Ibni Oumar Mahamat Saleh, « disparu » il y a six ans

Hommage
Écrit par Charles Boubel
Publié le 3 février 2014

C’est devenu mon habitude de rappeler chaque année l’enlèvement et la « disparition » d’Ibni Oumar Mahamat Saleh : le 3 février 2008, il était enlevé chez lui à N’Djamena par des soldats tchadiens. Il était professeur de mathématiques à l’université de N’Djamena, et une personnalité de l’opposition politique dans son pays. Il avait aussi créé plusieurs liens avec des universités ou écoles françaises, au service de l’enseignement des sciences dans son pays.
De nombreuses personnes et institutions restent actives pour demander la vérité et la justice. Je donne les très maigres nouvelles depuis l’an dernier.

L’enlèvement d’Ibni a eu lieu alors que l’armée française sauvait in extremis le régime tchadien d’une attaque de rebelles arrivés jusqu’à la capitale et en train de la prendre. Le président Idriss Déby a tenté de profiter de ces troubles pour décapiter son opposition politique légale. Notamment, une enquête internationale qu’il a dû accepter en 2008 a conclu que les soldats ont bien enlevé Ibni sur ordre venant de très haut. D’autres opposants ont été enlevés, mais ont été libérés peu après, probablement sous la pression internationale. Seul Ibni n’a pas reparu ; l’enquête a conclu à sa mort en détention.

Depuis six ans, le Tchad refuse tout acte effectif d’enquête, et refuse même de reconnaître la mort d’Ibni. Depuis six ans, Ibni reste officiellement « disparu ».

Pour un résumé plus précis de cette histoire et de la recherche de la vérité, je vous renvoie à mon billet de 2009 et pour la suite de cette recherche, inaboutie, à celui de 2011.

La France non plus n’est pas coopérative. En 2011, le sénateur Jean-Pierre Sueur a demandé la déclassification des documents diplomatiques français liés à cet enlèvement. La réponse du ministre, verbalement positive, ne s’est jamais concrétisée à ma connaissance.

En 2013

J’ai connaissance de très peu d’avancées. En février 2012, la famille d’Ibni Oumar Mahamat Saleh avait déposé plainte en France pour torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, selon l’article 1er de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels et dégradants de 1984. Un juge d’instruction a été saisi et a décidé d’enquêter. Le parquet a cependant fait appel. En juin 2013, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris a alors confirmé la décision du juge.

Bien sûr, la mission Serval de la France au Mali a rendu le Tchad stratégiquement incontournable pour la France ; des soldats français y sont stationnés en permanence et d’autres y ont séjourné dans le cadre de Serval. Cela ne contribue pas à faire avancer la vérité sur Ibni.

Ce mois de janvier 2014, un article assez fouillé d’Amnesty reprend l’histoire de la disparition d’Ibni et des suites. Y figure une citation d’Idriss Déby, à la sortie de l’Élysée où il était reçu le 5 décembre 2012 : « J’en ai assez qu’on me rebatte les oreilles avec la disparition d’Ibni ». C’est la preuve qu’il n’est pas sourd. Continuons donc de rebattre …

Une journée à la mémoire d’Ibni Oumar Mahamat Saleh est organisée samedi prochain 1er février à l’université d’Orléans par son comité de soutien, Amnesty International et l’ACAT, avec la participation de J.-P. Sueur.

Le prix Ibni Oumar Mahamat Saleh

Les trois sociétés de mathématiques françaises, SFdS, SMAI et SMF [décodage des sigles] ont créé en 2009 le prix Ibni Oumar Mahamat Saleh, un prix annuel à sa mémoire. Il est attribué à un(e) jeune mathématicien(ne) d’Afrique Centrale ou de l’Ouest et permet de financer un séjour scientifique de quelques mois.
Les lauréats 2009, 2010, 2011 et 2013 ont été Oumarou Abdou Arbi, nigérien, Amadou Tall, sénégalais, Solym Mawaki Sanou Abi, togolais et El Hadji Deme, sénégalais.

Le lauréat 2014 vient d’être annoncé. Il s’agit de Koffi Wilfrid Houedanou, doctorant à l’IMSP au Benin. Le prix lui permettra d’accomplir une visite de recherche auprès de son co-directeur de thèse Serge Nicaise, professeur à l’Université de Valenciennes. Sa thèse porte sur les estimations d’erreurs a posteriori pour les problèmes de transmission avec discrétisation isotrope ou anisotrope.

Une souscription pour financer ce prix est à nouveau ouverte. Si vous voulez y contribuer, même modestement, c’est ici. Attention, ce lien sécurisé a un problème de certificat au moment de l’écriture de ce billet. Si vous constatez ce problème, attendez quelques jours, je pense que ce sera réglé.

Note. Les « disparitions forcées » sont une pratique habituelle au Tchad. Amnesty a produit un rapport en pdf de deux pages à ce sujet (en français).

Post-scriptum

M.-F. Roy signale en commentaire une chanson adressée au président tchadien par le chanteur franco-tchadien Kaar Kass Sonn : Un homme n’est pas une aiguille (audio) et (vidéo).

ÉCRIT PAR

Charles Boubel

Maître de conférences - Université de Strasbourg

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