Mathématiciens sans frontières (1)

Tribune libre

L’Algérie

Écrit par Pierre Cartier
Publié le 19 octobre 2010

Ceci est le premier d’une série de quatre billets 101 L’Algérie 2 Le Vietnam 3 Les Congrès Internationaux des Mathématiciens 4 L’Europe Unie reprenant une conférence de l’auteur prononcée à Madrid, à la Residencia de Estudiantes, le 14 octobre 2010.

« L’essence même des mathématiques

est leur liberté »

Georg Cantor

L’expression « Médecins sans frontières » a été forgée par Bernard Kouchner, il y a plus de quarante ans ; elle a fait florès, il y a des « Reporters sans frontières », et on peut imaginer sérieusement des « Plombiers sans frontières »11D’ailleurs, la Gendarmerie Nationale a eu un programme de coopération technique «au ras des tuyaux» au Mali, au Sénégal et ailleurs en Afrique.. L’idée de base, exprimée par Kouchner quand il était un franc-tireur, et non encore ministre, est celle du devoir d’ingérence humanitaire : dans certaines situations, une intervention citoyenne peut, et doit, bousculer les frontières étatiques (ou politiques) et faire fi de la diplomatie. Un tel concept est délicat à manier, et ouvre la porte à des dérives. Ce que je voudrais retracer, c’est pourquoi, et comment, je me sens mathématicien sans frontières, et comment mon action a été influencée par cela. Il s’agit d’une conviction de toute une vie, dans un contexte historique changeant. Si les mathématiques se présentent souvent comme un roc de vérité intangible, nous sommes ici, au nom des mathématiques, en terrain mouvant.

Si ce récit est essentiellement à la première personne, il ne prend tout son sens qu’au sein d’une action globale. Elle fut l’œuvre de franc-tireurs, dans une perspective libertaire, et non selon le modèle léniniste d’une avant-garde de la révolution.

Une feuille de route

Je n’ai pas choisi d’être «sans frontières». Je suis né à quelques kilomètres de la frontière franco-belge, frontière que j’ai évidemment traversée un nombre incalculable de fois, lorsqu’elle était encore réelle. Ma région natale est une sorte de no man’s land, traversée d’influences allemandes, belges et françaises, non loin du Luxembourg, et où les familles s’étendent souvent sur plusieurs pays, au gré des péripéties historiques. Dans ma ville natale de Sedan, une forte minorité alsacienne, arrivée en 1870 après la défaite contre les Prussiens, n’avait pas totalement oublié le dialecte alsacien, et dans les campagnes avoisinantes, on pratiquait un patois (latin, et non germanique) proche du wallon. Pour compléter ce melting pot, les immigrés italiens ou polonais venus travailler dans la sidérurgie. Dans ma propre famille, ma mère avait une profonde culture française et allemande, et pratiquait les deux langues avec la même aisance. N’est-ce pas là une invitation à ignorer les frontières ?

Je me souviens parfaitement de l’occasion où j’ai dû définir ce qu’est un «mathématicien sans frontières». Dans les années 1970-80, à la suite de divers engagements, je me suis trouvé en délicatesse avec les services consulaires des deux grandes puissances de l’époque. A plusieurs reprises, ma demande de visa pour l’U.R.S.S. fut refusée — sans explication : il est clair que j’étais un ennemi du peuple. Du côté des États-Unis, les choses furent plus civilisées. Lors d’une demande de renouvellement de mon visa J1 (alors valable 5 ans), j’ai senti les choses coincer. Finalement, je fus prié de rencontrer le Consul Général des États-Unis à Paris. Dès que je fus introduit dans le magnifique bureau de ce haut fonctionnaire, je compris que c’était un «wasp» 12wasp : White Anglo-Saxon Protestant. typique, du genre presbytérien de la côte Est. Ma fréquentation des milieux huguenots français me donnait la clé du personnage ; selon l’apostrophe dans Ruy Blas, de Victor Hugo :

«…nous autres véridiques, et Grands d’Espagne…»

il fallait pratiquer le «parler vrai». En bon diplomate, le consul avait plusieurs cartes dans sa manche : allait-il démasquer un agent soviétique, ou le retourner, ou me recruter comme informateur vu mes nombreux contacts internationaux ? Le dialogue fut à peu près ceci, tandis qu’il compulsait mon passeport placé devant lui :

— Monsieur le Professeur, vous voyagez beaucoup 

— Oui, Monsieur le Consul !

— Dans beaucoup de pays différents 

— Oui, Monsieur le Consul !

— Je ne perçois pas le lien logique entre tous ces déplacements 

— Monsieur le Consul, bien qu’il en coûte à ma modestie, je vous avouerai que j’ai une certaine réputation scientifique et que je suis très demandé pour des cours ou des conférences 

Là-dessus, il poussa un soupir de soulagement, et tamponna mon passeport d’un air solennel. Je dois féliciter l’organisation américaine, car je n’ai plus jamais eu de difficultés avec l’ Immigration Service ; j’ai été visiblement transféré dans une liste «blanche».

Ma réponse était aussi sincère que possible. Les relations scientifiques créent entre les mathématiciens du monde un extraordinaire réseau, et il est possible de l’utiliser pour contribuer à la paix et au rapprochement entre nations, ou bien pour venir en aide aux mathématiciens combattants de la liberté. C’est là, me semble-t-il, la mission d’un mathématicien sans frontières.

Les mathématiques, c’est la liberté

Avant de narrer mes divers engagements, je voudrais commenter la phrase de Georg Cantor placée en exergue. Pour lui, me semble-t-il, il s’agissait d’affirmer que la liberté de création des concepts en mathématiques n’a pas de limitation, en respectant les règles logiques de non-contradiction. Ceci, contrairement aux autres sciences, où l’objet d’étude nous est imposé par la Nature, avec ses limitations intrinsèques. Certains ont voulu par là justifier la liberté de création axiomatique, bornée seulement par la non-contradiction. Pour mon compte, je ne pense pas que les mathématiques puissent se développer de manière totalement autonome, sans se ressourcer périodiquement auprès de la physique — ou déjà d’autres sciences comme la biologie.

Mais l’invocation de la liberté des mathématiques a un autre sens. Au temps de la dictature des colonels en Grèce, les mathématiciens grecs avaient créé une revue mathématique appelée «ελευθερια» (soit «liberté» en grec ancien ou moderne), et placée sous l’invocation de Cantor. Le rédacteur de cette revue, du nom de Zervos, était un personnage spécial : fils du premier recteur de l’Université d’Athènes au début du 20ième siècle, il vivait dans la maison familiale avec ses cinquante chats (comme Paul Léautaud). Il faisait coexister en lui des fidélités multiples : à l’Église Orthodoxe Grecque, à la monarchie, et à la révolution communiste de Markos (en 1947, durement réprimée par les Britanniques). Sa liberté n’avait pas peur des contradictions ! Je comprends que, pour lui, la liberté des mathématiques est ce qui vous donne la capacité spirituelle de résister aux pires situations ou aux pires persécutions. Dans sa geôle, le pianiste Estrella rejouait mentalement ses partitions, d’autres cherchent le secours de la philosophie ou de la religion ; on a de nombreux témoignages de rescapés des camps de la mort de Hitler ou Staline, trouvant leur salut dans un recours spirituel intérieur  et les mathématiques peuvent fournir ce recours. Pour mon compte, je me souviens que dans les moments les plus pénibles de mon service militaire — au combat en Algérie — je trouvais consolation à lire le livre de Steenrod sur les espaces fibrés, dans mes rares intervalles de calme.

La guerre d’Algérie

Il est temps de décrire mes engagements de mathématicien sans frontières, qui ont couvert trois périodes :

la lutte anti-coloniale (Algérie et Vietnam) ;

la reconstruction de l’Europe ;

la lutte contre le système soviétique et la tyrannie.

Dans chacune de ces aventures, je ne fus pas seul (loin de là), et mes maîtres Henri Cartan et Laurent Schwartz furent là pour me montrer la voie.

La première grande affaire fut ce qu’on appela «l’affaire Audin», liée à la guerre d’Algérie (et où je ne jouai qu’un rôle fort modeste). A partir de 1954, une guerre se développa de manière insidieuse en Algérie, en réplique lointaine du tremblement de terre de 1945, et de l’abominable répression de Sétif par l’armée française. La défaite de l’armée française en Indochine, en particulier l’humiliation de Dien Bien Phu, démontrait aux musulmans d’Algérie que la puissance coloniale n’était pas invincible. Les derniers gouvernements de la Quatrième République y usèrent leur énergie et leur crédit. Guy Mollet, chef du parti socialiste SFIO de l’époque, élu avec Mendès-France pour faire la paix, marginalisa son coéquipier et développa la guerre. Les choses se dégradèrent fortement au début de 1958. Je passai l’hiver 1957-58 à Princeton, à l’Institute for Advanced Study. J’étais dans une tour d’ivoire, à l’époque gouvernée par Robert Oppenheimer  mais la presse libérale américaine renseignait fort bien sur la situation en France. A mon retour en France, en mai 1958, il était clair que tout allait basculer. Ma femme, qui était restée en France et avait milité dans divers groupes contre la guerre, m’expliqua la participation fort réticente des camarades communistes. J’eus, quelque temps après mon retour, une conversation discrète avec le chef local de l’appareil du Parti Communiste Français ; je fus convaincu que les intérêts géo-politiques de Moscou misaient sur le retour au pouvoir de de Gaulle en France.

Pendant mon absence, et avant le retour de de Gaulle, avait éclaté l’affaire Audin. Maurice Audin était un jeune assistant de mathématiques à la Faculté des Sciences d’Alger. Communiste convaincu — et membre du Parti Communiste Algérien — il prit le parti de la rébellion. Arrêté en juin 1957 par des militaires français, il mourut dans des conditions jamais complètement élucidées — en fait assassiné par un lieutenant Charbonnier. Sa mort fut bien reconnue officiellement vers 1961, mais de vraie enquête, point. Charbonnier a eu une brillante carrière militaire, sans être jamais inculpé.

Maurice Audin était l’assistant du professeur René de Possel (1905-1974). Celui-ci, camarade de promotion (1923) de Henri Cartan à l’ENS, a fait partie des membres fondateurs de13Un des pères de la bombe atomique ; cela ne lui épargna pas les contrecoups du McCarthysme pour un passé de gauche (dont il ne se cachait pas)., Bourbaki et représentait le meilleur analyste du groupe. Mais sa femme Eveline fit une fugue en Espagne avec André Weil, le «primus inter pares» de Bourbaki. Quand elle fut devenue Eveline Weil, de Possel quitta Bourbaki. Il se retrouva en 1941 professeur à Alger 14De retour en France en 1959, il fut l’un des pionniers de l’informatique, et s’intéressa entre autres projets à la lecture optique des caractères (machine à lire !). Pendant la domination de Bourbaki, de 1955 à 1975, il était relativement marginal parmi les mathématiciens parisiens.. Les études scientifiques existaient à Alger, sous la forme d’une Faculté des Sciences, et d’une classe préparatoire aux Grandes Écoles (une «taupe»). Les étudiants provenaient des classes riches ou plus modestes 15L’élitisme républicain avait bien fonctionné, mais pour les européens seulement. de la population non musulmane, appelée globalement «pieds-noirs», juifs ou chrétiens.

Après la disparition de Maurice Audin, son directeur de thèse René de Possel rassembla ses notes, les mit en ordre, et proposa le tout comme thèse de Doctorat. Le temps avait manqué à Maurice Audin pour développer son œuvre ; mais on peut penser, a posteriori, que le jury réuni par de Possel et Schwartz a eu raison de parier sur lui. Le coup de génie politique de Laurent Schwartz (et quelques autres) fut l’imparable raisonnement suivant : «Si Audin n’est pas mort, mais empêché, rien n’interdit une soutenance in absentia». On vit donc, dans les amphithéâtres de la Sorbonne, un public nombreux et varié, aux intérêts mathématiques assez modestes, écouter René de Possel présenter, au nom du candidat, quelques résultats d’Analyse Fonctionnelle ! On vit François Mauriac — et quelques autres — faire semblant de s’intéresser à une argumentation mathématique. Ce fut un beau coup médiatique !

On aurait pu en rester là, mais on voulait entretenir la flamme. On inventa donc un prix mathématique Maurice Audin, destiné à un jeune mathématicien. Une souscription réunit facilement une somme suffisante pour attribuer le prix quatre ou cinq fois — jusqu’à la fin de la guerre ! Mais là, les choses grincèrent 16L’action scientifico-médiatique est pleine de trappes, et il n’y a pas de raison de taire ce fait.. Je me souviens de mes questions :

— Le donnera-t-on à Malliavin ?

— Non, car trop réactionnaire, il le refusera avec éclat !

— Alors à Malgrange ?

— Tu sais bien qu’il est trop marqué comme communiste !

Difficile d’attribuer un prix, en écartant d’emblée les deux meilleurs, et sans tomber dans la distribution aux copains.

Après la fin de la guerre, début 1962, je devins plus impatient et formulai mes réserves par écrit. Je proposai d’utiliser l’argent restant pour créer une bourse pour un étudiant algérien, ou pour recréer la bibliothèque mathématique d’AlgerLa réponse à ma lettre fut, quelques mois plus tard, un appel téléphonique retransmis par ma femme en Grande-Bretagne, où je voyageais, et m’annonçant que j’étais le lauréat pour 1962 ! J’acceptai, sous la condition que je donnerais l’argent du prix à une ONG 17Organisation non gouvernementale.protestante, animée par des amis, et qui s’efforçait de panser une (petite) partie des plaies de la guerre en Algérie. Je souhaitais en faire état publiquement, et l’on me pria de ne pas mélanger science et politique ! Il s’ensuivit une belle confusion, qui fit disparaître le prix, mais n’empêcha pas ma déclaration. Dans les archives du prix, il n’y a pas de trace de cette année-là ! 18Très récemment, le prix a été recréé, dans le bon sens, avec une mission explicite de coopération entre un mathématicien français et un collègue algérien.

Je ne voudrais pas quitter ce récit de l’Algérie sans adresser une mise en garde contre le déni de réalité. Lors de mon long service militaire, je me souviens d’une courte permission à Paris. Vu le développement des transports militaires déjà vers 1960, je pus quitter les hauts-plateaux algériens vers 5h du matin pour me retrouver avant midi au Jardin du Luxembourg. Je quittais un enfer déplaisant — dont le souvenir troubla mes nuits pendant plus de dix ans — pour retrouver un jardin familier et printanier, où de jeunes beautés se dévoilaient au soleil. Mon premier acte fut de téléphoner à Laurent Schwartz qui me pria pour le lendemain chez lui. Là, comme je m’y attendais, était réuni tout l’état-major de la lutte politique contre la guerre : Mendès-France, Sartre, Beauvoir, Vidal-Naquet, peut-être même Mauriac. Lorsque ce fut mon tour de parler, j’éprouvai ce sentiment d’étrangeté, souvent décrit dans la littérature sur la guerre, et que je retrouvai plusieurs fois dans ma vie. Entre ce que je racontai avec mes tripes et mon émotion, et un discours politique, aucune communication possible — d’autant plus que j’essayai de faire comprendre que des personnes souffraient dans tous les camps politiques, et que je mentionnai l’accueil chaleureux offert par des familles pied-noir d’Oran. Ma femme fut très impressionnée par mon désarroi, et me l’a souvent rappelé.

Absent pendant deux années scolaires pour mon séjour à Princeton, puis enrôlé pendant plus de deux ans dans la Marine Nationale avec une obligation de réserve, je n’avais pas pris une part très active à la lutte contre la guerre d’Algérie. Je me rattrapai avec le Vietnam.

A suivre (mardi prochain) …

ÉCRIT PAR

Pierre Cartier

Professeur - IHÉS

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Commentaires

  1. Jacques Lafontaine
    octobre 22, 2010
    11h42

    Rappelons aussi qu’un certain nombre de mathématiciens
    ont donné des cours à Alger peu après l’indépendance.

    Par exemple, je crois me rappeler que
    le livre de Jean-Pierre Serre «Algèbres de Lie semi-simple complexes», devenu l’un des livres les plus lus sur la question, est issu de l’un de ces cours.