Une figure peut en cacher une autre.
Reconstituer une pratique des figures géométriques dans la Chine du XIIIe siècle
Piste verte Le 26 mai 2011 Voir les commentaires (2)
Il nous paraît ordinaire qu’un texte mathématique contienne des figures géométriques. On pourrait presque le reconnaître à ce trait. Est-ce à dire pour autant que les diagrammes qu’on trouve dans des documents produits partout et de tous temps sont les mêmes objets depuis l’antiquité jusqu’à nos jours ? L’article vise à jeter le doute sur l’idée fort répandue que la figure serait un invariant de la pratique mathématique. Que veux-je dire par là ? S’agit-il d’affirmer qu’en tant qu’objets matériels, les figures diffèrent les unes des autres au cours de l’histoire ? Aussi vraie que soit cette affirmation, elle est assez banale et ne nous mène pas au cœur du problème. Mon objectif est d’établir que, derrière des apparences semblables, les praticiens des mathématiques n’ont pas tracé les mêmes objets mathématiques, qu’ils ne les ont ni lus, ni traités de la même manière. Telle est la thèse que je vise à illustrer, en analysant ici une figure trouvée dans un texte mathématique écrit en Chine au XIIIe siècle. Nous y verrons comment on peut reconstituer la lecture singulière que pratiquaient des diagrammes des individus évoluant dans une culture mathématique différente de celles qu’il nous a été donné de côtoyer.
Rediffusion d’un article publié le 26 mai 2011.
Une figure
Regardons cette figure.
Elle est apparemment ordinaire. On y distingue à première vue un carré, un cercle, un triangle à l’intérieur duquel des lignes s’enchevêtrent. Rien que de très ordinaire.
Des noms sont donnés aux points. Certes ce sont des caractères chinois et non pas des lettres de l’alphabet. Mais on discerne clairement qu’ils sont affectés, de façon banale, aux points.
Banale pour nous. Il s’agit en fait du premier diagramme que l’on rencontre, dans les textes mathématiques chinois parvenus jusqu’à nous où l’on affecte des noms aux points. Auparavant en Chine, et d’ailleurs pour tous les diagrammes qui suivront dans les ouvrages rédigés avant la fin du XVIe siècle que nous pouvons consulter, les marques portent plutôt sur les aires ou sur les lignes [1]
Ceux qui peuvent lire ces caractères savent que, pour nommer ces points, on n’a pas recouru aux séries de signes qui remplissent souvent en Chine les mêmes fonctions que nos lettres de l’alphabet, dénotant par exemple des ordinaux [2]. Le long de l’hypoténuse du grand triangle, de haut en bas, on lit, par exemple, successivement « ciel, soleil, lune, montagne, source, terre ». Autour du carré, on relève l’inscription de points cardinaux, le nord en bas, comme il est ordinaire pour les cartes géographiques de la Chine ancienne. Et si l’on remplace ces points cardinaux par les trigrammes qui leur correspondent, on trouve sur le carré l’ensemble des huit trigrammes du livre que nous appelons Yiking, qu’on prononce en chinois Yijing « Livre des mutations » [3]. De fait, cet ouvrage n’a pas seulement servi en Chine de manuel de divination, même s’il est issu de ces milieux. Il a fait office de classique, fournissant une base pour développer des réflexions philosophiques sur les transformations à l’œuvre dans la nature. Et des transformations, … nous allons en voir dans ce qui suit !
D’où sort cette figure ?
Reflets des mesures du cercle sur la mer
On trouve notre figure dans le premier des deux ouvrages mathématiques que nous a laissés Li Ye (1192—1279). Cet érudit, qu’on rencontrera également dans les publications contemporaines sous le nom de Li Zhi, renonce à une carrière de fonctionnaire après les premières invasions mongoles en Chine. Il vivra alors retiré, parfois dans une grande pauvreté, et dispensera un enseignement aux disciples qui viendront à lui. Si l’on en croit ses préfaces, c’est dans ce contexte qu’il paraît avoir écrit ses deux ouvrages de mathématiques. Nous nous intéressons ici au premier, dont je rends le titre par Reflets des mesures du cercle sur la mer.
La figure qui retiendra mon attention dans cet article ouvre l’ouvrage, qui lui est intégralement consacré. Reflets des mesures du cercle sur la mer ne comporte d’ailleurs aucun autre diagramme.
Décrivons-en la construction pour nous familiariser avec son tracé, sans oublier toutefois que l’ouvrage ne comporte rien de la sorte. De façon plus générale, les écrits chinois disent fort peu de choses sur la construction des figures dont ils traitent.
Notre diagramme a pour cœur le cercle. Il n’est peut-être pas anodin que le centre de ce cercle soit appelé précisément « cœur ». Un carré et un triangle sont circonscrits à ce cercle. Les quatre points où le cercle touche le carré sont les points cardinaux. Deux points de tangence sont communs avec le triangle. On notera toutefois que le dernier point de tangence du cercle avec le triangle n’a pas de nom. Ce point serait important si nous voulions raisonner graphiquement sur la figure à la manière dont nous y avons été formés sur les bancs de l’école. C’est ce que nous serions tentés de faire. Li Ye travaille sur la figure de manière telle qu’il n’en a pas besoin. Nous avons ici un premier indice de ce que son approche de la figure pourrait présenter des différences avec la nôtre. C’est précisément le sujet qui m’intéresse ici. Mon objectif est de montrer que cette figure a des traits qui l’opposent aux figures dont nous traitons ordinairement en géométrie et que l’auteur l’aborde de façon spécifique. Je reviendrai plus loin sur l’enjeu théorique de cette remarque pour l’histoire des mathématiques.
Poursuivons pour l’heure notre exploration. Avec le carré, le cercle et le grand triangle, nous disposons déjà de nombreux points de la figure. D’où viennent les autres ? L’hypoténuse du grand triangle rencontre le carré aux points dont j’ai traduit les noms par « lune » et « montagne », respectivement. Si l’on trace une horizontale et une verticale à partir du centre du cercle jusqu’à l’hypoténuse, puis, à partir des points d’intersection avec l’hypoténuse, une verticale et une horizontale, respectivement, si, enfin, on trace une verticale à partir de « lune » et une horizontale à partir de « montagne », on a produit l’ensemble des points et des lignes de la figure.
Je l’ai dit, ce dessin est l’objet du livre, dans lequel il est placé en ouverture. Le corps de l’ouvrage comporte pour sa part 170 problèmes, qui présentent tous plus ou moins le même schéma. Un énoncé donne les valeurs de deux des segments de la figure, et demande de déterminer une seule et même inconnue : le diamètre du cercle. Pour ce faire, les énoncés des problèmes renvoient parfois à la figure abstraite. Parfois aussi, ils mettent en jeu la lecture de la figure comme celle d’une carte des routes autour d’une ville circulaire. Le cercle représente la muraille de la ville, avec ses quatre portes, aux quatre points cardinaux. Et un problème peut décrire le parcours d’une première et d’une seconde personne sur la base du plan, demandant en conclusion de déterminer le diamètre de la ville. Mathématiquement, cela ne change rien. L’abstraction n’est utile qu’à des opérations très spécifiques en mathématiques. Au-delà, elle relève du dogme. Ici, le fait qu’un problème soit abstrait et l’autre apparemment concret ne touche pas le fond des choses. Du point de vue numérique, dans l’ensemble des problèmes, la valeur de la réponse est toujours la même. Li Ye n’utilise pour l’essentiel qu’un seul ensemble de valeurs numériques pour la figure. Des valeurs toutes entières, j’y reviendrai. Ce n’est donc pas la réponse qui intéresse celui qui se penchera sur le problème, mais bien plutôt la méthode.
Cette méthode est uniforme dans l’ouvrage et elle justifie l’importance que les historiens ont accordée à ce document. Au début de chaque problème, Li Ye choisit une inconnue de façon appropriée. Il s’appuie ensuite sur l’inconnue et les données du problème pour conduire un raisonnement géométrique assorti d’un calcul polynomial. Il combine pour ce faire les données et l’inconnue pour déterminer d’autres grandeurs qui ne dépendent que d’elles, et leur associe par ce biais une représentation sous la forme d’un polynôme. La méthode consiste à déterminer deux polynômes distincts représentant une même grandeur géométrique. Par soustraction, Li Ye obtient ainsi une équation dont l’inconnue est racine. Sur la Figure 2, par contraste avec des caractères, on aperçoit des configurations de nombres, tous écrits avec des bâtonnets. Lorsqu’un petit caractère est associé à l’un de ces nombres, la configuration représente un polynôme (voir les expressions surlignées en bleu). On peut en trouver dans les trois premières colonnes, en comptant à partir de la droite. Lorsqu’aucun caractère ne figure, c’est une équation, comme dans la quatrième colonne à partir de la droite (voir le surlignage en rouge).

Une page d’un problème, 1248
La page de Reflets des mesures du cercle sur la mer donne à voir l’allure ordinaire d’une résolution de problème chez Li Ye. Elle est ici extraite du chapitre 12 (Edition du XIXe siècle, Tongwenguan). J’ai marqué par une couleur bleue surimposée à la page les polynômes qui permettent la résolution du problème. La couleur rouge pâle recouvre l’équation dont « la » racine est solution du problème.
On aperçoit des « zéros » dans les coefficients. Par ailleurs, si un trait oblique vient barrer un nombre, c’est que le coefficient est négatif. Li Ye ne s’attarde pas sur la résolution de l’équation, même s’il renvoie parfois à des termes techniques indiquant la classe dont la résolution de l’équation relève. Il existe de fait des algorithmes permettant de résoudre de telles équations en Chine à l’époque.
Cette facette de l’ouvrage est bien connue des historiens et c’est en général celle que l’on met en avant dans tout livre consacré à l’histoire des mathématiques en Chine [4]. Il faut dire que, s’il n’a pas été le premier du genre, l’ouvrage de Li Ye est le plus ancien à nous être parvenu qui expose la méthode de résolution à l’aide de polynômes et d’équations.
Il reste beaucoup de choses à dire de cette facette de l’ouvrage, moins simple qu’il n’y paraît à première vue. Mais j’ai choisi de me concentrer ici plutôt sur la figure.
Retour sur la figure
Entre la figure, qui est exposée dans la première page de l’ouvrage, et les problèmes, Reflets des mesures du cercle sur la mer comporte plusieurs parties. En particulier, on y trouve un formulaire qui recèle près de 700 formules relatives à notre figure. Ce simple fait est déjà surprenant. Je citerai deux exemples de telles formules, en faisant référence, pour simplifier l’exposé, à la Figure 3, sur laquelle j’ai remplacé les caractères par des lettres (C pour ciel, T pour terre, N pour Nord, S pour Sud, etc.) :
ou
$CA + CH = CO$
Li Ye n’énonce cependant pas ces formules comme je viens de le faire [5]. Avant le formulaire, notre érudit introduit les noms des éléments du diagramme qui lui seront essentiels. On découvre alors que, du point de vue de son traitement de la figure, les points ne servent qu’à une chose : lire la figure comme un système de triangles. Reprenons, pour mieux comprendre ce fait, notre Figure 3, sur laquelle j’ai introduit des numéros dans certains angles. Je m’explique.
Le segment CA qu’on voit sur la figure sera pour Li Ye la hauteur du triangle CAH, de même que le segment AH en sera la base et le segment CH l’hypoténuse. Il introduit ces segments à l’aide des points, puis ne les considèrera plus que comme côtés de ce triangle. Il affecte un nom au triangle, que je noterai pour ma part « T1 ».
Li Ye introduit de la sorte 13 triangles dans la figure. Tous ces triangles sont rectangles, et ils sont semblables, ayant leurs trois côtés toujours parallèles [6]. J’ai remplacé les noms que Li Ye leur donne par des abréviations comparables à « T1 », utilisant à chaque fois le numéro que j’ai placé dans l’angle droit du triangle correspondant. Ainsi, je noterai les triangles comme suit :
T1 | CAH |
T2 | FZT |
T3 | CKL |
T4 | BGT |
T5 | CMB |
T6 | LJT |
T7 | COF |
T8 | HNT |
T9 | HSL |
T10 | BEF |
T11 | LUB |
T12 | HWF |
T13 | CQT |
Pour être tout à fait exacte, Li Ye introduit également, au début de l’ouvrage, les triangles HRB et LVF, mais il leur donne des noms comparables aux triangles T1 et T2, et pour cause : HRB est égal à T1 et LVF à T2, puisqu’ils sont semblables et ont, deux à deux, des côtés correspondants égaux au diamètre du cercle. Par la suite, il ne renverra plus qu’à T1 et à T2.
Non seulement les segments sont considérés comme côtés de triangles, mais seuls les segments qui sont des côtés de triangles interviendront dans l’ouvrage. Et si l’on observe bien la figure, on verra que tout segment a une longueur égale à l’un des côtés de l’un des triangles.
La lecture de la figure comme formant un système de triangles est l’un des premiers traits spécifiques qui en caractérisent la nature, dans l’emploi que Li Ye en fait. Par ce trait, elle se distingue des figures que nous manipulons d’ordinaire en géométrie élémentaire, même si extérieurement elle pourrait être prise pour l’une d’entre elles. Mais il y a plus.
On constate que le cercle se trouve dans une position différente et singulière par rapport à chacun des triangles de la figure. On a donc également un système de positions remarquables d’un cercle par rapport à un triangle rectangle. Certains des problèmes établiront comment calculer le diamètre du cercle à l’aide des longueurs des côtés de l’un quelconque des triangles. Mais il y a encore plus, et c’est là que nous entrons en réalité dans le vif du sujet.
A l’époque en Chine, on associe treize quantités à un triangle rectangle, et Li Ye souscrit à cet usage. Si l’on note $a$ la longueur de la base d’un triangle –c’est-à-dire, selon la terminologie en chinois, le côté le plus court de l’angle droit—, $b$ la longueur de la hauteur —soit, le côté le plus long de l’angle droit—, et $c$ celle de l’hypoténuse, on peut former dix autres quantités positives en ajoutant et en soustrayant deux à deux ou trois à trois les longueurs de trois côtés [7]. Au total, on associe à un triangle de côtés $a, b, c$ les treize quantités suivantes :
13 triangles, 13 quantités, l’écho n’est pas fortuit. Il y a de fait un lien tout à fait étonnant entre les deux. Si l’on somme les trois côtés de l’un quelconque des triangles, on trouve… l’une des treize quantités associées au plus grand des triangles T13. Si je note $a, b, c$ les longueurs des côtés de ce triangle, on a la relation suivante entre triangles et quantités.
La somme des trois côtés de | est égale à | |
T1 | CAH | $b$ |
T2 | FZT | $a $ |
T3 | CKL | $c+b-a$ |
T4 | BGT | $c+a-b$ |
T5 | CMB | $2b$ |
T6 | LJT | $2a$ |
T7 | COF | $b+c$ |
T8 | HNT | $a+c$ |
T9 | HSL | $c-a$ |
T10 | BEF | $c-b$ |
T11 | LUB | $a+b-c$ |
T12 | HWF | $c$ |
T13 | CQT | $a+b+c$ |
A lire ce tableau, on constate immédiatement deux choses. D’une part, il n’y a pas de triangle correspondant à $a+b$ ou à $b-a$. Or il serait très facile de les introduire sur la figure : il suffit de tracer la parallèle à l’hypoténuse passant par le centre du cercle. Et l’on peut montrer que Li Ye le sait parfaitement. D’autre part, deux des triangles correspondent à des quantités qui ne font pas partie des treize que j’ai mentionnées, puisque l’on trouve dans les sommes $2a$ et $2b$. Ces deux faits s’expliquent aisément lorsqu’on comprend comment Li Ye travaille sur la figure.
La correspondance entre triangles et quantités que nous venons d’évoquer a une conséquence majeure sur la structure de la figure. Prenons un triangle quelconque —je le noterai Ti, où i peut représenter n’importe lequel des nombres de 1 à 13. Je peux facilement calculer n’importe lequel des côtés de ce triangle, en me servant uniquement des longueurs des côtés du triangle 13. Le coefficient de rétrécissement à appliquer à T13 pour obtenir Ti peut s’obtenir sur la base de la somme des longueurs de ses trois côtés.
En divisant la somme des longueurs des trois côtés de Ti, comme on la trouve exprimée en fonction des longueurs des côtés $a, b, c$ de T13 dans le tableau ci-dessus, par la somme $a+b+c$, j’obtiens le montant par lequel je dois rétrécir les longueurs des côtés $a, b, c$ de T13 pour les transformer en longueurs des côtés de Ti. Prenons l’exemple du triangle 1. La somme des longueurs de ses côtés fait $b$. On en déduit que sa base, sa hauteur et son hypoténuse valent respectivement :
$\frac { b } { a+b+c } b$
$\frac { b } { a+b+c } c $
On comprend aisément qu’on peut également obtenir n’importe laquelle des 13 quantités associées à T1 par combinaison des formules précédentes. Toute quantité $Q1$ associée à T1 s’obtient à partir de la même quantité $Q13$ calculée pour T13 par la formule suivante :
Observons bien cette formule. Elle présente deux caractéristiques essentielles.
Tout d’abord, si je regarde le produit $b.Q13$, qui est au numérateur, l’un de ses facteurs nous dit dans quel triangle on est (c’est le triangle dont la somme des trois côtés vaut $b$, à savoir T1), tandis que l’autre facteur nous dit à quelle quantité de ce triangle nous nous intéressons. Ces deux quantités sont uniquement exprimées en fonction des longueurs des côtés de T13.
Seconde caractéristique, cette formule a systématiquement pour dénominateur $a+b+c$. C’est le cas pour T1. Mais je pourrais reproduire le même raisonnement pour n’importe lequel des triangles et j’obtiendrais la même structure.
Le dernier pas va nous conduire au cœur des propriétés de notre diagramme. Sur la base des remarques précédentes, je comprends que j’ai tout intérêt à agrandir la figure en dilatant le tout par le facteur $a+b+c$.
Si je continue à appeler $a, b, c$ les longueurs des côtés du triangle T13 avant l’agrandissement du tout, je vois que dans la figure dilatée, la base du triangle T1 se calculera aisément comme
$b$ nous dit toujours dans quel triangle nous sommes, tandis que $a$ nous dit à quel côté nous nous intéressons.
Il en va de même pour n’importe quelle quantité $Qi$ associée à n’importe quel triangle Ti. Si je note $Ti$ la somme des trois côtés du triangle Ti exprimée en fonction des dimensions du grand triangle de la figure avant dilatation, et si je note $Q$ la quantité correspondant à $Qi$ mais calculée sur le même triangle de base, nous avons
La structure mathématique du problème fait donc que la quantité $Qi$ peut s’analyser en deux facteurs, dont l’un nous dit sur quel triangle nous sommes tandis que l’autre nous dit de quelle quantité nous parlons. On remarquera que c’est précisément la structure de la terminologie que Li Ye choisit pour les divers segments et quantités qu’il considère sur la figure.
Supposons que nous partions d’un triangle dont les côtés $a, b, c$ sont des nombres entiers. C’est ce que Li Ye fait, en choisissant le triangle rectangle dont les côtés ont pour longueur, respectivement, les trois nombres entiers 8, 15, 17. En dilatant le tout par 8+15+17, comme il le fait, l’analyse précédente nous explique pourquoi n’importe laquelle des treize quantités associée à n’importe lequel des triangles est également un nombre entier. Et ce nombre se décompose en deux facteurs dont l’un indique quel triangle nous considérons et l’autre quelle quantité.
Ainsi, pour prendre un exemple, la somme de la base et de l’hypoténuse du triangle T1 pourra se représenter de façon générale par le produit $b . (c + a)$. Si l’on se place dans le cadre de l’exemple numérique précédent, elle vaudra 375, soit 15 fois (8 + 17).
Transformer des quantités, transformer des formules
Nous sommes à présent en mesure de revenir à tous les points laissés en attente ci-dessus.
Tout d’abord, nous avons parlé de transformations en relation avec les formules. Qu’est-ce à dire ? C’est à nouveau un vaste chapitre que je ne pourrai qu’effleurer ici, et je l’évoquerai en exploitant uniquement l’analyse précédente.
Nous avons vu que toute quantité attachée à l’un quelconque des triangles se laisse représenter comme un produit de deux des treize quantités attachées au triangle de base, dont je note les dimensions $a, b, c$.
Réciproquement, toute égalité entre de tels produits de ces valeurs peut se lire comme une formule relative à la figure. Nous en connaissons une : c’est ledit « théorème de Pythagore », qu’on écrit
Cette égalité se traduit, par l’analyse précédente, en la formule suivante : la base du triangle dont la somme des trois côtés est $a$ augmentée de la hauteur du triangle dont la somme des trois côtés est $b$ vaut l’hypoténuse du triangle dont la somme des trois côtés vaut $c$. Soit
En suivant le même principe,
revient à dire que
On voit comment toute relation du type de celle que nous venons d’écrire, qui combine des produits de deux des treize quantités qu’on peut former avec les trois côtés d’un triangle rectangle, $a, b, c$, se transforme en formule. Les relations qui, comme $ a^2 = (c — b)( c + b) $, donnent un produit comme égal à un produit pour des grandeurs comme les longueurs des côtés d’un triangle rectangle, sont au nombre de 21. On constate que 20 d’entre elles sont exploitées dans le formulaire pour établir des formules. C’est dire que c’est autant sinon plus un travail algébrique qu’une exploration géométrique qui a conduit Li Ye à l’établissement du formulaire.
Cette remarque nous permet de suggérer une solution au problème soulevé plus haut et laissé en attente : pourquoi l’ensemble des triangles comporte-t-il deux triangles dont la somme des trois côtés vaut, respectivement, $2a$ et $2b$ ? En fait, parmi les 21 formules évoquées, plusieurs requièrent l’introduction d’un facteur 2, et c’est le seul facteur que l’on rencontre. C’est le cas par exemple de la relation
qui peut se lire comme la formule
A écrire ces formules, une constatation s’impose : j’ai choisi de lire $2a$ comme ce qui renvoyait au triangle et $b$ comme ce qui renvoyait à la quantité considérée sur ce triangle. Or, bien entendu, ce produit peut être considéré dans un autre ordre : j’aurais pu lire $2b$ comme renvoyant au triangle et $a$ comme représentant la quantité dans le triangle. Cela m’aurait donné l’autre formule, transformée de la précédente :
Mais j’aurais pu également pratiquer l’interversion sur le second membre, et j’aurais alors lu la formule suivante
Je viens d’établir une formule me donnant le diamètre du cercle inscrit au triangle T13.
Ce mode de transformation des formules, qui consiste à échanger, dans un produit du type de ceux considérés précédemment, ce qui est lu comme renvoyant au triangle et ce qui est lu comme renvoyant à la quantité, est omniprésent dans le formulaire et rend compte d’un très grand nombre de formules qui y sont consignées. On notera que la terminologie choisie par Li Ye se prête au mieux à ces transformations puisqu’elle a une structure opposant le triangle dont on parle et la quantité qu’on considère : il suffit de remplacer le triangle par le triangle correspondant à la quantité et la quantité par celle correspondant au triangle, et la transformation est opérée.
Reprenons pour illustrer la chose la formule que je donnais en exemple :
Li Ye écrit
Or la somme des trois côtés de T1 vaut $b$, et la somme des trois côtés de T7 vaut $c+b$
En traduisant algébriquement la formule précédente, on trouve :
Il a suffi à Li Ye de remplacer le nom de T1 par « hauteur » et l’expression de « somme de la hauteur et de l’hypoténuse » par le nom de T7 pour obtenir sa formule.
Dernier problème laissé en attente : Pourquoi la figure ne comporte-t-elle pas de triangles correspondant à $b-a$ ou à $b+a$ ? Observons la situation sur l’exemple numérique retenu par Li Ye : $b-a$ vaut 7 tandis que $b+a$ vaut 23. Aucune autre quantité n’a pour facteur l’un de ces deux nombres. C’est dire qu’aucune relation des 21 évoquées plus haut n’implique ces deux grandeurs. On peut donc en conclure que si ces deux triangles ne sont pas sur la figure, c’est qu’ils ne se prêtent pas aux transformations que permettent les relations algébriques liant $a, b$ et $c$.
Nous avons vu l’intérêt qu’il y avait à regarder la situation sur un triangle dont les dimensions étaient des nombres entiers. Nous pouvons également établir que Li Ye a lui aussi travaillé à l’exploration de formules avec ces valeurs entières.
Toujours est-il que les deux singularités relevées dans la correspondance entre les 13 triangles et les 13 quantités s’expliquent toutes deux par le même ordre de phénomènes, relatif aux égalités qu’on peut établir entre deux produits formés à partir de deux des treize quantités attachées à un triangle rectangle et aux transformations qu’elles induisent. On comprend maintenant la signification possible de la référence, sur la figure, au Livre des mutations.
Je n’en dirai pas plus. Il est, je crois, maintenant clair que cette figure, loin d’être ordinaire, représentait sans doute à l’époque LA figure fondamentale du triangle rectangle [8]. Nous avons vu, sans nous appesantir sur l’argumentation qui permet d’établir ces faits, comment on pouvait reconstituer la manière dont Li Ye a travaillé sur elle et exploré les formules qu’il était loisible d’écrire à son sujet. De fait, on peut également montrer que cette figure est sans doute en Chine l’aboutissement d’une histoire dont les premiers linéaments remontent au plus tard au IIIe siècle de notre ère.
Li Ye a une manière singulière de travailler avec cette figure, qui renvoie à l’histoire dont cette figure est le produit. L’histoire des mathématiques s’est beaucoup intéressée aux résultats et aux concepts mis au point par les praticiens du passé. On constate ici que la manière de faire des mathématiques a elle aussi une histoire [9]. Nous avons vu sur cet exemple que la manière de travailler avec les figures, de choisir des termes, pour ne retenir que ces aspects, ont des spécificités qui présentent de fait une certaine stabilité dans une tradition donnée. Cela n’entame en rien la vérité des formules obtenues, mais peut être corrélé au fait que les praticiens se sont penchés sur certains pans de savoir mathématique plutôt que sur d’autres. Ne pas tenter d’identifier la nature de la figure, c’est se priver d’outils pour interpréter le texte. On voit ce que nous manquerions de son contenu si nous ne nous concentrions que sur les problèmes et les méthodes de résolution.
Mille mercis à Michèle Audin, Simon Billouet, Sébastien Gandon, Sébastien Gauthier, Etienne Ghys, Guillaume Jouve dont les réactions ont permis d’améliorer notablement cet article.
Notes
[1] Je renvoie ici à deux articles consacrés à la description d’aspects particuliers des figures que l’on trouve dans les textes mathématiques de la Chine ancienne : Chemla, Karine, 2001. « Variété des modes d’utilisation des tu dans les textes mathématiques des Song et des Yuan ». Preprint présenté au colloque « From Image to Action : The Function of Tu-Representations in East Asian Intellectual Culture ». Paris, 2001 et Volkov, Alexei, 2007. « Geometrical diagrams in traditional Chinese mathematics ». In Graphics and Text in the Production of Technical Knowledge in China. The Warp and the Weft, édité par Francesca Bray, Vera Dorofeeva-Lichtmann & Georges Métailié, 425—459. Leiden : Brill, 2007. On trouvera dans ces deux publications des éléments de bibliographie supplémentaires.
[2] On utilise souvent a, b, c, … pour noter « une première chose », « une seconde chose », « une troisième chose »… . C’est d’ailleurs ainsi que les textes géométriques grecs de l’antiquité emploient les lettres, comme l’a établi Reviel Netz, dans son ouvrage : The Shaping of Deduction in Greek Mathematics : A Study in Cognitive History. West Nyack, NY, USA : Cambridge University Press, 1999. Il existe une série de caractères en chinois, les « troncs célestes », qui ont régulièrement servi à des usages comparables. Notons qu’E. Ghys évoque, ici même, un autre travail de Reviel Netz sur les figures d’Archimède, dans « Le codex d’Archimède ».
[3] Sur le terme de « trigramme » ou l’ouvrage lui-même, on peut se reporter à l’article de Wikipédia.
[4] Voir, pour exemple, Martzloff, Jean-Claude, 1987. Histoire des mathématiques chinoises. Paris : Masson, 1987. Li Yan, and Du Shiran, 1987. Chinese mathematics : a concise history. Traduit par John N. Crossley and Anthony W. C. Lun. Oxford [England] : Clarendon Press, 1987. Yabuuti Kiyosi, 2000. Une histoire des mathématiques chinoises. Traduit par Kaoru Baba and Catherine Jami, Regards sur la science. Paris : Belin, 2000, pp. 66-75.
[5] Il y a beaucoup à dire sur la langue que Li Ye a façonnée, ou dont il a héritée, pour l’énoncé des formules. Elle présente des aspects artificiels qui sont corrélés au fait qu’aucun énoncé de formule n’est ambigu. Pour de plus amples informations, voir Chemla, 2006. « Artificial Languages in the Mathematics of Ancient China », Journal of Indian Philosophy 34, no. 1 - 2 (2006) : 31-56.
[6] Rappelons que deux triangles semblables sont deux triangles de même forme, au sens où l’un peut être considéré comme la représentation de l’autre par changement d’échelle.
[7] Il s’agit donc de grandeurs produites par des opérations portant sur les longueurs des trois côtés. Li Ye les introduit au début de son ouvrage, en précisant les valeurs qu’elles prennent dans le cadre d’un exemple numérique fondamental, nous y reviendrons.
[8] Pour être plus précis, nous voyons que cette figure n’est pas l’une quelconque de celles que l’on pourrait considérer en relation avec des triangles rectangles. A chaque triangle rectangle, il correspond une et une seule figure semblable dans laquelle l’une quelconque des treize quantités associées à ce triangle se traduit en un triangle rectangle selon la modalité décrite.
[9] Cette remarque me donne l’occasion de revenir sur l’assertion par laquelle je commence l’article pour la nuancer. Parfois des groupes de mathématiciens ont choisi de faire, il serait plus précis de dire : de publier, des mathématiques… sans figures. Il en va ainsi, au tournant des XVIIIe et des XIXe siècles, de représentants de la tradition analytique comme Lagrange, de géomètres de la tradition de Monge (Chasles s’explique explicitement sur les raisons pour lesquelles ce courant préférait se dispenser du tracé de figures dans son Aperçu historique, pp. 208—209) ou, au XXe siècle, du groupe Bourbaki (on pourra se faire une idée de leurs textes ici). C’est dire que parfois les figures sont là à titre de repoussoir. Mais c’est surtout, à travers elles, mieux encore saisir combien la manière de faire des mathématiques dépend des milieux et a une histoire. Il reste aux historiens à mieux comprendre les enjeux et les ressorts de cette variation. Ces réflexions rejoignent celles de Sébastien Gandon sur ce site. Le lecteur pourra également poursuivre, ici même, son exploration de la diversité des pratiques des mathématiciens avec les figures d’avant-hier, avec l’article de J. Peiffer, « Rôle des figures dans la transmission et la production des mathématiques », d’hier, avec M. Audin et A. Chéritat, « Un ensemble-limite. Hommage à un dessinateur anonyme », ou d’aujourd’hui, avec E. Ghys, « Les images comme symboles mathématiques ».
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Pour citer cet article :
Karine Chemla — «Une figure peut en cacher une autre.» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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Commentaire sur l'article
Chasles et les figures
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