Je propose une analogie simpliste, mais peut-être à creuser, entre l’évolution des mathématiques et celle des espèces, à la Darwin.
L’évolution selon Darwin n’a pas de finalité : les espèces mutent au hasard, en vertu des fluctuations de la génétique au moment de la reproduction, et le milieu sélectionne les formes qui sont les meilleures localement, c’est-à-dire dans un milieu donné, à un instant donné. On peut se représenter l’arbre de la vie comme un arbre aléatoire : les branches poussent au hasard, mais leur persistance dépend des conditions locales. Si on observe un tel arbre, on voit rapidement que toutes les branches ne poussent pas également. Et de plus, on ne sait jamais, à un instant donné, quelles sont les branches qui vont continuer à pousser et quelles sont celles qui s’arrêteront.
Je vois pour le développement des maths un modèle analogue. Il n’y a rien de pertinent au niveau absolu en maths, pas de finalité ; il n’y a que des pertinences contingentes, locales, dans le temps et dans l’espace. Il n’y a pas de notion de profondeur mathématique sur laquelle tout le monde serait d’accord, sur tous les continents, dans toutes les cultures et à toutes les époques. Comme dans l’évolution, il me semble que le mathématicien au travail essaye de trouver le chemin qui a la meilleure pertinence locale dans un contexte donné.
Qu’est-ce que la pertinence locale ? Je pense que c’est l’adéquation au monde dans lequel nous vivons, à condition de prendre ce mot dans un sens large, pas forcément économique. Notre monde a beaucoup d’aspects, y compris culturels et historiques, heureusement !
Un mathématicien du siècle dernier avait peut-être envie de travailler sur la Nomographie, cette science morte aujourd’hui qui permettait de résoudre les équations les plus variées avec du papier, une règle et un compas. Sa pertinence était liée au fait que l’ingénieur avait besoin de cela sur le chantier. La branche sur laquelle il travaillait n’est pas montée jusqu’à nous (même si ça peut se discuter) mais je n’y vois aucun problème, aucune dévalorisation du travail de ces collègues du passé qui ont produit des mathématiques pertinentes, dans un sens qui était le leur à cette époque.
La pertinence locale d’un problème, ça peut être aussi l’opinion qu’en a tel ou tel mathématicien prestigieux. On ne peut nier qu’il s’agit d’un moteur local puissant : « Je m’intéresse à cela parce que Mr. X s’y intéresse ou s’y est intéressé ». Ceci n’a rien de scandaleux si le prestige de Mr. X est justifié, peut-être par une belle branche mathématique qu’il a fabriquée à un niveau inférieur de l’arbre.
La pertinence locale d’un sujet de recherche est bien sûr aussi liée à la beauté des branches sur lesquelles il repose. « Je m’intéresse à développer tel sujet parce que je trouve que ce qui a été fait dans le passé là-dessus est chouette… »
La pertinence locale, ça pourrait être la politique scientifique du CNRS qui favorise plus ou moins telle ou telle partie des mathématiques lors des comités de recrutement. Décisions de nature politique prises dans un certain contexte. Après tout, les chercheurs CNRS sont des fonctionnaires payés par l’état, et des arbitrages financiers doivent être faits en Science.
Mais bien entendu, la pertinence locale peut être aussi une utilité économique, ou technologique. Pourquoi pas ?
Récemment, en cherchant un article précis d’un mathématicien célèbre du dix-neuvième siècle, A. Cayley, j’ai eu l’occasion de lire la table des matières de ses œuvres complètes. Que de choses me semblent « non pertinentes » à moi, mathématicien du début du vingt et unième siècle ! Que de branches mortes ! Et au milieu de tout cela, un tout petit nombre d’articles qui me semblent pertinents. Pertinents… pour moi. On ne peut jamais savoir quelle branche va prospérer. Mais cela ne change en rien la qualité du travail de Cayley, et il serait ridicule de le ramener uniquement à ce qui a survécu.
L’autre jour, je feuilletais un livre célèbre d’algèbre de Serret, datant de la fin du dix-neuvième. On y parle du « fameux théorème de Sturm » (qui permet de déterminer le nombre de racines d’un polynôme réel dans un intervalle donné) comme de « l’une des plus brillantes découvertes dont se soit enrichie l’Analyse mathématique ». Ah bon ? Moi, de mon petit promontoire de 2009, je n’aurais vraiment pas fait ce choix. Il faut dire que le problème de trouver numériquement les racines d’un polynôme était pertinent et ne l’est plus (ou plus précisément, le problème est résolu en pratique par nos calculettes).
On ne peut qu’être émerveillé par la puissance créatrice du mécanisme de l’évolution des espèces, qui travaille pourtant à l’aveugle. Je dirais la même chose pour les maths…
Il ne faudrait pas pousser l’analogie biologique trop loin ! Le développement des mathématiques a des possibilités que l’évolution n’a pas… D’abord, les mathématiciens ont une mémoire (et des bibliothèques) : une branche morte il y a longtemps peut parfois renaître en acquérant une nouvelle pertinence. Et puis, l’une des plus grandes forces des mathématiques est de permettre de fusionner plusieurs branches pour en faire une seule. Un arbre étonnant !
Je ne pense pas que les mathématiciens peuvent fonctionner en étant déconnectés du monde qui les entoure. Le monde est au contraire leur moteur et suggère des pistes à développer, qui seront peut-être des branches mortes dans un siècle.
Post-scriptum
En évoquant Cayley et les arbres, je voudrais citer un théorème (pertinent ?) de Cayley, pour ceux qui connaissent un peu de théorie des graphes. Considérez \(N\) points et cherchez à les joindre par des arêtes pour fabriquer un arbre, c’est-à-dire un graphe connexe et sans cycle. Théorème de Cayley : on peut le faire de \(N^{N−2}\) manières différentes.