Y-a-t-il un avenir pour les « quants » après la crise ?
Le 1er novembre 2008 Voir les commentaires (2)
Contrairement à ce que véhicule la presse grand public, les
ingénieurs financiers, les « quants » dans le jargon des salles de
marché, ne sont pas des « apprentis sorciers », des prédateurs qui
utilisent les mathématiques pour manufacturer des produits toxiques que
personne ne comprend tellement ils sont complexes.
Les quants ne sont
également pas responsables de la « crise subprime » qui menace de plonger
les économies mondiales dans une récession profonde. Aussi, ce ne sont
pas les quants qui ont conduit à la faillite de Lehman ou à la
quasi-faillite de Bear Sterns ou Merrill Lynch, mais une concentration de
risques et un levier d’endettements excessifs. Le trading chez Lehman au
moment de sa faillite était profitable.
Les mathématiques financières et l’innovation financière ne sont les
causes profondes à l’origine de cette crise, à savoir une distribution
débridée de crédits à des emprunteurs qui n’avaient pas la
capacité de rembourser ces prêts, la fraude massive qui a
accompagné ce mouvement, l’irresponsabilité des agences de rating qui
ont attribué un rating triple-A à des structures risquées, qui de
toute évidence ne méritaient pas la même notation des emprunts les
moins risqués dont moins d’une cinquantaine d’entreprises au monde
bénéficient, la confiance aveugle accordée par les investisseurs
à ces ratings, l’absence de vérification de l’exactitude des
informations sur la qualité des actifs titrisés.... Et je pourrais
continuer la litanie des causes de cette crise de crédit qui n’ont rien
à voir avec les modèles mathématiques dont se dotent les salles de
marchés pour valoriser les produits dérivés et couvrir les risques
qui leur sont associés. Certes, ces modèles sont imparfaits, parfois trop
simples pour représenter avec précision la complexité des produits
qu’ils cherchent à modéliser. Ou, au contraire, ces modèles sont
tellement complexes mathématiquement que leur calibration devient
problématique et elle-même source d’erreurs. Mais les pertes liées
aux risques de modèle sont limitées et sans commune mesure avec les
600 milliard de dépréciations déjà enregistrés par les
banques depuis le début de la crise subprime en juillet 2007.
La recherche quantitative et l’ingénierie financière sont devenues, en
une vingtaine d’années, les moteurs du processus de l’innovation
financière dans un contexte de marché évolutif et de concurrence
accrue. Elles se sont imposées aux banques pour répondre aux besoins
des investisseurs et adapter l’offre de produits financiers à une demande
de plus en plus technique, notamment de la part des investisseurs
institutionnels. La recherche quantitative dans les banques consiste à
concevoir des modèles mathématiques et statistiques qui permettent la
valorisation de produits financiers, comme les produits dérivés et les
transactions structurées complexes, et à calculer la couverture des
risques encourus. Les modèles mathématiques et statistiques
constituent également le fondement de stratégies d’arbitrage sur les
marchés et de stratégies d’investissement dans le domaine de la
gestion de patrimoine. Une fois les modèles en place, les quants les
adaptent en permanence aux besoins des équipes opérationnelles des
salles de marchés. La complexité des innovations financières, qui
n’est pas le fait des quants mais souvent le fait des investisseurs à la
recherche de rendements adaptés à leurs besoins, et la rapidité de
leur standardisation sur des marchés très compétitifs,
nécessitent un ajustement permanent des produits et des techniques de
valorisation par des équipes très qualifiées. La majorité des
spécialistes de la recherche quantitative possède un diplôme
d’ingénieur ou est titulaire d’un doctorat en mathématiques, physique,
finance, statistique ou informatique. Un cursus souvent complété par
une formation à la finance de marché dans un master spécialisé
comme le fameux Master 2 « Probabilités et Finance » de l’Université
Paris VI et de l’Ecole Polytechnique. Les banques préfèrent très souvent
recruter les détenteurs de double formation : « ingénieur + master spécialisé
de finance », quoique maintenant beaucoup d’écoles d’ingénieurs offrent à
leurs élèves de troisième année une formation accélérée en finance
quantitative.
Que va changer la crise ?
Il est trop tôt pour décrire ce que sera le monde financier de
l’après-crise, en particulier celui des salles de marché. Personne
aujourd’hui ne peut s’aventurer à prédire comment on va sortir de la
crise qui s’aggrave chaque jour. Mais il est pour moi certain qu’il y aura
toujours une demande de produits dérivés des entreprises et des
investisseurs pour couvrir les risques financiers auxquels ils sont
exposés naturellement, dans l’exercice naturel de leur activité. Par
exemple, le risque d’une hausse du pétrole pour les compagnies
aériennes, le risque de change pour toutes les entreprises engagées
dans le commerce international, etc. De même, les produits dérivés
de crédit, comme les CDS (Credit Default Swaps) et les CDOs
(Collateralized Debt Obligations) ainsi que la titrisation ne vont pas
disparaître. Ce sont des produits et des mécanismes de transfert de
risque fondamentalement utiles. Le marché pour ces produits repartira une
fois que la transparence sur la qualité des actifs à titriser sera
rétablie.
Donc la demande de quants n’est pas prête de se tarir car les quants sont
au cœur du dispositif d’innovation financière et de contrôle des
risques. Il va y avoir une période d’ajustement pendant la crise et la
sortie de crise où les banques vont licencier dans certains cas, et dans
d’autres cas réduire voire stopper les embauches. Mais les institutions
financières ont toujours manifesté une flexibilité dans l’emploi
plus importante que dans les autres secteurs d’activités. Quand l’activité
sur les marchés va repartir et que les volumes d’activités et la
liquidité vont revenir à des niveaux normaux, les banques vont de
nouveau recruter.
Quels sont maintenant les domaines, les classes d’actifs pour lesquels la demande de quants sera plus importante ?
- Contrôle des risques : la réglementation des banques sera renforcée
après la crise actuelle et on peut déjà envisager une exigence
accrue en matière de sophistication des modèles de pricing et de
mesure des risques, en particulier une plus grande granularité dans les
facteurs de risques, même pour les produits d’apparence simple comme les
« spreads de CMS » (CMS : Constant Maturity Swaps), et une meilleure prise en
compte de la complexité des produits structurés. On peut également
envisager une demande de plus grande expertise dans les équipes de
validation des modèles de pricing et de risques.
- Les matières premières : étant donnée la demande croissante
des pays émergeants et la volatilité observée sur les marchés
de matières premières, la demande pour des stratégies de
couverture pour l’ensemble des matières premières : pétrole et
gas, métaux et matières premières agricoles, est en hausse
significative. Il y a aussi de nouveaux domaines en croissance comme les
émissions de CO2, ou les produits hybrides avec une composante matière
première. Or, actuellement il y a un manque de quants avec une
expérience dans la modélisation des produits dérivés sur
matières premières. La demande des banques, des « hedge funds » et
gérants de portefeuilles pour ce type d’expertise continuera à
être soutenue.
- Les marchés émergeants : c’est également un domaine en expansion où
des quants sont recherchés pour adapter les modèles aux
spécificités des marchés et des produits pour toutes les classes
d’actifs.
- Les dérivés actions : dans l’environnement actuel les dérivés de
volatilité (par exemple variance « swaps » et options sur variance
« swaps ») sont en forte croissance, en particulier dans le cadre de
stratégies de couverture du risque actions avec des gestions dynamiques de
dérivés de volatilité.
- Les produits hybrides : ces produits sont le moyen pour les investisseurs de
diversifier les risques sur plusieurs classes d’actifs, tout en contrôlant
le levier adapté à leur appétit pour le risque. Ces produits
requièrent de la part des quants une expertise multi-actifs et une
technicité spécifique pour la résolution et la calibration de
modèles de dimension importante. Là encore, une expertise rare très recherchée.
- La structuration : même si on peut anticiper une diminution de la
demande de produits exotiques et un retour aux produits plus simples dits
« vanilles », les clients sophistiqués rechercheront toujours des produits
et des stratégies sur-mesures correspondant à leurs besoins
d’investissement ou de couverture. La fonction de structureur n’est, en
général, pas occupée par des débutants mais le plus souvent
par des quants avec quelques années d’expérience. En ces temps de
restructuration dans les banques, où la mobilité interne est privilegiée, la
struturation peut être une opportunité intéressante d’évolution de
carrière pour certains quants.
- Les dérivés de crédit : même si les marchés des dérivés de
crédit sont aujourd’hui au point mort (sauf pour celui des CDSs), les
positions que les banques ont accumulées au cours des dernières
années en CDOs et autres produits structurés de crédit sont
considérables. Les modèles de première génération encore
utilisés par certaines banques ont montré leurs limites. Aujourd’hui
l’effort sur ces « desks », dits de corrélation, porte sur
l’implémentation de modèles de seconde génération qui
permettent une meilleure couverture des risques de ces produits.
- Trading quantitatif et arbitrage statistique : l’existence de base de
données gigantesques, dites « haute fréquence », qui contiennent les
prix de toutes les transactions intra-day sur un marché, ainsi que les
volumes traités, a donne lieu a des stratégies de trading
executées automatiquement par des automates dont les décisions d’achat
et de ventes sont dictées par des algorithmes mathématiques basés
sur l’analyse statistiques des données de marches « tick par tick ». Ces
deux dernières années la demande pour ce type d’expertise s’est
régulierement développée.
- La vente : il est probable qu’à la sortie de crise beaucoup de banques
réduisent leur activité de trading pour compte propre et mettent
l’accent sur les activités orientées vers les clients (entreprises,
institutionnels, investisseurs). On peut donc anticiper une demande accrue
pour des « stratégistes » au profil mixte quant-commercial capables de
dialoguer avec les commerciaux, d’analyser le marché, les risques, et de
proposer des stratégies adaptées aux besoins des clients.
La carrière de quant a encore un bel avenir, même si la demande des
banques dans les mois qui viennent pour les ingénieurs financiers
débutants sera probablement moins forte, et surtout plus sélective
comme l’analyse qui précède le suggère. Toutefois, pour les
passionnés de la finance attirés par la recherche et qui
éprouveraient des difficultés à trouver un emploi dans la
conjoncture actuelle, mon conseil est qu’ils entreprennent une thèse de
doctorat, éventuellement dans une banque dans le cadre d’une convention
CIFRE. Ils se retrouveront sur le marche du travail, leur thèse en main
avec une expertise pointue recherchée par les banques, lorsque les
marchés auront retrouvé leur vigueur.
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Pour citer cet article :
Michel Crouhy — «Y-a-t-il un avenir pour les « quants » après la crise ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2008
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Commentaire sur l'article
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le 9 août 2009 à 20:56, par quantx
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le 3 novembre 2020 à 15:12, par chbili sfia