Une famille infinie de nœuds
Piste noire Le 7 juin 2020 Voir les commentaires (1)
Marins et grimpeurs apprécient en général que leurs nœuds ne se défassent pas. Mais comment s’en assurer ? Peut-on défaire n’importe quel nœud sans paire de ciseaux ? Heureusement, la réponse est non : il existe une infinité de nœuds différents. Et ce n’est pas si difficile à montrer, à condition de disposer de trois crayons de couleur !
Une ficelle, un nœud
Tout le monde voit à peu près ce qu’est un nœud dans la vraie vie. En mathématiques, ce n’est pas très différent : un nœud est le modèle mathématique d’un morceau de ficelle, possiblement entortillée, et on demande simplement que les deux bouts soient recollés [1].
Le nœud le plus simple est le cercle, que l’on appellera nœud trivial. Il est représenté dans la figure ci-dessous et souvent noté $U$, pour unknot en anglais.
Comme on travaille/lit le plus souvent sur un papier/écran, il est plus commode de disposer d’une représentation du nœud en deux dimensions [2] : c’est là le rôle des diagrammes. Un diagramme est une courbe tracée sur une feuille, avec des croisements autorisés, et où à chaque intersection on indique quel brin passe sous l’autre en interrompant le tracé. La difficulté réside alors dans le fait qu’à un même nœud peuvent correspondre plusieurs diagrammes. Le cercle peut ainsi être déformé en un ovale, ou bien être « tordu », « plié » en deux, comme indiqué sur la figure ci-dessous.
Bien évidemment, on peut faire des figures plus compliquées que le nœud trivial. Par exemple le nœud de trèfle est représenté plus bas. On le note souvent $T$ (en anglais, trefoil commence également par la lettre t !).
- Diagramme du nœud de trèfle $T$ : une ficelle où on a fait un demi-nœud dont les deux bouts sont recollés.
Quelques minutes passées à manipuler des ficelles suffisent pour se persuader que le nœud de trèfle ne peut pas être défait, et est différent du nœud trivial. Mais les mathématiciens se méfient des résultats dont la preuve consiste à dire qu’on voit bien qu’ils sont vrais, et aiment avoir des éléments plus tangibles. Alors, existe-t-il un argument imparable pour justifier cette affirmation ?
Pour poser un peu les choses, commençons par une précision de vocabulaire : deux nœuds, ou deux diagrammes de nœuds, qui peuvent être déformés l’un en l’autre en bougeant la ficelle — sans la couper, évidemment — sont dits équivalents [3].
La première question qui nous intéresse est donc la suivante.
Surprenamment, y apporter une réponse mathématique est difficile. Il n’y a pas d’inquiétude à avoir pour autant : en mathématiques comme dans la vraie vie, on ne peut pas déformer le trèfle en un cercle. Mais les arguments élémentaires auxquels on pourrait penser (il n’y a pas le même nombre de croisements ; si on suit le trèfle, on fait plusieurs tours sur soi-même...) ne permettent généralement pas d’arriver à une conclusion solide, du moins sans effort important [4].
La preuve qu’on va donner dans cet article, même si elle repose sur des objets élémentaires, est loin d’être évidente, et c’est pourtant l’une des plus simples connues.
Une manière d’appréhender la difficulté de cette question est de la transposer avec des diagrammes de nœuds d’apparences plus compliquées : on peut penser au temps passé à démêler des écouteurs que l’on sort de la poche. Ils peuvent alors dessiner un diagramme d’une complexité inouïe tout en étant totalement démêlables. Dans notre cas, pouvez-vous dire si les nœuds suivants sont équivalents au nœud trivial ou au nœud de trèfle ?
La question 1 (ou sa généralisation) a été formalisée mathématiquement dès la fin du $XIX^{\text{ème}}$ siècle, et peut s’exprimer de la manière suivante : étant donnés deux diagrammes [5], comment déterminer s’ils représentent le même nœud ?
Bonne nouvelle : on peut décomposer n’importe quelle transformation qui mène d’un diagramme de ce nœud à un autre diagramme qui le représente en une série de transformations très simples. C’est ce que dit le théorème suivant :
Les dessins du théorème donnent des règles locales : deux diagrammes qui sont identiques partout sauf dans une petite région dans laquelle ils diffèrent de l’une des trois manières présentées précédemment représentent le même nœud. Dit dans ce sens, c’est assez évident : il n’est pas compliqué de voir que les mouvements de Reidemeister peuvent se réaliser sans couper une ficelle. Le premier consiste à rajouter une petite boucle, qui se défait sans soucis, le second à faire passer un brin au-dessus d’un autre, et le troisième se visualise bien avec trois bouts de ficelle. La figure suivante donne un exemple d’utilisation de ces mouvements pour simplifier un diagramme du nœud de trèfle.
La puissance de ce théorème réside dans la réciproque : ces trois mouvements suffisent à relier n’importe quels diagrammes d’un même nœud.
Par contre, mauvaise nouvelle : trouver la bonne suite de mouvements peut être difficile [7].
Pour pallier cette difficulté, les mathématiciens utilisent des invariants de nœud, c’est-à-dire des quantités qui ne dépendent que du nœud et pas de sa représentation. Les invariants classiques sont souvent des nombres ou des polynômes que l’on calcule à partir d’un diagramme. Si deux diagrammes produisent deux valeurs différentes, on est assurés d’être en présence de deux nœuds véritablement différents.
En pratique, comment peut-on trouver un invariant ? La première étape demande, le plus souvent, de disposer d’une recette qui permette de calculer la valeur de l’invariant à partir d’un diagramme. La condition d’invariance fait alors appel au théorème de Reidemeister : aujourd’hui encore, on vérifie souvent à la main qu’appliquer l’un des trois mouvements de Reidemeister ne change pas le résultat. Il suffit ainsi d’étudier les diagrammes, ce qui peut être bien plus simple que de se représenter le nœud en trois dimensions. Et comme l’invariant ne dépend que du nœud et pas du diagramme, on peut même choisir de calculer l’invariant avec le diagramme du nœud qui nous parait le plus adapté !
Attention cependant, un invariant ne distingue pas nécessairement tous les nœuds : deux nœuds pour lesquels un invariant prend la même valeur peuvent ne pas être équivalents. Aujourd’hui, on ne connaît pas d’invariant calculable de manière raisonnable qui soit total, c’est-à-dire qui distingue toute paire de nœuds non-équivalents.
Dans la suite, on va utiliser un invariant combinatoire relativement simple à calculer, qui va nous permettre de répondre à la question 1, ainsi qu’à des généralisations de celle-ci.
Compter les couleurs
On va commencer par compter les manières de colorier un nœud (ou plutôt, un diagramme) avec trois couleurs (disons ${\color{red}{rouge}}$ , ${\color{blue}{bleu}}$ et ${\color{green}{vert}}$). Cette méthode, dite des 3-coloriages de Fox, a déjà pointé le bout de son nez sur Images des Maths ici.
L’idée est de passer avec un pinceau de couleur sur le diagramme, avec comme règles [8] :
- on ne peut pas changer de pinceau le long d’une ligne (donc on ne change que pour les croisements par dessous) ;
- à un croisement, on voit soit les trois couleurs, soit une seule.
Pour y voir un peu plus clair, voici des exemples de coloriages autorisés ou non.
On peut alors compter le nombre $F_3(D)$ de 3-coloriages autorisés pour un diagramme $D$ : par exemple le nœud trivial n’a aucun croisement (pour le diagramme « naturel »), donc $F_3(U)=3$.
Ce nombre est intéressant car c’est un invariant :
À première vue, le nombre de coloriages semble être fortement lié au nombre que croisements du diagramme. En réalité ce n’est pas le cas, et un bon moyen de s’en convaincre est d’essayer le colorier le diagramme du nœud trivial à trois croisements qui a déjà fait son apparition un peu plus haut, et qu’on reproduit ici : un bon exercice est de chercher tous les coloriages possibles (et de constater qu’il n’en existe que trois, tous monochromes, comme l’affirme le théorème précédent).
Retour sur le nœud de trèfle :
Cet invariant nous permet de répondre à la question 1. En effet, si on fait le compte des coloriages $F_3(T)$ pour le nœud de trèfle, on trouve :
Comparons maintenant les nombres de 3-coloriages que l’on a calculés jusqu’à présent. On a donc $3=F_3(U) \neq F_3(T) = 9$ et, puisque le nombre de 3-coloriages est un invariant de nœuds, on en déduit :
On peut maintenant être plus ambitieux et se demander s’il existe un nombre infini de nœuds différents.
Somme connexe et une famille infinie
Pour trouver une famille infinie, il nous faut une infinité de nœuds candidats. Dans la vie courante, une manière de faire des nœuds « plus compliqués » consiste simplement à faire un nœud sur le début de la ficelle, puis à en faire un deuxième à la suite. Cette opération se formalise mathématiquement par la somme connexe. Prenons deux nœuds. Comme les nœuds mathématiques sont refermés, il faut d’abord « couper » chacun des nœuds en un point pour les ouvrir. On se retrouve ainsi avec quatre extrémités, deux par nœud, et il ne reste plus qu’à refermer le nœud en connectant les bouts. Si $ K_1$ et $ K_2$ sont deux nœuds, on notera $ K_1 \# K_2$ leur somme connexe.
On remarque que faire la somme connexe avec le nœud trivial ne change pas un nœud.
On peut s’interroger sur l’effet de la somme connexe sur le nombre de 3-coloriages. La réponse n’est pas très compliquée, mais la preuve est particulièrement élégante.
Cette formule est cohérente avec la remarque précédente : \[3F_3(K_1 \# U) = F_3(K_1)\times F_3(U) = F_3(K_1)\times 3 \:.\]
Puisque le nombre de 3-coloriages est un invariant de nœud, on en déduit le théorème suivant :
En d’autres termes, $ T^{\# i} \neq T^{\# j}$ dès que $ i \neq j$. Si on repasse sur les nœuds physiques, cela n’est pas très surprenant : quand on fait des demi-nœuds à la suite sur une ficelle on ne revient jamais à une ficelle droite ni à une ficelle avec moins de nœuds !
Les auteurs remercient Sophie Lejeune ainsi que les relecteurs d’Images des Mathématiques Christophe Boilley, Clément Caubel et Rémi Molinier pour leurs remarques qui ont grandement amélioré la lisibilité de l’article. Merci aussi à Pierre-Antoine Guihéneuf pour ses conseils durant la rédaction.
Notes
[1] Plus formellement, on dira qu’un nœud est un plongement du cercle $S^1$ dans l’espace $\mathbb{R}^3$, ou de manière équivalente d’injections $\varphi$ de $[0,1]$ vers $\mathbb{R}^3$ telles que $\varphi(0) = \varphi(1)$. On impose généralement des restrictions supplémentaires pour éviter les nœuds dits sauvages (voir ici pour plus de détails).
[2] Il existe néanmoins de très jolies illustrations sur internet, et on peut notamment aller voir les animations de Jim Belk sur Wikipedia Commons.
[3] On peut définir rigoureusement cette notion d’équivalence en parlant d’homéomorphismes de $ \mathbb{R}^3$ préservant l’orientation.
[4] Par exemple, le nombre minimal de croisements nécessaires pour dessiner un nœud (en anglais crossing number) est une façon de distinguer certains exemples, mais ce nombre n’est pas un invariant pour les diagrammes et, en pratique, n’est pas facile à calculer. D’autre invariants combinatoires similaires existent, comme le nombre minimal de bâtons nécessaires pour obtenir le nœud (en anglais stick number). Saurez-vous montrer que le stick number du nœud de trèfle vaut exactement 6 ?
[5] On jongle ici entre la notion mathématique de nœud, qu’on regarde à déformation près et sans position spécifique (on parle de classe d’équivalence), et la représentation physique d’un nœud, qui se rapproche peut-être plus de la notion de diagramme.
[6] On parle d’une notion semblable dans cet article.
[7] Par exemple, si l’on garantit que le nœud est trivial, on sait que l’on a besoin d’au plus un nombre polynomial (en le nombre de croisements du nœud) de mouvements, mais trouver cette suite de mouvement est dans la classe $\mathbf{NP}\cap co-\mathbf{NP}$.
[8] Ces règles sont une illustration concrète de la notion mathématique de représentation d’un groupe : on est ici en train de compter certaines représentations du groupe fondamental du complémentaire du nœud dans un groupe diédral. Pour une étude plus détaillée (et de niveau avancé) de ces notions, on pourra lire la section 3 de l’article de J.H. Przytycki 3-coloring and other elementary invariants of knots.
[9] En particulier, la construction présentée ici établit une bijection explicite entre les deux ensembles de coloriages. Stricto sensu, c’est un résultat plus fort que celui qu’on cherche à prouver, ce qui n’est pas inhabituel dans ce type de raisonnement.
[10] Généralement, on définit cette opération pour les nœuds orientés. On glisse cela sous le tapis. Notons seulement que changer l’orientation peut modifier le résultat, mais que par contre le nombre de $3-$coloriages est fixe. C’est encore une illustration du fait que les $3-$coloriages ne constituent pas un invariant total.
[11] Voir le lemme 1.5 dans 3-coloring and other elementary invariants of knots.
[12] Il ne s’agit pas tout à fait d’un nœud, car on n’a plus une seule ficelle mais deux. Lorsqu’on a un nœud constitué avec plus d’une ficelle, on parle d’entrelacs. Si on veut insister sur le nombre $n$ de boucles de ficelle utilisées, on précise qu’il s’agit d’un entrelacs à $n$ composantes. Les entrelacs sont une classe plus générale que les nœuds mais tout ce que l’on a expliqué jusqu’à présent s’applique de la même manière aux deux objets.
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Pour citer cet article :
Thibault Godin, Hoel Queffelec — «Une famille infinie de nœuds» — Images des Mathématiques, CNRS, 2020
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Commentaire sur l'article
Une famille infinie de nœuds
le 26 mai 2020 à 08:17, par B !gre