Le monde morcelé d’Alexandre… est aussi le mien

Tribune libre
Publié le 27 janvier 2009

Dans une période — qui dure maintenant depuis longtemps — où nous nous interrogeons sur le niveau de nos étudiants (en Licence comme en Master), sur la formation donnée dans le secondaire, à l’école primaire et sur notre propre rôle d’enseignants universitaires, il m’a paru utile d’interroger un étudiant de première année de Licence sur le déroulement de sa première rentrée à l’Université. Pourquoi un étudiant comme Alexandre, sérieux, assidu, attentif pendant mes cours, n’arrive-t-il pas à avoir des notes raisonnables jusqu’à ce zéro, obtenu à la troisième et dernière interrogation sur la théorie des groupes en date du 16 décembre 2008 ?

Je ne me suis pas contenté de le « sanctionner ». J’ai voulu comprendre. J’ai donc pris la liberté de lui écrire une lettre, en profitant de l’espace laissé sur sa copie pratiquement vide. Alexandre a apprecié ce geste nouveau et inattendu. Je lui demandais s’il acceptait de me répondre par écrit. Lors de la récente délibération du jury, Alexandre a obtenu son semestre par le jeu des moyennes. J’en suis content tout en continuant à me poser des questions sur la poursuite de ses études. Je lui ai d’ailleurs proposé de ne pas hésiter à venir me voir en cas de doutes et me poser des questions sur les mathématiques.

Vous trouverez dans ce billet nos échanges après un préambule qui explique les motivations de ma démarche.

Le témoignage d’Alexandre me semble intéressant et instructif pour différentes raisons. Ma lettre était volontairement courte pour ne pas ennuyer ce jeune avec les soucis qui concernent actuellement notre profession. Ce billet reprend cette lettre puis celle d’Alexandre que j’ai reçue une semaine plus tard (je n’ai pas touché aux textes). Je développerai au préalable ma démarche, mes inquiétudes, inquiétudes également partagées par certains de mes collègues. Cet écrit tient compte de la réponse d’Alexandre et des cris d’alerte de nos instances universitaires.

La situation est de plus en plus complexe car l’esprit de notre temps est trop vif ou trop lent voire en état de léthargie ; il change trop ou pas assez ; il produit de la confusion, de l’équivoque, du désarroi. Il a le charme de la brise qui vous caresse le visage et il induit la peur du vent qui vous arrache du sol. Le sentiment, le mien en tout cas, est celui de percevoir l’incapacité pathétique de notre époque à se penser. Le vent de liberté qui souffle prend alors parfois des allures de tsunami. Il est urgent de solliciter les penseurs, les chercheurs de sens et de les intégrer dans nos groupes de réflexion.

Car il faut bien le dire : malgré le questionnement qui circule dans le milieu des enseignants-chercheurs, ces derniers sont actuellement condamnés à l’isolement ou au silence. Lorsque les idées de la profession n’arrivent pas à se formuler par des mots ou ne trouvent pas des interlocuteurs capables de les entendre, certains enseignants tombent dans le découragement, d’autres dans la dépression. Je pourrais appeler cette atmosphère « Entre nos murs » pour faire écho au film de Laurent Cantet « Entre les murs » (des collèges) et dire aussi que ce qui se passe sur nos campus universitaires est largement ignoré de l’extérieur car des « murs » invisibles, bien plus épais que ceux des collèges, cachent la réalité.

Il est clair que l’Université française est menacée : ses emplois, sa recherche, la qualité de ses enseignements. Localement, le 22 janvier 2009, journée d’action à Lille 1 pour souligner avec force l’importance d’un service public d’enseignement supérieur et de recherche de qualité, un cri d’alarme a été lancé par le Conseil d’Administration. Que va-t-on laisser aux générations futures ? Est-il vraiment sage de pallier la suppression des postes et le manque de financements publics par le redéploiement des services ? Quel regard vont avoir nos étudiants sur notre enseignement lorsqu’ils vont apprendre – s’ils ne le savent déjà – qu’un chercheur considéré comme non publiant sera sanctionné par une augmentation de son service ? Quelle idée vont-ils avoir de l’enseignement si celui-ci est considéré comme une punition pour les enseignants ? Côté recherche, certains politiques pensent qu’elle n’existe qu’appliquée. Or, sans recherche fondamentale, la recherche appliquée n’a pas d’avenir. Les exemples sont nombreux dans l’histoire des sciences.

Réforme après réforme, l’Université française change ; c’est la technique du découpage en tranches qui tente de cacher les changements de fond. Malheureusement, le désastre commence à être visible, encore plus nettement depuis l’instauration du LMD (Licence Master Doctorat). La science est de plus en plus au service de l’économie ; la conception utilitariste de la science prend le dessus. Ceci explique pourquoi il est de bon ton de mettre en concurrence les chercheurs à tous les niveaux : universités, organismes de recherche, laboratoires, équipes jusqu’aux individus.

Les équipes pédagogiques pourront-elles fonctionner avec l’idée de menace, de punition ? La science expérimentale s’arrêtera car les jeunes seront préoccupés par le souci de publier, publier, publier… Les frais d’inscription à l’Université finiront-ils par augmenter ? Les banques et les organismes d’assurances vont-ils entrer en jeu ? N’attendent-ils pas que ce système soit mis en place pour prendre du fric aux familles riches ? Serons-nous amenés à choisir les bons pauvres qui seront acceptés dans nos Universités et à en écarter les mauvais ?

Un autre problème est celui du comportement des medias face à ces changements. La connaissance est une valeur complètement discréditée dans notre société et par conséquent les journalistes ne s’y intéressent plus tellement, d’où un filtre médiatique installé sournoisement. La science en tant que découverte de connaissances nouvelles est sortie du champ culturel. Auparavant, la connaissance était un investissement, elle est de plus en plus prise en compte comme un coût !

Que faire pour s’en sortir mis à part des actions de résistance ? Que faire pour mieux accompagner les étudiants tout au long de leur cursus universitaire jusqu’à leur autonomie intellectuelle, symbole d’une vraie réussite dans leurs études ?

Avec quelques collègues nous nous sommes interrogés sur l’idée de parrainer trois étudiants chacun et de les accompagner de la première année jusqu’au Master.

Une autre idée est celle d’instaurer un dialogue de meilleure qualité avec nos étudiants. Il serait sans doute plus profitable que celui offert actuellement au travers de questionnaires assez stériles ne concernant que l’accueil du système LMD. Privilégier l’argumentation à la méthode des QCM : « cocher » la bonne case ou répondre par « oui » ou par « non ». Pour dire les choses autrement : faire dans le complexe plutôt que dans le simple.

Écrire à la main aux étudiants comme on avait l’habitude de le faire dans un passé rendu lointain par les nouvelles formes de communications (SMS, internet, …) afin de rendre les échanges moins impersonnels. Cette pratique pourrait se révéler instructive, constructive voir salutaire.

Considérer les étudiants comme des adultes peut s’avérer difficile dans un milieu où trop souvent le dialogue entre enseignants-chercheurs a du mal à se faire de façon attentive et constructive. En effet, les égocentrismes l’emportent souvent sur l’échange et ne permettent pas de bâtir une vraie communauté solidaire prenant en compte les différences de pensée et les talents spécifiques des uns et des autres. Ainsi, les adultes eux-mêmes participent – en dehors d’événements qui les rassemblent – à rendre le monde qui nous entoure de plus en plus morcelé.

Or, ce monde morcelé d’Alexandre est aussi le mien, est aussi le nôtre.

L’année de Terminale (triste dénomination pour évoquer la dernière année du lycée) prépare au Baccalauréat et non au supérieur, écrit Alexandre dans sa lettre. Il est bien probable que ceci se produit à chaque étape de la scolarité jusqu’au paradoxe de fin de cursus universitaire censé couronner des années d’apprentissages et permettre un accès au monde du travail. Je pense particulièrement aux étudiants préparant les concours d’enseignement CAPES et Agrégation.

On retrouve ce monde morcelé dans d’autres contextes du monde du travail où même pour chaque petite question il faut s’adresser au bon interlocuteur. Une personne a rarement toutes les informations que vous cherchez. On passe ainsi individuellement du temps à reconstruire une sorte de puzzle ou bien on jette l’éponge !

L’évanescence du conflit politique et social, la démission de certains intellectuels empressés de pouvoir et de reconnaissance, tout converge à créer un type d’être humain absorbé par la consommation et le plaisir de l’instant, un être débordé, tout à la fois cynique et conformiste. Ces élites oublient qu’elles sont responsables collectivement de la déperdition de l’esprit public et de la croyance en un destin collectif. La culture et le savoir deviennent des objets de consommation. Le monde ainsi pixelisé nous renvoie une image floue et angoissante.

C’est ce monde que les adultes proposent aujourd’hui à Alexandre. Pour lui, comme pour tous les jeunes, je voudrais un autre monde où la connaissance puisse retrouver une place centrale. Dans le cas contraire, comment la démocratie qu’on invoque si souvent pourrait-elle fonctionner ou même à la longue survivre ?

Venons-en au rappel des « faits » qui sont à l’origine de l’échange avec Alexandre. Dans l’interrogation du 16 décembre j’avais demandé d’étudier la loi a*b=a + b – 2 en tant que loi de groupe sur les entiers relatifs et demandé si Z muni de cette loi est un groupe. Je posais également la question de savoir si la fonction ln est ou non un isomorphisme de groupes.

Cher Alexandre,

Cet exercice (le premier – NdR) a été donné pour appliquer d’une façon très simple la « procédure » habituelle. A mon grand regret, je constate que vous faites dans le compliqué (il faut voir sa copie, il s’est lancé dans des calculs impressionnants – NdR), ce qui m’induit à penser que vous ne vous entrainez pas assez. Or, sans entraînement, — dès la première année — comment pensez-vous réussir vos examens ? Comprendre ce type d’exercices (ainsi que le suivant) est fondamental pour vous prouver à vous-même d’avoir suivi avec profit les cours universitaires et trouver la confiance nécessaire pour poursuivre les études au S2, S3, S4,… (S=semestre – NdR)

Ne vous découragez pas, mais réagissez en apprenant les cours, en faisant les exercices laissés par vos profs, en utilisant les annales, les livres de la grande Bibliothèque Universitaire, en travaillant avec vos camarades, en posant des questions à vos profs. A ce sujet, je tiens à vous rappeler que vous aviez (toute la classe en effet – NdR) le numéro de mon portable dont vous ne vous êtes jamais servi. Dommage. Pour vous, comme pour moi, car à travers vos questions j’apprends aussi. J’apprends quelles notions ne sont pas passées, à mieux expliquer celles plus difficiles à transmettre ; bref, à donner un sens à mon travail.

Celui-ci consiste en grande partie à vous apprendre des mathématiques, des techniques et un peu d’histoire de cette discipline. La qualité de mon travail dépend aussi du questionnement des étudiants. Sans exigence de votre part je peux avoir un sentiment de vide. Vous avez eu zéro à cette interrogation écrite ; moi, de mon côté, j’ai une sensation de vide : ce n’est pas mieux.

Dans l’attente de vous lire, veuillez agréer, cher Alexandre, mes voeux d’une studieuse année 2009.

Valerio Vassallo

Mr Vassallo,

Suite à votre lettre et aux questions que vous m’aviez posées, je vais essayer d’y répondre. Tout d’abord, le niveau de l’Université n’a rien à voir avec celui du lycée, on peut même dire qu’il s’agit de 2 mondes différents. C’est pour cela qu’à l’entrée de l’Université, j’ai eu besoin d’une période d’adaptation. La vision des maths à l’Université est différente de celle de la Terminale, elle y est bien plus complète et précise.

Cette année, la présentation des Maths 101 (« Fondements de l’Algèbre« – NdR) et Maths 102 ( »Fondements de l’Analyse » – NdR) me semble trop théorique. La démonstration théorique est au coeur des mathématiques tandis qu’en Terminale on se concentre plus sur des méthodes et des formules à appliquer sur des exercices ou des problèmes concrets. Les objectifs pédagogiques sont clairement différents. Actuellement, il me semble que la Terminale m’a préparé seulement au Baccalauréat et non supérieur. Les différences de méthodes et d’objectifs sont déroutantes pour un étudiant passant de la Terminale au supérieur.

Ensuite, comme vous l’avez proposé dans votre lettre, mes notes sont dues à un manque d’entraînement. Ce manque d’entraînement ne correspond pas à un manque d’intérêt pour la matière mais plutôt au fait que j’ai eu une importante autonomie dès l’entrée à l’Université. J’ai été habitué à un DM noté à faire toutes les semaines ce qui m’a permis d’obtenir un bon niveau en mathématiques et d’avoir une bonne note (16/20) en mathématiques avec maths comme spécialité au Bac.

En espérant que cette lettre vous ait permis de comprendre mon début difficile en S1 mais sans découragement pour le S2, je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes salutations distinguées.

Alexandre

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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Commentaires

  1. Secrétariat de rédaction
    janvier 27, 2009
    12h30