Une chambre hyperbolique
Piste rouge Le 24 décembre 2008 Voir les commentaires (13)
Tout le monde apprend à l’école la géométrie euclidienne, basée sur un certain nombre d’axiomes qu’Euclide a décrits dans son grand livre « les Eléments ». Le cinquième axiome est celui des « parallèles » : par un point extérieur à une droite, on peut mener une et une seule parallèle à cette droite.
Peut-on imaginer une géométrie où tous les axiomes seraient satisfaits, sauf le cinquième ? C’est une question qui préoccupait beaucoup de mathématiciens jusqu’à ce qu’elle trouve une réponse au début du 19-ème siècle. Lobachevsky, Bolyai et Gauss ont prouvé que c’est possible : ils ont décrit une géométrie cohérente sans cet axiome des parallèles, appelée « géométrie hyperbolique ».
Cette géométrie qui était initialement une pure création de l’esprit, sans véritable application, a pris de plus en plus de place dans les mathématiques au point que certains mathématiciens d’aujourd’hui en ont une véritable intuition, comme s’ils vivaient véritablement « dans » cette géométrie.
Par exemple, la géométrie hyperbolique (en dimension 3) s’est avérée la clé pour placer la fameuse conjecture de Poincaré dans un contexte naturel, et ceci a mené à la magnifique solution de la conjecture de géométrisation par Perelman en 2006, discutée dans cet article).
Comment un musée de sciences pourrait-il donner aux visiteurs une idée concrète de la géométrie hyperbolique ?
La géométrie hyperbolique
Pour essayer de répondre à cette question, il faut d’abord expliquer brièvement quelques notions de base sur ce sujet.
Dans cette géométrie on peut mener une infinité de droites parallèles par un point extérieur à une droite.
Il existe plusieurs modèles pour représenter de façon euclidienne la géométrie hyperbolique, qui est pourtant non euclidienne. Nous ne montrerons ici que le modèle du « disque de Poincaré ».
Le plan (hyperbolique) est représenté par l’intérieur du disque de rayon unité (euclidien). Cela signifie que les points extérieurs à ce disque, que nous voyons puisque nous vivons dans notre monde euclidien, ne font pas partie de l’univers du plan hyperbolique et sont ignorés par les habitants du monde hyperbolique.
Dans ce modèle, on appelle « droites » (on devrait dire « droites hyperboliques ») les arcs de cercles orthogonaux au cercle unité.
Dans la figure ci-jointe, on a représenté les « droites hyperboliques » qui joignent les points $A$ et $B$, $C$ et $D$, et enfin $C$ et $E$. Les arcs de cercles euclidiens $CD$ et $CE$ (c’est-à-dire les « droites hyperboliques ») ne coupent pas l’arc $AB$, ce qui veut dire que $CD$ et $CE$ sont parallèles à $AB$.
Deux droites sont parallèles si elles ne se coupent pas (ou si elles coïncident). Dans la géométrie euclidienne, deux droites parallèles à une même droite sont parallèles. Ce n’est clairement pas le cas dans la géométrie hyperbolique et il faut nous méfier de notre intuition.
Nous sommes habitués à la notion que des droites parallèles sont équidistantes, mais cela n’est pas le cas dans la géométrie hyperbolique non plus. Il faut quand même expliquer ce qu’on entend
par la distance entre deux points dans le plan hyperbolique. On peut décrire la distance hyperbolique $\bar{d}$ entre les points $A$ et $B$ par :
\[ \bar{d}=\frac{1}{2}\left|\ln{\left(\frac{AV.BU}{AU.BV}\right)}\right| \]
$AV, BU, AU, BV$ sont les distances (euclidiennes !) entre les points. Si donc $A$ ou $B$ s’approchent de $U$ ou $V$, cette distance tend vers l’infini : le bord du disque n’appartient pas au disque de Poincaré, on dit que c’est l’horizon et qu’il est « à l’infini ».
Des pavages euclidiens et non-euclidiens
Pour donner au visiteur l’illusion qu’il se trouve dans un monde hyperbolique, il faudrait donc le mettre quelque part sur un disque dont il ne peut pas voir le bord, car ce bord est à une distance infinie. Il faudrait aussi lui donner l’illusion que les rayons de lumière suivent des arcs de cercles au lieu de lignes droites. Cela n’est pas facile ! Regardons donc d’abord quelques autres propriétés de la géométrie hyperbolique.
Dans le dessin ci-joint, les points $P$ et $P'$ sont symétriques par rapport à la droite hyperbolique qui passe par le point $M$ et qui est perpendiculaire à $PP'$.
Les distances hyperboliques $\bar{MP}$ et $\bar{MP'}$ sont identiques.
Bien sûr, le lecteur l’aura compris, il s’agit ici de symétrie hyperbolique et pas d’une symétrie euclidienne !
On peut vérifier avec la formule donnant les distances que le point $P'$ est le point obtenu par inversion par rapport au cercle qui représente la droite hyperbolique passant par $M$ et perpendiculaire à $PP'$. Si $C$ est le centre de ce cercle, et $R$ son rayon, on a donc
\[ CP'=\frac{R^2}{CP}. \]
Appliquons cette notion de symétrie aux pavages. Si on veut paver le plan euclidien avec des polygones réguliers, on a le choix entre les triangles équilatéraux, les carrés et les hexagones réguliers. Avec les triangles, six d’entre eux vont se rencontrer en chaque sommet. Pour les carrés, ce nombre est quatre, et pour les hexagones c’est trois.
Dans notre plan hyperbolique la situation est bien différente. Pour commencer, la somme des angles d’un triangle n’est plus égale à $\pi$ : la somme est au contraire toujours inférieure à $\pi$.
Voici à gauche un triangle équilatéral où la somme des angles est très petite, et à droite un triangle dont la somme des angles égale $3\pi/4$ (on mesure les angles entres des cercles en mesurant les angles entre les tangentes) :
On peut donc dessiner des triangles équilatéraux avec n’importe quels angles compris entre $0$ et $\pi/3$, ce qui permet de dessiner une infinité de pavages par triangles équilatéraux différents. La même chose est vraie pour les autres polygones réguliers.
Comment dessiner un pavage par des polygones réguliers à $n$ sommets (hyperboliques bien sûr !), de sorte que $p$ d’entre eux se rencontrent à chaque sommet ?
Dans la figure ci-dessous, on doit trouver la position du centre $A$ d’un cercle, et son rayon $r$, tel que
- ce cercle est orthogonal sur le cercle identité.
- l’angle entre ce cercle et un cercle de même rayon, dont le centre est tourné d’un angle $2\pi/n$ autour de l’origine, égale $2\pi/p$.
Dans le triangle $ABO$, l’angle
$\widehat{BOA}$ est égal à $\pi/n$, et l’angle $\widehat{ABO}$ est égal à $\pi/p+\pi/2$. Comme $AO=\sqrt{1+r^2}$ et $AB=r$, on peut facilement calculer $r$.
Cette construction n’est possible que si $\frac{\pi}{n}+\frac{\pi}{p}+\frac{\pi}{2}<\pi$, et on trouve donc la règle générale pour les pavages hyperboliques :
\[
\frac{1}{n}+\frac{1}{p}<\frac{1}{2}
\]
Si, par exemple, on veut paver le plan hyperbolique avec des triangles équilatéraux, alors au moins 7 triangles vont se rencontrer en chaque sommet.
Pour dessiner le polygone on tourne donc le point $A$ autour de l’origine d’un angle $ (2\pi/n)$, et on dessine les arcs de cercles de rayon $r$. Si nous prenons $n=6$ et $p=4$, cela nous donne :
Ceci est donc la pièce fondamentale du pavage. Comme $p=4$, les angles du polygone sont tous $\pi/2$. Pour trouver les pièces voisines, il suffit de dessiner les pièces symétriques (toujours hyperboliques) avec, comme axes de symétrie, les côtés de la pièce fondamentale. Nous avons vu que dans le plan hyperbolique, on obtient l’image symétrique en inversant par rapport à un cercle. Le fait que l’inversion par rapport à un cercle est une transformation conforme assure que les angles sont préservés, et les images par inversion (par rapport aux cercles qui sont les côtés de la pièce initiale) auront donc aussi des angles de $\pi/2$. On obtient ceci :
Tous les hexagones dans cette image sont identiques, malgré que leur formes n’en ont pas l’air !
Les côtés de la pièce sont aussi les axes de symétrie de la pièce et de ses voisins, et on peut donc répéter l’inversion :
Et on répète à l’infini :
Ce pavage est d’ailleurs celui que M.C. Escher a utilisé pour son fameux « Cirkellimiet 4 », « Anges et diables ». Notez que le dessin d’Escher est taillé dans le bois à la main !
M.C.Escher a pris ce pavage, mais il n’a évidemment pas pris les images qu’on obtient par inversion. A chaque inversion, il a tourné les images de 180°, ce qui assure que les anges et les diables s’agencent parfaitement.
Voici quelques autres images. D’abord le même pavage (6,4) avec des triangles de couleurs alternées :
Et voici un pavage (3,18) :
Retour au musée des sciences
Nous savons maintenant paver le plan hyperbolique par des pièces qu’on obtient par des inversions répétées dans des cercles. Comment cela nous aide-t-il pour notre construction au musée ?
Jadis, sur les foires et kermesses, on trouvait des « Palais des Miroirs », avec toutes sortes de miroirs qui renvoyaient aux spectateurs leur propre image déformée en formes bizarres. Par exemple, si on voulait avoir l’air plus mince, il fallait se poser devant un miroir cylindrique d’axe vertical.
L’image réfléchie par un miroir cylindrique n’est pas exactement la même que
celle qu’aurait un habitant du monde hyperbolique en se regardant dans un miroir
(hyperbolique bien sûr) mais nous allons voir que ces deux images ne sont pas trop
différentes.
Donc voici l’idée pour le musée :
On construit une chambre dont les parois sont des miroirs cylindriques.
On choisit les rayons et positions des miroirs comme si on construisait la pièce fondamentale d’un pavage hyperbolique.
Voici une vue d’une telle chambre. (Pour le moment, il n’y a que deux visiteurs, et on doit encore construire une entrée !). Cette chambre est construite pour obtenir un pavage (6,4).
La vue pour le visiteur à l’intérieur de la chambre sera-t-elle exactement la même que la vue qu’il aura dans un vrai monde hyperbolique ? Hélas, non !
N’oublions pas que les « lignes droites » du monde hyperbolique, donc les trajectoires que suivrait la lumière hyperbolique sont des arcs de cercles euclidiens ! Cela veut dire qu’un visiteur dans un coin de la chambre devrait pouvoir apercevoir les autres coins, ce qui n’est pas le cas ! La chambre elle-même n’est pas hyperbolique !
Mais pourtant, on peut montrer que la vue à l’intérieur de cette chambre et tous les reflets à l’infini sur ses murs, ne diffèrent pas beaucoup de ce que serait la vue dans une véritable chambre dans le monde hyperbolique. La phrase précédente est bien vague... mais en annexe à cet article, pour les lecteurs ayant un peu plus de connaissances mathématiques, nous essayons de donner quelques explications, ce qui d’ailleurs nous mènera à quelques idées très modernes. Quoi qu’il en soit, retenons que le visiteur du musée qui ne serait pas trop regardant sur les détails verrait presque la même chose que s’il était transporté dans un monde vraiment hyperbolique !
Plaçons notre caméra à l’intérieur de la chambre pour voir le spectacle. (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Avec des parois couvertes de miroirs de très bonne qualité on aura l’illusion de se trouver sur un plan infini, comme l’habitant du plan hyperbolique qui ne peut pas voir le bord du disque non plus.
Pour la forme de la chambre on a évidemment un choix infini. Voici une chambre selon le pavage (3,100)
Et la vue à l’intérieur : (Cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Pour comparer, voici une chambre purement euclidienne :
Une chambre encore plus spectaculaire
Jusqu’ici on n’a parlé que du plan hyperbolique, mais on peu aussi parler de l’espace hyperbolique. Au lieu du disque de Poincaré, prenons la boule de Poincaré qui
est l’intérieur de la boule unité dans l’espace euclidien. Dans cette boule, les « plans hyperboliques » sont des morceaux de sphères qui sont orthogonales à la sphère unité. Les symétries se décrivent maintenant par des inversions par rapport à ces sphères orthogonales à la sphère unité.
Nous pouvons aussi « paver » cet espace hyperbolique par des polyèdres réguliers. Dans notre monde euclidien, le seul polyèdre capable à réaliser un tel pavage est le cube, mais dans le monde hyperbolique à trois dimensions on a le choix ! Nous verrons néanmoins que le choix est quand même un peu plus limité que dans le cas hyperbolique dans le plan, et d’ailleurs, mais ceci nous entraînerait trop loin, il est impossible dans la géométrie hyperbolique de dimension supérieure à 30 ! (c’est un théorème relativement récent de Vinberg).
Les polyèdres hyperboliques sont des objets dont les faces sont des morceaux de sphères.
Reprenons cette figure :
On peut considérer cette figure comme une coupe de la boule de Poincaré par un plan qui passe par l’origine. L’angle $\widehat{BOA}$ est maintenant égal à $(\pi-\alpha)/2$ où $ \alpha$ est l’angle dièdre du polyèdre euclidien. Pour qu’il soit possible de construire des pavages où $p$ polyèdres se rencontrent à chaque arête, il faut que :
$\frac{\pi}{p}<\frac{\alpha}{2}.$
Il y a encore une deuxième condition : les sphères qui sont les faces du polyèdre doivent être orthogonales sur la boule, ce qui pose un maximum pour $p$ : pour des polyèdres où trois faces se rencontrent en un sommet, le valeur maximale de $p$ est 6, pour 4 faces, c’est 4, et pour 5 faces, c’est 3,333...
Tout limite les possibilités de pavages par des polyèdres hyperboliques réguliers :
- tétraèdre dont l’angle dièdre vaut 60° et dont les « sommets » sont sur la sphère unité (donc si on voulait être puriste, il ne s’agit pas vraiment d’un polyèdre puisque ses sommets sont à l’infini et les habitants de la boule hyperbolique ne les voient pas).
- cube dont les angles dièdre valent 72° ou 60°. Dans le deuxième cas, les « sommets » sont à l’infini.
- octaèdre dont l’angle dièdre vaut 90°s, les « sommets » sont à l’infini.
- dodécaèdre dont les angles dièdres valent 90°, 72° ou 60° (dans le dernier cas, les sommets sont à l’infini).
- icosaèdre dont les angles dièdres valent 120°.
Dans notre musée, on pourrait donc penser aussi à une chambre dont les parois sont des sphères, arrangées pour obtenir un pavage de l’espace. Voici une chambre en forme de cube hyperbolique :
Et voici la vue à l’intérieur : (vous pouvez cliquer sur l’image pour l’agrandir et si vous cliquez ici, vous pouvez voir un panorama sphèrique de 360°.
Si vous préférez une chambre en forme de dodécaèdre,
... la vue à l’intérieur sera celle-ci : (cliquez l’image pour l’agrandir)
Et finalement un projet d’icosaèdre
(cliquez sur l’image pour l’agrandir)
Tout ce qui reste à faire maintenant, c’est de convaincre un directeur de musée des sciences que ce petit projet mérite d’être réalisé en pratique !
Pour en savoir plus :
4. Espaces non-euclidiens : « Curved spaces » par Jeff Weeks.
Merci à Etienne Ghys pour son aide et conseils, et surtout pour l’annexe, sans laquelle la chambre hyperbolique ne serait pas légitime en termes mathématiques !
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Pour citer cet article :
Jos Leys — «Une chambre hyperbolique» — Images des Mathématiques, CNRS, 2008
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Une chambre hyperbolique
le 8 mars 2009 à 01:15, par jean pierre brissaud