Chameau, n’est pas, comme le Poisson d’un précédent billet, un mathématicien 9 d’ailleurs nous ne sommes plus le 1er avril., ce n’est pas non plus une invective (lancée envers tel ou tel collègue goujat en un billet vengeur), mais c’est un des personnages de l’histoire du « chameau symplectique », dont le héros est, encore une fois, Mikhail Gromov.
Paroles d’Évangile(s)
Il est plus facile pour un chameau de passer à travers le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au Royaume des cieux .
Essayons donc aujourd’hui de « faire passer le chameau » 10Pas pour aider les riches de l’Évangile à accéder au paradis, ils se débrouillent très bien sans l’aide des mathématiciens.. La raison de se livrer à un tel exercice ? Eh bien, c’est encore une fois parce que Misha Gromov a reçu le prix Abel11Évangiles, notamment selon Saint Luc. Et parce que Misha Gromov, géomètre à l’imagination foisonnante, a, parmi les nombreuses cordes de son arc 12 En parlant de cordes, mentionnons que Gromov est, aussi, funambule ! la géométrie symplectique et, parmi les nombreuses flèches tirées avec cette corde, la résolution du problème du chameau symplectique.
Le chameau
Trichons. Modélisons. Mathématisons. De sorte que la question naïve « chameau ou dromadaire » ne se pose pas : nous remplaçons l’animal par une grosse boule de pâte à modeler, sans os, donc. Et nous remplaçons le chas de l’aiguille par un petit trou dans un mur. Le problème est devenu :
Faire passer une (grosse) boule d’un côté du mur à l’autre en utilisant un (petit) trou. Ici « grosse » et « petit » signifient ce que vous avez déjà imaginé : le diamètre du trou est plus petit que celui de la boule.
La réponse est assez claire : oui, on peut déformer la boule (en l’amincissant) et la faire passer de l’autre côté.
Volume vs symplectique
Ce problème était trop facile, un jeu d’enfant. Alors faisons-en un « vrai » problème, un difficile. Dans notre solution du problème enfantin, nous avons, remarquons-le, conservé le volume du « chameau » (on n’a pas perdu de pâte à modeler).
Le problème du « chameau symplectique » est toujours de faire passer une grosse boule à travers un petit trou, mais on impose maintenant de conserver, pas seulement le volume, mais une forme symplectique. Je pourrais vous donner ici une définition… je vais essayer autre chose. L’espace dans lequel vit notre chameau, que vous avez, j’en suis sûre, imaginé jusqu’ici être le brave espace de dimension 3 habituel, avec ses trois cordonnées, est maintenant structuré de façon un peu plus compliquée : les coordonnées arrivent deux par deux, comme si à chaque position était attaché un moment cinétique (ou une vitesse) 13D’ailleurs, la géométrie symplectique a été inventée, à l’origine, pour écrire les équations de la mécanique classique.. Et il y a comme des petits volumes attachés à chaque groupe de coordonnées.
Du coup, l’espace du chameau est de dimension paire, 2, 4, etc. En dimension 2 (un chameau plat dans un plan, un interstice dans une droite partageant ce plan en deux), le problème n’a pas changé (il faut remplacer « volume » par « surface »), le chameau symplectique plat passe !
Mais dans les dimensions 4 et plus, le problème est devenu beaucoup plus difficile. C’est tout l’arsenal des courbes pseudo-holomorphes, une technique inventée par Gromov vers 1985 14Et qu’il n’est pas possible de décrire davantage dans un tel billet., qu’il faut appeler au secours pour essayer de faire passer le chameau en lui gardant toujours sa « structure symplectique ».
Et le résultat est bien pire que ce que nous avaient annoncé les Évangiles :
En dimension \(≥4\), il est impossible à un chameau symplectique de passer par le chas d’une aiguille 15On peut faire passer une boule, de façon à préserver la forme symplectique, par un trou si et seulement si le diamètre de la boule est inférieur au diamètre du trou..
Eh bien, chapeau16 Il n’y a pas de faute de frappe dans cette dernière ligne. !
11h46
Ce n’est pas un chameau, c’est un boa qui a avalé deux éléphants, ou un seul, dans ce cas c’est un dromadaire.
Pour les lecteurs friands d’anecdotes croustillantes : y avait-il une raison particulière pour laquelle la boule symplectique fut un chameau au lieu d’un boa vorace ? Que dire, pour les ignares comme moi, de la « forme » d’une boule symplectique en dim 4 ?
La résolution de ce problème eut-elle des applications,
par exemple en géométrie symplectique, en dehors d’être un exemple de l’utilisation de la théorie très féconde, si j’ai bien compris, de la théorie de Gromov des courbes pseudo-holomorphes ?
16h55
Chère (?) A,
Merci de votre question, et de la façon humoristique dont vous la posez, comme toujours (et, je me permets ici de parler au nom de la rédaction d’Images des mathématiques, merci pour vos contributions fidèles).
La « forme » d’une boule symplectique en dimension 4 ? Par exemple une boule (de l’espace de dimension 4), tout simplement, avec sa forme de boule, et munie d’une structure symplectique (parce que l’espace dans lequel elle vit l’est). Comme votre question le sous-entend, et comme le théorème du chameau le montre, on ne peut pas la déformer n’importe comment en préservant cette structure. Ce résultat appartient à une grande famille de résultats de Gromov appelés « théorèmes de nonsqueezing », qui empêchent notamment à une grosse boule de se plonger (toujours dans le cadre symplectique) dans un cylindre trop fin (même très long) [1]. Il faudrait préciser le type de cylindre dont on parle ici ; comme je ne vous connais pas, je ne sais pas jusqu’à quel degré de technicité je peux aller [2]… Voilà donc une idée d’une forme qu’elle ne peut pas avoir : elle ne se glisse pas dans le cylindre.
Je ne sais plus très bien qui a nommé le problème du chameau ainsi le premier (la référence à la citation des évangiles était explicite depuis le début). On aurait pu préférer le bôa et l’allusion à Saint-Exupéry…
[1] Cet exemple-ci est apparenté aux relations d’incertitude en mécanique quantique, comme l’a signalé Claude Viterbo dans un article déjà ancien pour la Gazette des mathématiciens (volume 54, en 1992).
[2] disons le produit d’un disque symplectique par un plan symplectique.