Physique et nombres réels

Tribune libre
Version espagnole
Publié le 17 février 2010

Les mesures en physique sont approximatives et aux échelles microscopiques notre univers semble quantifié. Alors à quoi sert la précision infinie que nous offrent les nombres réels ? De plus ils ne peuvent pas être représentés dans nos ordinateurs. Oublier cela peut d’ailleurs conduire à des problèmes insurmontables.

Introduction

Le but de la physique est de décrire les mécanismes
de l’Univers à toutes les échelles. Oui mais comment ?

Donnons quelques ordres de grandeur :

-* le rayon de l’Univers visible est de l’ordre de \(4,6.10^{10}\) années-lumière (à ne pas confondre avec son âge de \(1,37.10^{10}\) années et sans oublier son expansion). Une année-lumière vaut environ \(9,5.10^{15}\) mètres et la longueur de Planck (limite au-delà de laquelle les effets de la gravitation deviennent aussi importants que les effets quantiques) vaut \(1,6.10^{-35}\) mètre. Elle est considérée par certains comme une limite de même nature que la vitesse de la lumière.

Alors, en prenant la longueur de Planck comme unité de longueur, le rayon de l’univers visible est de l’ordre de \(2,7.10^{61}\). Ainsi, en se limitant à la mesure des distances, moins de soixante-dix chiffres décimaux sont nécessaires ; à quoi servent donc les nombres réels et la précision infinie qu’ils permettent ? Sont-ils les nombres de la nature ?

La première réponse qui semble se présenter à l’esprit est celle de l’irrationnalité de certaines constructions (éventuellement élémentaires) : par exemple,
celle de la longueur de la diagonale d’un carré de côté unité. Mais cette mesure a-t-elle un sens physique (il n’est pas question ici de faire des « mathématiques pures ») ? Il semblerait alors que la réponse vienne de la nécessité de passer de représentations discrètes à des représentations continues, et ce dans le but de faire des calculs (par exemple nécessaires à la prédiction de nouveaux phénomènes) impossibles à faire autrement.

Remarquons au passage que d’autres questions, parfois d’apparence anodine, peuvent être posées : qu’est-ce que la distance entre deux points et comment se mesure-t-elle ?

Étant donné trois points \(A\), \(B\) et \(C\) alignés dans cet ordre pour lesquels sont connues les deux distances \(d(A,B)\) et \(d(B,C)\), combien vaut \(d(A,C)\) ?

Comment calculer le produit de deux distances (représentant par exemple une aire) ?

L’infiniment grand (singularités de l’espace-temps, ou encore densité d’énergie au « moment » du Big Bang) et l’infiniment petit (au sens mathématique de ces deux termes) existent-ils « dans la nature » ?
(la première question se pose actuellement dans le cadre des recherches menées sur la {gravitation quantique}) ou les points évoqués sont des points appartenant à l’espace physique et non à des espaces abstraits et mathématiques.

Le passage à la limite

Pour comprendre cela, prenons l’exemple simple de l’équation de la chaleur dans un milieu unidimensionnel. Soit \(T(x,t)\) la température au point d’abscisse \(x\) et à l’instant \(t\). Désignons par \(D_x\) un intervalle d’espace suffisamment petit pour que la température y soit constante. Désignons de plus par \(D_t\) une durée, elle aussi suffisamment petite, pour que l’on puisse écrire la relation de proportionnalité suivante :

\[\frac{T(x,t+D_t)-T(x,t)}{D_t}=k^2 \frac{\text{grad}(T(x+D_x,t))-\text{grad}(T(x,t))}{D_x}.\]

Cette formule n’a aucune utilité pratique. Pour en tirer quelque chose, il est nécessaire de faire appel au calcul différentiel ; celui-ci demande donc un « passage à la limite » obtenu en faisant tendre vers 0 les « quantités » précédentes \(D_x\) et \(D_t\). Cela donne l’équation de la chaleur :

\[\frac{\text{d}T(x,t)}{\text{d}t}=k^2 \text{div(grad)}(T(x,t)).\]

Quelques remarques s’imposent alors :

-* la température est une notion macroscopique. Quel sens physique cela a-t-il donc de considérer la fonction \(T(x,t)\) pour des « volumes » \(D_x\) très petits ?

-* alors qu’il s’agit là d’un problème de physique tout à fait classique, lorsque \(D_x\) tend vers 0, ce dernier va nécessairement nous faire passer dans l’univers quantique, puis il va approcher la longueur de Planck, là où la gravitation ne peut plus être ignorée. Puis en deça, que se passe-t-il ? Quel sens physique a donc ce passage à la limite ? Comment est-il donc possible qu’un processus qui sort de son domaine de validité donne naissance à une équation qui donne toute « satisfaction » ? Notons au passage que (même si encore une fois l’exemple précédent ne relève pas de la mécanique quantique) les relations d’incertitude d’Heisenberg interdisent pratiquement des valeurs infiniment précises, par exemple, pour la vitesse et la position d’une particule ; malgré cela des quantités
infinitésimales relatives à celles-ci se retrouvent dans les équations de la physique (équations différentielles et aux dérivées partielles).

Malgré ces remarques et questions laissées (provisoirement…) sans réponse, l’équation de la chaleur ainsi obtenue semble être un bon modèle classique de ce phénomène.
Il y a donc là une justification {a posteriori} du passage à la limite, mais rien ne vient en démontrer la validité {a priori} ! Il y a bien là un paradoxe…

Quelques conséquences

Ainsi, les nombres réels semblent incontournables. Malheureusement, l’étude des équations de la physique mathématique ne peut se faire, en toute
généralité, sans faire appel aux ordinateurs. Par définition, ces machines ne manipulent que des informations quantifiées et finies. Les nombres réels
ne peuvent donc y être ni mémorisés, ni manipulés en toute généralité. Il convient de noter au passage que certaines constantes de la nature sont connues
avec une très grande précision, actuellement voisine de celle des nombres flottants double précision (64 bits) de nos ordinateurs.
Leurs chiffres les moins significatifs risquent donc d’être ignorés par nos machines… C’est, par exemple, le cas de la constante de Rydberg qui apparaît
dans la spectroscopie d’un atome de noyau de masse infinie : sa valeur donnée par le NIST (National Institute of Standards and Technology )
est de \(10973731,568525(73) \text{m}^{-1}\).

Au cas où l’infini (les infinis…) n’existerait pas dans l’Univers, ne pourrait-on alors pas se passer des nombres réels en physique mathématique
(notons qu’évidemment cette question est posée sans oublier, par exemple, l’irrationalité de la racine carrée de 2, mais il ne s’agit pas ici de faire
des mathématiques, mais de la physique, et dans cette discipline qu’est-ce que la racine carrée de 2…) ? Une nouvelle arithmétique (de « nouveaux » nombres et de nouvelles opérations élémentaires, afin, par exemple, d’évaluer le \(d(A,C)=d(A,B)+d(B,C)\) évoqué en introduction) adaptée à la physique n’est-elle pas à imaginer ?

ÉCRIT PAR

Jean-François Colonna

Chercheur - Centre de Mathématiques Appliquées, École Polytechnique

Partager

Commentaires

  1. Jean-Paul Allouche
    février 17, 2010
    11h18

    C’est une jolie question que de savoir quels sont les nombres « vraiment » réels. Bien sûr il y a les idées de Rabin ou le modèle Blum-Shub-Smale (voir au moins l’introduction de leur article disponible
    ici)https://www.ams.org/journals/bull/1989-21-01/S0273-0979-1989-15750-9/S0273-0979-1989-15750-9.pdf
    mais il n’est pas clair (pour moi) que cela réponde vraiment à la question…

  2. NaOH
    mars 4, 2010
    19h22

    Il me semble que l’analyse non standard (Robinson, Reeb, Diener, etc.) répond en partie à la question…

  3. Jean-François Colonna
    avril 20, 2010
    12h03

    Les questions posées étaient de savoir, en Physique, d’une part à quoi servent les nombres réels et d’autre part s’ils en sont les « bons » nombres. L’analyse non standard (que par ailleurs j’apprécie…) ne fait pour moi qu’agraver les problèmes que j’évoquai (à titre d’exemple je redis ici qu’une longueur dx infiniment petite « fonctionne » bien mathématiquement, mais n’a pour moi aucun sens physique. Enfin, un point que je n’avais pas abordé mais qui a ici son importance, tant théorique que pratique, est que les nombres réels ne sont pas calculables.