutes sortes de miroirs qui renvoyaient aux spectateurs leur propre image déformée en formes bizarres. Par exemple, si on voulait avoir l’air plus mince, il fallait se poser devant un miroir cylindrique d’axe vertical.

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L’image réfléchie par un miroir cylindrique n’est pas exactement la même que
celle qu’aurait un habitant du monde hyperbolique en se regardant dans un miroir
(hyperbolique bien sûr) mais nous allons voir que ces deux images ne sont pas trop
différentes.

Donc voici l’idée pour le musée :
On construit une chambre dont les parois sont des miroirs cylindriques.
On choisit les rayons et positions des miroirs comme si on construisait la pièce fondamentale d’un pavage hyperbolique.

Voici une vue d’une telle chambre. (Pour le moment, il n’y a que deux visiteurs, et on doit encore construire une entrée !). Cette chambre est construite pour obtenir un pavage (6,4).

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La vue pour le visiteur à l’intérieur de la chambre sera-t-elle exactement la même que la vue qu’il aura dans un vrai monde hyperbolique ? Hélas, non !
N’oublions pas que les « lignes droites » du monde hyperbolique, donc les trajectoires que suivrait la lumière hyperbolique sont des arcs de cercles euclidiens ! Cela veut dire qu’un visiteur dans un coin de la chambre devrait pouvoir apercevoir les autres coins, ce qui n’est pas le cas ! La chambre elle-même n’est pas hyperbolique !

Mais pourtant, on peut montrer que la vue à l’intérieur de cette chambre et tous les reflets à l’infini sur ses murs, ne diffèrent pas beaucoup de ce que serait la vue dans une véritable chambre dans le monde hyperbolique. La phrase précédente est bien vague... mais en annexe à cet article, pour les lecteurs ayant un peu plus de connaissances mathématiques, nous essayons de donner quelques explications, ce qui d’ailleurs nous mènera à quelques idées très modernes. Quoi qu’il en soit, retenons que le visiteur du musée qui ne serait pas trop regardant sur les détails verrait presque la même chose que s’il était transporté dans un monde vraiment hyperbolique !

Plaçons notre caméra à l’intérieur de la chambre pour voir le spectacle. (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)

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Avec des parois couvertes de miroirs de très bonne qualité on aura l’illusion de se trouver sur un plan infini, comme l’habitant du plan hyperbolique qui ne peut pas voir le bord du disque non plus.

Pour la forme de la chambre on a évidemment un choix infini. Voici une chambre selon le pavage (3,100)

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Et la vue à l’intérieur : (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)

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Pour comparer, voici une chambre purement euclidienne :

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Une chambre encore plus spectaculaire

Jusqu’ici on n’a parlé que du plan hyperbolique, mais on peu aussi parler de l’espace hyperbolique. Au lieu du disque de Poincaré, prenons la boule de Poincaré qui
est l’intérieur de la boule unité dans l’espace euclidien. Dans cette boule, les « plans hyperboliques » sont des morceaux de sphères qui sont orthogonales à la sphère unité. Les symétries se décrivent maintenant par des inversions par rapport à ces sphères orthogonales à la sphère unité.

Nous pouvons aussi « paver » cet espace hyperbolique par des polyèdres réguliers. Dans notre monde euclidien, le seul polyèdre capable à réaliser un tel pavage est le cube, mais dans le monde hyperbolique à trois dimensions on a le choix ! Nous verrons néanmoins que le choix est quand même un peu plus limité que dans le cas hyperbolique dans le plan, et d’ailleurs, mais ceci nous entraînerait trop loin, il est impossible dans la géométrie hyperbolique de dimension supérieure à 30 ! (c’est un théorème relativement récent de Vinberg).

Les polyèdres hyperboliques sont des objets dont les faces sont des morceaux de sphères.

Reprenons cette figure :

On peut considérer cette figure comme une coupe de la boule de Poincaré par un plan qui passe par l’origine. L’angle $\widehat{BOA}$ est maintenant égal à $(\pi-\alpha)/2$ où $ \alpha$ est l’angle dièdre du polyèdre euclidien. Pour qu’il soit possible de construire des pavages où $p$ polyèdres se rencontrent à chaque arête, il faut que :
$\frac{\pi}{p}<\frac{\alpha}{2}.$

Il y a encore une deuxième condition : les sphères qui sont les faces du polyèdre doivent être orthogonales sur la boule, ce qui pose un maximum pour $p$ : pour des polyèdres où trois faces se rencontrent en un sommet, le valeur maximale de $p$ est 6, pour 4 faces, c’est 4, et pour 5 faces, c’est 3,333...

Tout limite les possibilités de pavages par des polyèdres hyperboliques réguliers :

  • tétraèdre dont l’angle dièdre vaut 60° et dont les « sommets » sont sur la sphère unité (donc si on voulait être puriste, il ne s’agit pas vraiment d’un polyèdre puisque ses sommets sont à l’infini et les habitants de la boule hyperbolique ne les voient pas).
  • cube dont les angles dièdre valent 72° ou 60°. Dans le deuxième cas, les « sommets » sont à l’infini.
  • octaèdre dont l’angle dièdre vaut 90°s, les « sommets » sont à l’infini.
  • dodécaèdre dont les angles dièdres valent 90°, 72° ou 60° (dans le dernier cas, les sommets sont à l’infini).
  • icosaèdre dont les angles dièdres valent 120°.

Dans notre musée, on pourrait donc penser aussi à une chambre dont les parois sont des sphères, arrangées pour obtenir un pavage de l’espace. Voici une chambre en forme de cube hyperbolique :

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Et voici la vue à l’intérieur : (vous pouvez cliquer sur l’image pour l’agrandir et si vous cliquez ici, vous pouvez voir un panorama sphèrique de 360°.

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Si vous préférez une chambre en forme de dodécaèdre,

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... la vue à l’intérieur sera celle-ci : (cliquez l’image pour l’agrandir)

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Et finalement un projet d’icosaèdre

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(cliquez sur l’image pour l’agrandir)

Tout ce qui reste à faire maintenant, c’est de convaincre un directeur de musée des sciences que ce petit projet mérite d’être réalisé en pratique !

Annexe (par E. Ghys) : pourquoi la vue à l’intérieur de ces chambres est proche de celle qu’aurait un habitant hyperbolique ?

Ce qu’un observateur voit est bien sûr transmis par des rayons lumineux qui pénètrent dans son œil.
Dans la chambre du musée, les rayons suivent des trajectoires rectilignes et se réfléchissent sur les
miroirs selon la loi bien connue de la réflexion lumineuse ; l’angle d’incidence est égal à l’angle
de réflexion. Pour un habitant hyperbolique, dans sa chambre hyperbolique, c’est la même chose,
à ceci près que ses rayons lumineux suivent des droites hyperboliques, qui, nous l’avons vu, sont
des arcs de cercles pour un observateur euclidien (nous !). A priori donc, il n’y a pas de rapport
entre les deux expériences visuelles !

La géométrie hyperbolique est le royaume de la courbure négative. Il s’agit d’un domaine de recherche
qui a explosé depuis une trentaine d’années, en particulier à cause du fait que c’est une méthode
extrêmement puissante pour étudier des questions fondamentales de topologie. Initialement,
il s’agissait d’étudier des surfaces qui, localement ressemblent à une selle de cheval, comme par exemple
la suivante :

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J. Hadamard, au début du 20 ème siècle a essayé de comprendre le comportement de ce qu’on appelle
les géodésiques sur une telle surface : ce sont les courbes tracées sur la surface qui, localement,
sont les plus courtes d’un point à un autre (par exemple la courbe rouge sur la figure ci-dessus). « Mécaniquement », ce sont les trajectoires d’un point
matériel qui se déplace sur la surface sans aucun frottement et soumis à aucune force, à part celle
de réaction qui le contraint à rester sur la surface.
Contrairement à toute attente, il a constaté que le comportement de ces géodésiques est insensible
à la surface et ne dépend que de la topologie. Par exemple, si on considère les deux surfaces suivantes,
on peut associer à toute géodésique de l’une une géodésique de l’autre qui a précisément le même
comportement qualitatif : deux géodésiques associées voyagent sur les surfaces de la même manière
dans le sens que, par exemple, elles coupent les « coutures » marquées $A,B,C$ sur les figures ci-dessous dans le même ordre.

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Au cours des années 80, en particulier sous l’impulsion de M. Gromov, les objets à courbures négatives
ont quitté le monde des objets lisses comme des surfaces et un grand nombre d’objets singuliers,
comme des graphes par exemple, sont qualifiés d’hyperboliques, et on leur attribuer une courbure
(voir par exemple, les billets de F. Béguin ou de Pierre de la Harpe, ou l’article de Pierre de la Harpe).

Revenons à nos chambres ! L’observateur hyperbolique qui veut comprendre le mouvement des
rayons lumineux dans sa chambre peut procéder de la manière suivante. Prenons deux copies
du triangle fondamental et recollons-les le long de leurs côtés. On obtient un objet un peu bizarre
que les mathématiciens appellent une « orbifold » (aucune traduction connue en français...). Cette
orbifold est à courbure négative dans le sens généralisé auquel nous faisions allusion. Les géodésiques
sur cet objet se promènent sur l’une des deux faces en traçant une géodésique hyperbolique usuelle
et lorsqu’elle arrivent sur un côté, sur lequel l’autre face a été recollée, on peut penser que la géodésique
continue son chemin sur l’autre face et la propriété que l’angle d’incidence est égal à l’angle de réflexion
n’est rien d’autre que l’assertion que si on déplie notre objet le long de la couture, la trajectoire est lisse
et ne se casse pas ! En clair, notre observateur hyperbolique « voit » les géodésiques d’une orbifold
à courbure négative ! Voilà peut-être une manière de dire des choses simples de manière compliquée !

Que fait le visiteur du musée ? La même chose : sauf qu’il recolle deux triangles euclidiens à côtés circulaires
le long de leurs côtés. L’objet qu’il obtient est encore une orbifold. Est-il à courbure négative ? Non,
car à l’intérieur de la chambre, la géométrie est euclidienne si bien que la courbure est nulle...
Mais il s’avère que la courbure est quand même négative ou nulle... Elle est strictement négative le
long de la couture à cause de la concavité du bord ! La théorie d’Hadamard a pu être généralisée par
Gromov à tous ces objets bizarres et il se trouve que les deux orbifolds, celui du visiteur euclidien du musée
et celui de l’être hyperbolique, même s’ils ne sont pas les mêmes, ont la même topologie et, tout
comme Hadamard l’avait montré, à chaque géodésique de l’un, c’est-à-dire à chaque rayon lumineux
de l’un, on peut associer un rayon lumineux de l’autre. Deux rayons lumineux associés ont le même
comportement dans le sens où ils se réfléchissent sur les murs dans le même ordre ! Concrètement,
cela veut dire que sauf si le visiteur est un physicien expérimenté qui vient avec ses instruments
de mesure, il pensera « être » à l’intérieur d’une chambre hyperbolique !


Pour en savoir plus :

1. Géométrie non-euclidienne.

2. Disque de Poincaré.

3. Géométrie hyperbolique.

4. Espaces non-euclidiens : « Curved spaces » par Jeff Weeks.

5. Pavages hyperboliques.

Post-scriptum :

Merci à Etienne Ghys pour son aide et conseils, et surtout pour l’annexe, sans laquelle la chambre hyperbolique ne serait pas légitime en termes mathématiques !

Article édité par Arnaud Chéritat

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Pour citer cet article :

Jos Leys — «Une chambre hyperbolique» — Images des Mathématiques, CNRS, 2008

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