Depuis deux siècles, les journaux mathématiques jouent un rôle charnière dans l’avancée des connaissances, en mettant à la disposition des chercheurs des résultats considérés comme fiables, puisque passés au crible par plusieurs « rapporteurs », spécialistes du domaine et dont la mission (bénévole) est de détecter d’éventuelles erreurs, mais aussi de suggérer des améliorations de la rédaction et des démonstrations. Le mécanisme n’a guère changé : après d’éventuels aller-retour entre rapporteurs et auteurs, l’article, s’il est jugé digne d’intérêt, est publié puis envoyé dans les bibliothèques scientifiques, apportant ainsi une petite pierre à l’édifice de la Science. L’équilibre fragile de cette construction s’appuyait sur des éditeurs (au sens de « membres du comité éditorial ») bénévoles, des rapporteurs (bénévoles et anonymes) disposant de suffisamment de temps pour faire un travail souvent ingrat, des auteurs suffisamment responsables pour ne pas soumettre de multiples versions intermédiaires de leurs résultats, mais des articles de synthèse considérés (au moins au moment de leur écriture) comme définitifs, des maisons d’édition qui, si elles devaient nécessairement songer à leur équilibre financier, ne faisaient pas de leurs gains une priorité unique, et enfin des bibliothèques universitaires suffisamment bien dotées pour pouvoir s’abonner aux revues nécessaires au travail de leurs chercheurs. La communauté académique constate aujourd’hui que ce fragile équilibre a volé en éclats sous les assauts conjugués de phénomènes multiples. On peut citer (sans chercher l’exhaustivité) :
- La multiplication des revues et la course aux publications qui accroit démesurément le travail des rapporteurs. Il s’ensuit une baisse de sa qualité, et une difficulté de plus en plus grande à trouver des scientifiques compétents acceptant cette tâche. Les rapporteurs ne sont d’ailleurs pas directement en cause : leur temps dévolu à la recherche est grignoté de toutes parts du fait de la multiplication de besognes annexes (travail administratif, chasse aux crédits, rédaction et évaluation de projets, adaptations à la dernière réforme du moment, … )
- Les coûts de fabrication de journaux « papier » ont explosé, forçant dans un premier temps de nombreux petits éditeurs scientifiques à fermer boutique et vendre leurs titres à quelques grands consortiums plus amoureux de Mammon que de la Science (les mathématiciens français seniors se souviennent avec émotion de la maison Gauthier-Villars 4Voir l’article Éditer des Œuvres complètes avec Gauthier-Villars, au XIXème siècle (NDLR), par exemple !)
- La crise a ensuite frappé, forçant les universités à diminuer leurs dépenses de documentation : les grands consortiums ont réagi par une politique de « bouquets », qui s’apparente à de la vente forcée (schématiquement, vous devez acheter tous les journaux en bloc), et les économies se font au détriment des plus petits éditeurs, académiques ou privés.
Traditionnellement, un article de journal scientifique servait d’abord à la diffusion du savoir, et, par contrecoup, à la carrière de ses auteurs. On assiste à un retournement de situation : grâce à internet, il est en général facile de trouver l’article sans être abonné à la revue, qui, de ce fait, n’est plus « incontournable ». Par contre l’évaluation des chercheurs est de moins en moins basée sur l’étude de leurs dossiers scientifiques par des collègues capables d’estimer les apports réels qu’ils contiennent, et de plus en plus sur la comparaison de quelques chiffres magiques : facteurs d’impact, nombre de citations,… (ces indicateurs étant naturellement faciles à biaiser). De plus en plus de maisons d’édition tirent la conséquence logique de ce basculement : puisque le client n’est plus la bibliothèque universitaire, mais le chercheur, c’est à lui de payer pour publier. Ce retour à la vieille méthode de la publication à compte d’auteur aura des effets pervers facilement prévisibles : baisse de qualité des publications (les chercheurs les plus riches ne sont pas nécessairement les plus originaux), retour du mandarinat (les directeurs de laboratoires décidant de qui publie et où), et difficulté à publier pour les chercheurs des pays les moins favorisés.
Nombreux sont les mathématiciens qui assistent avec effarement à ces bouleversements qui risquent d’avoir des effets irréversibles sur la qualité de la science. Leur malaise est d’autant plus grand que ceux qui auraient dû brandir l’étendard de la résistance ont souvent plié le genou ; je ne citerai que deux faits symboliques : les célèbres « Notes au Comptes Rendus » de l’Académie des Sciences sont passées sous pavillon Elsevier 5Voir à ce sujet ce billet (NDLR)., et il en est de même du plus ancien journal français de mathématiques, le « Journal de Mathématiques Pures et Appliquées » fondé par Liouville 6On peut lire sur Liouville l’article de Norbert Verdier (NDLR).. Est-ce à dire que toute réaction est vaine ? tous ne le pensent pas, comme le montrent les boycotts organisés contre les grands monopoles, ou encore les comités éditoriaux de certains journaux qui quittent courageusement le confort de ces groupes pour rejoindre les petites maisons d’édition des sociétés savantes.
Au-delà de ces quelques gestes symboliques, mais d’une portée sans doute limitée, la communauté universitaire doit s’organiser pour avoir un pouvoir de lobbying efficace afin de ne pas subir le joug, financier et scientifique, des grands groupes de presse. Cela peut passer par l’obligation faite aux membres d’une université de mettre leurs prépublications sur leur page web, ou sur des serveurs académiques (et de les y laisser…), de s’entendre entre bibliothèques pour refuser les augmentations de prix, quitte à aller jusqu’au refus de se réabonner, etc… l
De plus, la communauté académique se doit de réfléchir aux nécessaires adaptations de ses publications, si elle veut pouvoir reprendre l’initiative. Ses presses (universitaires et sociétés savantes) devront certainement suivre la fameuse recommandation du prince de Lampedusa « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change », et commencer par une concertation des acteurs de la communauté (auteurs, éditeurs, rapporteurs,…). Sur ce point, je salue l’initiative de la SMF, qui, après une table ronde sur les publications mathématiques lors de sa dernière journée annuelle, et une synthèse par Valérie Girardin dans la Gazette d’octobre, a ouvert une tribune sur son site web, dédiée plus précisément au système auteur-payeur et j’espère que tous ceux qui ont ces questions à cœur s’y exprimeront