Et si on discutait des applications des probabilités à la médecine ?

Tribune libre
Écrit par Pierre Crépel
Publié le 12 novembre 2010

Il y a exactement 250 ans aujourd’hui, le 12 novembre 1760, D’Alembert présentait à l’Assemblée publique de l’Académie royale des sciences un mémoire un peu explosif, intitulé « Sur l’application du Calcul des Probabilités à l’inoculation de la petite Vérole ».

Ce mémoire fut publié rapidement sous sa forme littéraire dans divers journaux, comme c’était souvent le cas à l’époque, puis enrichi de notes plus techniques dans le tome II de ses Opuscules mathématiques en 1761, p. 26-95. Le texte complet est en ligne sur Gallica.

D’Alembert résume ainsi ses réflexions à la fin de la note (N), article 17, p. 92-93 :

« 1° jusqu’à présent on n’a point calculé d’une manière exacte & satisfaisante, les avantages de l’inoculation, ni présenté la question comme elle le doit être. 2° Qu’on n’y a pas assez distingué deux questions différentes, l’avantage que l’Etat peut tirer de l’inoculation, & celui que les Particuliers peuvent en espérer. 3° Que pour calculer d’une manière précise les avantages de l’inoculation, il faut d’abord & préliminairement avoir une bonne méthode pour calculer la probabilité de la vie ; méthode sur laquelle on peut former des doutes bien fondés. 3° Que quand on aura cette méthode, il faudra en trouver une autre pour comparer le risque de mourir en un mois ou 15 jours, ou en général en un tems fort court, à l’espérance de vivre quelques années ou quelques mois de plus au bout d’un tems fort éloigné ; méthode très-difficile, & peut-être impossible à trouver. 4° Qu’il faudra trouver outre cela une bonne théorie pour parvenir à comparer la vie physique des hommes avec leur vie réelle & leur vie civile, théorie qui est pour le moins aussi remplie de difficultés. 5° Enfin, & c’est là le plus facile, qu’il faudroit avoir des tables de mortalité, qui marquassent l’âge des personnes mortes de la petite Vérole ; tables qui nous manquent encore. »

Chacun aura remarqué qu’il y a ci-dessus deux numéros 3°, mais la mise en page des Opuscules souffre souvent de négligences et cela n’est donc pas pour nous surprendre.

Le mémoire complet de D’Alembert (avec les notes) a souvent été feuilleté, ou cité de seconde main, mais rarement lu en détail et (il nous semble) jamais compris du début à la fin, même par ceux qui l’ont étudié. Il y a plusieurs raisons à cela. Le mémoire abrégé (p. 26-46) est assez aisé à suivre ; en revanche, il faut bien le reconnaître, les « notes » dites « mathématiques » A-N (p. 47-95) sont rédigées de façon peu pédagogique, voire désinvolte (style décousu, changements inopinés de notations, etc.). En outre, l’ensemble est défiguré par l’éditeur qui insère un gros titre « Théorie mathématique de l’inoculation » au milieu de la p. 57, comme si apparaissait là un nouveau mémoire, alors qu’il s’agit d’un simple sous-titre de la note D (p. 54-72). De nombreux commentateurs un peu superficiels ne s’en sont pas aperçus et l’existence de ce « nouveau mémoire » est souvent affirmée dans leurs écrits …

Une édition annotée, permettant de déjouer les pièges, est en cours de préparation. Ce sera le vol. III/2 des Œuvres complètes, avec toutes les références et explications. Nous espérons que vous l’aurez avant le tricentenaire de ce 12 novembre 1760.

Cela dit, il existe une autre difficulté : D’Alembert a commenté ultérieurement son texte pour en modifier certains aspects ; en particulier, il s’est aperçu d’une erreur (d’ailleurs assez grossière) à la p. 64, mais le mémoire où il l’a corrigée est resté inédit, car D’Alembert est mort (1783) avant d’avoir pu le publier. Il se trouve dans le tome IX des Opuscules (encore manuscrit), au Mémoire 59 § XXXV : voir le vol. III/9 des O.C., lui aussi en préparation et qui pourrait paraître avant le vol. III/2.

Un mot encore sur le contenu de toutes ces réflexions. D’Alembert affirme qu’il a émis des doutes sur le calcul des probabilités dès la fin des années trente, lorsqu’il a lu l’Ars conjectandi de Jacques Bernoulli (l’oncle de Daniel). Les traces de ces réserves apparaissent progressivement dans les premiers volumes de l’Encyclopédie, et surtout au tome IV (1754), avec l’article Croix ou Pile. Comme, dans ce petit écrit, l’auteur propose d’évaluer par 2/3, au lieu de 3/4, la probabilité d’avoir pile en deux coups, la plupart des commentateurs ont gloussé et cru que c’était la preuve qu’un grand savant pouvait se mettre à délirer sur les choses les plus simples. Mais depuis une trentaine d’années, les historiens des sciences ont essayé de comprendre et l’opinion s’est retournée. En effet, on a fini par voir que l’enjeu pour D’Alembert, ce ne sont pas essentiellement des jeux de hasard où des conditions artificielles de symétries et d’indépendance permettent d’appliquer tel quel un corpus mathématique simple. Chez lui, et encore plus chez Turgot, Condorcet, voire Laplace, l’enjeu, c’est l’utilisation du calcul pour les questions de la vie humaine, de la société. Or, bien entendu, dans la vraie vie, les événements ne sont jamais indépendants, jamais également possibles, etc. En d’autres termes, ce qui est en germe, c’est ce que nous appelons la statistique mathématique et son rapport au calcul des probabilités. Exprimés avec les mots d’aujourd’hui, les « doutes et objections » de D’Alembert portent sur un peu tout, et pourraient s’énoncer comme suit :

  • Quand peut-on réellement admettre que des événements sont équiprobables et sinon comment procéder ?
  • Quand peut-on réellement admettre que des événements sont indépendants et sinon comment procéder ?
  • Dans quelle mesure et quand a-t-on le droit d’assimiler ou non, brutalement, une variable aléatoire à son espérance, à sa médiane ou à telle autre quantité déterminée, en oubliant les variations effectives et les écarts ?
  • Comment peut-on prendre en compte le temps dans les calculs de probabilités ?
  • Et même pourquoi donc admettre sans discussion que la probabilité de la réunion d’événements disjoints est égale à la somme des probabilités de ces événements individuels ?
  • Dans quelle mesure, lorsqu’on a un certain nombre de mesures ou de résultats concrets, semble-t-il liés au hasard, peut-on y appliquer ou non le calcul des probabilités ?Retour ligne automatique
    Un simple coup d’œil sur l’histoire ultérieure des probabilités et statistiques aux XIXe et XXe siècles montre la pertinence de toutes ces questions. L’estimation, les tests statistiques, les variables dépendantes, les processus stochastiques, l’étude des moments d’ordre supérieur ou des trajectoires, le traitement des nuages de points : l’élucidation de tous ces sujets délicats jalonne l’histoire des deux siècles suivants, de Quetelet aux Pearson, de Markov et Kolmogorov à Fisher ou Benzécri.

Je ne m’étendrai pas ici sur les polémiques avec Daniel Bernoulli, lequel avait fait lire par Lalande un mémoire célèbre sur le calcul des probabilités et l’inoculation, à la précédente séance publique du 16 avril, mémoire que D’Alembert critique en partie, mais en partie seulement. Les deux mémoires sont tous deux absolument remarquables, aucun n’est un plagiat de l’autre, ils ne doivent pas être mis en concurrence, mais au contraire regardés comme deux approches extrêmement différentes d’un même sujet, chacune entièrement cohérente avec les façons respectives que ces deux savants expérimentés ont de pratiquer les sciences. Aucun des deux ne doit donc être considéré comme de mauvaise foi ou jaloux (même si les deux auteurs s’enflamment, chacun à sa manière) … Mais je reviendrai peut-être sur cette question le 5 décembre 2012, pour le 250e anniversaire d’une lettre de Clairaut qui cherchait à mettre le feu aux poudres.

ÉCRIT PAR

Pierre Crépel

Chargé de recherche, retraité - CNRS

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