Graphiques frelatés

Tribune libre
Écrit par Étienne Ghys
Version espagnole
Publié le 17 mars 2012

Peut-on imaginer un graphique plus dénué d’intérêt que celui qu’on trouve ce 10 mars dans Libération ?

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Observons que :

  • Le résultat d’un sondage devrait toujours être assorti d’une marge d’erreur. Pour un sondage portant sur un millier de personnes cette marge est de quelques pourcents. Alors, passer de 28% à 26 % ne signifie absolument rien, à part peut-être que ça ne bouge pas beaucoup. Si le seul message est que ça ne bouge pas beaucoup, on pourrait se passer d’un graphique.
  • Voyons la « coordonnée horizontale » : le graphiste semble ignorer que deux mois séparent la première date de la deuxième et que la troisième n’est séparée que d’un mois de la deuxième. Il est vrai que la campagne présidentielle s’accélère.
  • « La coordonnée verticale » ? Eh bien, elle « s’étale » entre 26% et 28%. Si les intentions de vote aux mêmes dates avaient été de 28%, 27,9% et 28%, le graphiste aurait étalé entre 27,9% et 28% et le graphique aurait été exactement le même ; ça descend et ça remonte, voilà tout.

Un autre exemple, plus malhonnête encore ? Voici un graphique présenté par François Lenglet lors de l’émission Des paroles et des actes sur France 2 le 12 janvier dernier. Il s’agit de montrer les dépenses publiques en pourcentage du PIB, aux États-Unis, en Allemagne, dans la zone euro et en France.

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Les rectangles roses représentent en principe les pourcentages de 41,9%, 45,5%, 48,8% et 56,2%. On comprend bien que les barres supérieures, qui contiennent les noms des pays et les drapeaux, ne correspondent pas à 100 %. La limite inférieure ne correspond pas non plus à 0% : à la louche le rectangle français est deux fois plus haut que le rectangle américain et pourtant 56,2% est loin d’être le double de 41,9%. Un graphique bien fait ne devrait-il pas faire comprendre visuellement un phénomène ? Ce graphique n’essaye-t-il pas sournoisement de nous faire croire que la France dépense deux fois plus que les États-Unis ? Lorsque nous observons ce graphique, notre œil ne se limite-t-il pas à jauger des tailles relatives des rectangles ? Il ne faut pas oublier que le téléspectateur n’a que quelques secondes pour interpréter ce graphique, tout en écoutant la présentation orale par François Lenglet qui en propose une interprétation.

Où faut-il placer le 0% pour que le graphique ait un sens ? Un instant de réflexion montre que c’est impossible. Entre 41,9% et 48,8%, il y a 6,9% ce qui est inférieur à la différence entre 48,8% et 56,2% qui est de 7,4%. Et pourtant, on voit bien que la différence des hauteurs entre la France et la zone euro est bien inférieure à celle des hauteurs entre la zone euro et les Etats-Unis…

Un graphique bidon, tout simplement ! Devant 3 millions de téléspectateurs 🙁

Exercice

J’ai mesuré les hauteurs de rectangles sur mon écran : 3,5 cm, 4,8 cm, 6,2 cm et 7,2 cm, correspondant donc à des pourcentages de 41,9%, 45,5%, 48,8% et 56,2%.
Calculez la hauteur \(x\) à laquelle il faudrait placer le 0% sous la barre horizontale pour que le graphique soit cohérent. Montrez qu’il faudrait que
\[
\frac{3,5+x}{41,9} = \frac{4,8+x}{45,5} = \frac{6,2+x}{48,8} = \frac{7,2+x}{56,2}
\]
et montrez que ces équations n’ont pas de solution, même approchée. Disons que mes mesures des longueurs soient précises à 1mm près. Cela suffit-il pour qu’on puisse quand même justifier le graphique ?

À vrai dire, il semble que les trois premières équations sont à peu près compatibles pour une valeur de \(x\) de l’ordre de 13. Autrement dit, si l’on place la barre 0% à 13 cm sous le graphique, les trois premiers rectangles sont corrects, mais pas le quatrième : le rectangle français ! Si on convient que la ligne 0% est en effet à 13 cm sous le graphique, il faut rehausser le rectangle français de 2cm pour corriger l’ensemble : au lieu de 7,2 cm, il faudrait qu’il fasse 9,2cm.

Le « vrai » graphique devrait être :

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Les graphiques sont très utiles pour la compréhension… quand ils sont honnêtes !

Mais on peut aussi critiquer ce graphique sur le fond. Voir par exemple les quatre mensonges de Monsieur Lenglet.

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS émérite, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École Normale Supérieure de Lyon

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Commentaires

  1. Secrétariat de rédaction
    mars 17, 2012
    10h44