La lutte des castes

Tribune libre
Écrit par Pierre Colmez
Version espagnole
Publié le 25 novembre 2009

Dans les pays d’influence indo-européenne, le pouvoir est partagé entre les trois castes dirigeantes : la caste des intellectuels, celle des guerriers et celle des marchands. Ces trois castes ont des rapports au temps et au monde extrêmement différents et leurs pouvoirs respectifs varient grandement d’un pays à l’autre, ce qui donne une couleur différente à chaque pays (un peu comme les couleurs des affiches publicitaires qui sont obtenues en juxtaposant des taches des trois couleurs élémentaires). Par exemple, aux États-Unis la caste ayant le plus de pouvoir est celle des marchands, celle des intellectuels étant presque inaudible (au point que la culture y est une marchandise comme les autres). À l’opposé, la France s’est longtemps distinguée (la fameuse exception française) par la quasi-absence de la caste des marchands (l’École Normale et l’École Polytechnique datent de la révolution ; HEC n’a été créée qu’en 1881), mais c’est en train de changer comme en témoignent les castes d’inspiration des présidents successifs de la cinquième république 2Ce sera ma contribution au débat sur l’identité nationale…, la HEC-isation progressive de l’École Polytechnique ou la diminution programmée des mathématiques au lycée au profit de l’économie.

En mathématiques, la lutte des castes s’est longtemps cantonnée en une rivalité entre les intellectuels (maths pures) et les guerriers (maths appliquées), avec un avantage aux premiers jusqu’à l’arrivée des ordinateurs qui a permis aux seconds de se concentrer sur la partie modélisation (de loin la plus amusante) et de déléguer les calculs à un petit soldat particulièrement efficace. Plus récemment, la caste des marchands est entrée dans la lutte avec l’explosion des mathématiques financières.

Crédits images

Image à la une – Edgar Thurston and K.Rangachari, Public domain, via Wikimedia Commons

ÉCRIT PAR

Pierre Colmez

Directeur de recherche - CNRS - Sorbonne Université, Paris

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Commentaires

  1. Michelle Schatzman
    novembre 25, 2009
    11h17

    Ah, la théorie trifonctionelle de Dumézil ! A la vérité, je ne sais pas si cette théorie est largement acceptée de nos jours, mais peu importe, j’en resterai au niveau métaphorique.

    Je suis étonnée, mon cher Pierre, que tu voies les mathématiciens appliqués comme des pugnatores, des guerriers, car moi, je nous vois comme des laboratores, des paysans ou des ouvriers. Mon attirance personnelle pour les mathématiques appliquées a sans doute à voir avec mon goût pour les travaux manuels, et ce que j’y trouve de cambouistique, de terre-à-terre, de concret dur comme du béton, de contrainte extérieure incontournable.

    En effet, pour moi, la caractéristique essentielle des maths applis, en opposition aux maths pures, est que les questions de maths appliqués viennent d’ailleurs que de mon cerveau et des cerveaux de mes congénères matheux. Elles ont une origine en sciences de la matière, de la nature, de l’ingénieur, de la société, et les réponses ont vocation à retourner vers lesdites sciences.

    Une étape fondamentale est la réduction d’une question provenant d’ailleurs à un modèle mathématique, qui sera certes moins complexe que la question initiale, mais qui gardera l’essentiel de ses caractéristiques. En effet, un modèle n’est utile que s’il est traitable, mais il ne faut pas qu’il ait perdu sa saveur pour passer dans nos moulinettes.

    Bien sûr, moi aussi, je sais construire des modèles un peu modifiés par rapport à la contrainte du monde réel pour que ça marche ! Mais quand je dois diminuer à l’excès mes exigences de conformité à la contrainte extérieure pour permettre à mes techniques de fonctionner, j’ai le sentiment d’avoir quelque peu trahi l’ethos des maths applis.

    Mon but, lui, reste profondément un but d’ingénieur (que je ne suis pas) : il faut donner une réponse, et que cette réponse soit fiable. Bien sûr, étant mathématicienne, je choisis des questions susceptibles de donner lieu à des réponses mathématiquement intéressantes. Mais j’aime le cambouis, y’a pas à tortiller !

    Mais si les mathématiciens se répartissent en oratores, qui travaillent les questions provenant de leur propre cerveau ou de la collectivité mathématique, et en laboratores qui se trempent les mains dans une réalité pas toujours facile à représenter mathématiquement, qui va garder les enfants, ou plutôt, où sont les guerriers ?