Fuyez… c’est trop dangereux !

Tribune libre
Écrit par Pierre Gallais
Publié le 11 février 2011

Ça devrait être interdit … pour des raisons de sécurité !

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Au Grand Palais à Paris, en 2008, étaient installées de grandes plaques verticales pleines de 17 x 4 x 0,15 m en acier. Impressionnant certes, mais tout aussi impressionnants étaient la sérénité qui se dégageait de l’installation et le calme habituel des visiteurs. Je ne m’étais pas encore procuré le catalogue mais j’avais entendu dire qu’elles mesuraient 17 m de haut. Je ne pus m’empêcher de mesurer au pas la largeur et à la main l’épaisseur. Approximativement je mesurai 4 m et 15 cm soit un volume d’environ \(10m^3\). En prenant une masse volumique de 7800 kg /\(m^3\) j’arrivai à 78 tonnes environ.

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Ainsi 78 tonnes tenaient en équilibre sur la tranche et personne ne semblait effrayé. En équilibre, certes, mais presque seulement sur la tranche. M’étant ensuite procuré le catalogue, je constatai sur les images de l’installation que ces plaques étaient soudées à leur base sur de grosses traverses d’acier dont l’envergure ne dépassait pas 1,5 m de chaque côté de la plaque. Petit polygone de sustentation tout de même et puis…! quel moment de flexion aux points de soudures, qui ne résisteraient pas si la plaque se mettait à pencher.

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Sur le catalogue je constatai également ne pas m’être considérablement trompé sur le poids : 75 tonnes. Nous aurions tous fui en d’autres circonstances.

Il est des réflexes ou automatismes qui contribuent à augmenter l’émotion. Si je n’avais pas ce passé d’ingénieur, je n’aurais pas songé à faire ce petit calcu4Il y a également matière à rêver en songeant au processus d’élaboration en usine et de mise en place.l . J’aurais été impressionné par les dimensions et le rapport au lieu… mais je serais passé à côté de ce qui fait la force et la richesse de cet artiste.

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L’auteur de cette réalisation, que vous connaissez peut-être, est Richard Serra. 5pour en savoir plus sur Richard Serra. voir 1 et 2 qui est bien documenté. Une très grande partie de son travail consiste à mettre en des équilibres fragiles de lourdes plaques d’acier corten 6un acier qui prend une couleur rouille certes mais dont l’oxydation est stoppée. En l’occurrence la pesanteur et les forces de frottements, qui nous embarrassent ou nous contrarient bien souvent, travaillent pour lui. C’est leur poids qui assure la stabilité des plaques. L’équilibre est instable mais lorsqu’il est établi, il faut un certain effort pour le déranger. Quelle influence a une personne qui s’appuie négligemment à la base des géants d’acier de 17m ? Bien peu, et fort heureusement. On peut bien le savoir ; le fait de calculer n’a rien de rassurant. Sans doute faut-il veiller à ce qu’il n’y ait pas un grand vent au sommet et que le sol soit bien stable. Il vaut mieux, parfois, être ignorant et se dire naïvement : puisque c’est là, c’est que c’est étudié pour. Personnellement, de faire ainsi confiance à la physique et aux calculs en de telles circonstances, a le don de m’émouvoir considérablement.

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Les objets que présente Richard Serra sont simples. Ce n’est pas leur forme plastique qui peut nous émouvoir. L’émotion réside dans le fait de mettre ces objets dans des situation de fragilité, nous révélant le pouvoir assez fantastique que possède le calcul sur les forces de la nature.

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Par ailleurs, nombre de ses œuvres consistent à mettre dans l’espace des éléments de surfaces telles le cône ou le cylindre. Comme ces éléments sont extraits de surfaces dont les dimensions sont telles qu’il ne nous est pas possible d’en reconnaître la nature ; comme par ailleurs ces éléments perturbent notre relation à la verticalité, il s’en suit une impression de basculement… accompagnée parfois d’une sensation de perte d’équilibre ou de vertige.

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Ceci m’amène à vous dire le trac que j’ai lorsque je dois concrétiser un projet, alors que je l’ai bien pensé et calculé. Je pense le projet et le calcule dans un espace abstrait, où je sais manipuler les concepts et les règles ad hoc. Mais je demeure toujours étonné que le passage dans l’espace concret respecte le rêve. Inquiet également : n’aurai-je pas omis de prendre en compte quelque paramètre ? Le rêve… car pour moi ce monde abstrait, où je suis assez à l’aise, est un monde de rêve. Beau savoir que les concepts sont issus et élaborés à partir de l’observation de la réalité, cela ne suffit pas pour m’apaiser. Quand je suis dans ce monde abstrait je me sens ailleurs et léger… au sens de la légèreté de l’être. Je m’y sens bien, mais ne peux m’en satisfaire et y demeurer. Alors… Je prends mon courage à deux mains et je saute dans le réel… parfois je dois m’y mettre à deux fois !

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Rêve, réalité, calcul, émotion : difficile de séparer et faire la part des choses ! Ceci nous renverra vers un prochain billet où je montrerai comment la forge et l’usage des marteaux m’a conduit, sans doute inconsciemment, à aimer les mathématiques !

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Crédits images

les quatre premières images : Monumenta 2008 – Grand Palais – Paris ; extraites du site archive monumenta

la cinquième : one Ton Prop – 122 x 122 x 2,5 cm – plomb : poids une tonne (1969)

la sixième :5 : 30 – 122 x 122 x 1,9 cm – plomb (1969)

la septième et le logo : la matière du temps – Musée Guggenheim – Bilbao et les dernières :40 ans de sculpture – MOMA- New York (2007) ; extraites du site suivant

ÉCRIT PAR

Pierre Gallais

Plasticien, mathématicien - Institut de Mathologie

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Commentaires

  1. Patrick Popescu-Pampu
    février 13, 2011
    17h47

    Je me souviens encore avec émotion de mon interaction avec la surface spiralée du logo de votre billet, au Musée Guggenheim de Bilbao. Je me suis laissé guider par ses méandres intérieurs, comme les gens de la photo. Je ressentais ce dont vous parlez, que l’espace s’inclinait, c’était étrange. Et j’admirais que cette sensation de mystère ait pu être éveillée avec une simple surface, convenablement incarnée à notre échelle, dans un matériau à l’aspect somme toute assez fruste.

    Mais de quelle surface s’agissait-il ? Je vis tout de suite qu’elle était réglée, comme disent les géomètres, c’est-à-dire obtenue en promenant continûment une droite – une règle – dans l’espace : il était facile de suivre de telles droites des yeux, tout en se promenant. Bon, mais cela ne suffisait pas à la déterminer, car il y a de nombreuses surfaces réglées. Comme par exemple les hyperboloïdes à une nappe, que la modernité nous a habitués à reconnaître dans les immenses cheminées des centrales nucléaires. Et là, en me rendant compte qu’au fur et à mesure que je marchais, le contour apparent restait un segment de droite – ce qui se voit très bien dans votre logo – j’eus soudain l’illumination d’un théorème : une surface réglée dont les contours apparents sont des droites est développable. C’est-à-dire qu’elle peut être développée sur un plan par une déformation qui préserve sa rigidité interne. En sens contraire, on peut fabriquer de telles surfaces en prenant une bande de papier que l’on recourbe. Est-ce là le modèle initial de Serra ? Ou bien un copeau de bois enlevé au ciseau ?

    Mais en revenant au théorème que je découvris ainsi, et qui est un exercice de géométrie différentielle élémentaire, je voudrais juste préciser comment on reconnaît les surfaces développables parmi celles qui sont réglées : il s’agit précisément de celles dont le plan tangent ne varie pas lorsqu’on suit une droite du réglage. Et c’est précisément cela qui fait que leurs contours apparents sont des droites !

    Merci de m’avoir rappelé ce moment d’intense plaisir mathématico-artistique !