Génie des maths égale musicien prodige ? Depuis toujours, j’ai entendu dire que les mathématiciens de talent sont doués pour la musique. Depuis longtemps, je suis frustré par l’absence apparente de vérifications (ou d’infirmations) argumentées de cette « vérité ».
Que la pratique de la musique, et en particulier de la musique classique pour celle qui m’est la plus familière, soit inégalement répartie parmi les classes sociales, cela me semble incontestable. Il n’est pas nécessaire d’être un marxiste fondamentaliste pour réaliser que les quatuors à corde amateurs recrutent plus souvent leurs membres chez les bourgeois que chez les prolétaires. Mais n’y a-t-il pas un sociologue qui puisse me dire, avec précision chiffrée, si oui ou non les mathématiciens sont plus souvent musiciens que, par exemple, les médecins ?
Sans trouver de réponse définitive à cette question, j’ai relevé plusieurs points qui m’intéressent dans Musicophilia (Revised & Expanded, Vintage Books, 2008), le passionnant dernier livre du neurologue Oliver Sacks (connu notamment pour avoir publié en 1985 The man who mistook his wife for a hat, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau).
Le point qui m’a le plus frappé, c’est que la pratique de la musique implique des modifications géométriques de plusieurs parties du cerveau, et que l’analogue chez les mathématiciens n’a pas été observé. Citation de la page 100 du livre de Sacks (ma traduction) : Les anatomistes d’aujourd’hui auraient peine à identifier le cerveau d’un artiste visuel, d’un écrivain ou d’un mathématicien — mais ils pourraient reconnaître sans un moment d’hésitation le cerveau d’un musicien professionnel. Ce serait donc une différence importante et mesurable opposable à l’amalgame « maths = musique ».
Certes, les tenants de l’égalité trouveront aussi quelques points de réconfort. Ainsi les mathématiques et la musique se distinguent toutes deux par la possible précocité de l’apparition des dons (page 99) ; par l’existence d’« idiots savants » aux capacités générales fortement amoindries mais avec d’exceptionnelles capacités très pointues, par exemple calculatoires ou musicales ; ou par les révélations qu’apportent à leurs auteurs certains de leurs rêves (page 310).
Mais le dernier chapitre du livre de Sachs décrit un monde où les mathématiques n’ont aucune place ; le monde de la musique qui est souvent la dernière étincelle, intime et précieuse, capable d’animer les patients déments chroniques de type Alzheimer. Le livre se termine par cette phrase : la musique n’est pas un luxe pour eux, mais une nécessité, qui peut avoir en tout dernier ressort la faculté de restaurer [ces patients] à eux-mêmes, et aux autres, au moins pour un moment.La plupart d’entre nous saurons sans doute apprécier bien plus longtemps Ravel, Miles et les Beatles que Poincaré, Armand Borel et Turing.
S’il est encore temps de formuler des vœux pour l’année nouvelle, je vous souhaite de goûter l’harmonie des mathématiques et de pouvoir pratiquer sans compter la musique qui vous plaît.