Circonstances historiques
Le 10 juin 1854, à l’occasion de ses épreuves d’admission à la célèbre Université Georges Auguste de Göttingen, Bernhard Riemann (1826-1866), alors âgé de vingt-huit ans, défend oralement son Habilitationsvortrag, qu’il a intitulée :
« Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie 15 Uber die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen ». Paru en 1867 à titre posthume dans le tome XIII des Mémoires de la Société Royale des Sciences de Göttingen, ce texte a immédiatement inspiré de nombreux travaux mathématiques, notamment chez Dedekind, Gehring, Clifford, Helmholtz, Christoffel, Lipschitz, Beltrami, et d’autres. En 1898, il a été traduit en français par J. Hoüel. »
En Allemagne au dix-neuvième siècle, le diplôme d’habilitation est formellement requis pour être en mesure d’obtenir le statut de Privatdozent, c’est-à-dire de chargé de cours. Non rétribuées par l’université, ces positions sont néanmoins prisées ; le salaire afférent y dépend de la libéralité des étudiants qui assistent régulièrement aux leçons.
Au début des années 1850, on compte à Göttingen une dizaine de professeurs permanents disposant d’une chaire. Le 16 décembre 1851, Riemann avait soutenu en latin sa thèse de doctorat Inauguraldissertation consacrée aux fonctions d’une variable complexe 16Grundlagen für eine allgemeine Theorie der Functionen einer veränderlichen complexen Grössen, Théorie générale des fonctions d’une grandeur variable complexe., et le jury d’experts qui avait été consulté pour autoriser la soutenance était composé de sept « grands » professeurs : Gauss en mathématiques, Mitscherlich en rhétorique, Haussmann en minéralogie, Ritter en philosophie, Hoeck et Hermann en philologie classique, Waitz en histoire et Weber en physique ([remm1993]).
Aussi n’est-il pas étonnant que, dans un tel contexte d’universalité des compétences et de proximité des savoirs, Riemann ait dû prononcer, deux ans et demi plus tard pour l’habilitation, sa fameuse conférence d’épreuve Probevorlesung devant un auditoire majoritairement composé de non-mathématiciens, dans le cadre de ce qu’on appelle aujourd’hui un colloquium s’adressant en principe à tous les protagonistes de l’université.
Frustration d’historien des mathématiques : les archives de la Faculté philosophique de Göttingen n’ont conservé aucune trace concernant les rapports, les membres du jury, les discussions, les questions, ni pour la thèse, ni pour l’habilitation de Riemann. D’après Dedekind, les seuls éléments incontestables concernant les circonstances de l’habilitation qui ne relèvent pas du mythe post-mortem sont deux lettres de Riemann, la première écrite le 28 décembre 1853 à son frère Wilhelm au moment de fixer tout ce qui est inhérent à la soutenance17« Mon travail progresse raisonnablement : au début du mois de décembre, j’ai remis mon mémoire d’habilitation et je devais proposer à ce moment-là trois sujets pour l’épreuve orale, parmi lesquels la faculté devait en choisir un. J’avais préparé les deux premiers et j’espérais que l’un d’entre eux serait sélectionné : malheureusement, Gauss opta pour le troisième, et je suis à présent un peu pressé par le temps, car je dois encore le préparer. », et la seconde à ce même frère, le 26 juin 1854, deux semaines après la soutenance18« J’ai loué pour l’été une maison avec un jardin et, grâce à cela, ma santé ne m’a plus tourmenté. Ayant terminé, deux semaines après Pâques, une étude dont je ne pouvais pas venir à bout, je me suis enfin mis à ma conférence d’épreuve et je l’ai terminée vers Pentecôte. ». Maigre documentation, quand on pense à toutes les spéculations qui ont été suscitées dans l’imagination des géomètres depuis plus d’un siècle et demi.
Comme les règles universitaires l’exigent encore aujourd’hui en Allemagne, le candidat à l’habilitation se doit de proposer trois sujets distincts, afin de montrer au mieux l’extension thématique de ses travaux de recherche. Ainsi Riemann propose-t-il à la fin de l’année 1853 un sujet en Analyse, un sujet en Algèbre et un sujet en Géométrie, à savoir :
∙ un mémoire abouti sur les séries trigonométriques qu’il avait déjà achevé pendant l’automne19Ce mémoire ne fut publié à titre posthume qu’en 1868, par les soins de Dedekind. ;
∙ un travail sur les intersections entre deux courbes planes du second degré 20 Uber die Auflösung zweier Gleichungen zweiten Grades mit zwei unbekannten Grössen », texte absent des Gesammelte Werke. ;
∙ une réflexion générale sur les fondements de la géométrie.
Dans sa courte biographie([ded1892]), Dedekind a écrit que Gauss aurait sélectionné le troisième sujet en dérogeant à la convention académique habituelle de choisir le premier, parce qu’il était curieux de voir comment un si jeune mathématicien pourrait traiter une question qui demande tant de maturité scientifique. Remmert a reproduit le rapport de Gauss, écrit en calligraphie pré-sütterline, sur la dissertation inaugurale de Riemann de 1851 ; Gauss y appréciait déjà l’« indépendance productive et louable » rümliche productive Selbstthätigkeit de Riemann.
Mais d’après Laugwitz ([laug1999]), le premier sujet proposé était thématiquement trop proche de la thèse de Riemann ; le contenu du second est probablement apparu assez évident à Gauss ; de telle sorte que les professeurs concernés, se fiant à l’expertise de Gauss, ne pouvaient qu’être conduits à sélectionner le troisième sujet sur la géométrie.
Il y a des raisons de penser que Riemann, en prenant le risque de proposer un travail qui n’était que potentiellement en gestation, avait l’intention de s’exposer à la contrainte, dans un cadre institutionnel, de rédiger ses idées nouvelles qu’il jugeait fondamentales, bien qu’inachevées. En vérité, sur le moment, Riemann ne semble pas avoir été tellement préoccupé par cette tâche supplémentaire, étant donné qu’après avoir programmé une soutenance vers la fin de l’été 21Au printemps 1853, Gauss se plaignait dans une lettre à Alexander von Humboldt de douleurs à la poitrine et au gosier, d’essoufflements, de palpitations et d’insomnie. Un an plus tard, son état s’était aggravé. Le vendredi 9 juin 1854, il apprend que Riemann a officiellement déposé son texte, et il fixe la conférence au lendemain., il ne s’y est consacré à plein temps qu’après Pâques 1854. En fait, durant l’hiver 1854, il reprend ses recherches sur les relations entre l’électricité, le magnétisme, la lumière et la gravitation 22Dans sa lettre du 5 février 1854 à son frère Wilhelm (no. 65, [neue1981a] p. 109), Riemann exprime clairement quelle est sa direction de recherche principale à cette époque-là : « Ich hatte gleich nach Ablieferung meiner Habilitationsschrift wieder meine Untersuchungen über den Zusammenhang der Naturgesetze fortgesetzt, und mich so darin vertieft, da\ss ich nicht davon loskommen konnte. », tout en travaillant comme assistant de Weber à l’institut de physique mathématique. Malheureusement, le mauvais temps hivernal et une crise de surmenage le conduisent à la maladie—il était hypocondriaque et il souffrait régulièrement de la fragilité de ses poumons—, ce qui le contraint à interrompre ses travaux pour se reposer à la campagne. Ayant recouvré la santé, il rédigera donc sa conférence d’épreuve du lundi de Pâques au lundi de Pentecôte, en sept semaines environ23Le programme de travail de Riemann a certainement connu des alternances complexes que la biographie précieuse [ded1892] de Dedekind (cf. aussi [bell1939] et [tazz2002] était naturellement dans l’incapacité de reconstituer, puisque dans sa lettre du 5 février 1854 publiée par Neuenschwander ([neue1981a], p. 110), Riemann confie à son frère : « Seit acht Tagen geht es mir nun wieder besser, die Probevorlesung, die ich beim Colloquium halten soll ist halb ausgearbeitet, und Dein Brief und der Gedanke an Dich sollen mir ein Sporn sein, mich durch nichts wieder von dieser Arbeit abbringen zu lassen. ».
Appréciations d’universalité
Newman ([new1956]) qualifie d’« impérissable » ce discours d’habilitation, qui rayonne encore d’une puissance philosophique et mathématique singulière. C’est aussi l’un des très rares exemples d’accession, en mathématique, au statut de classique intemporel24En littérature et en philosophie, la fréquentation régulière et l’étude exégétique du corpus classique font partie intégrante de la formation spécialisée ; tel n’est pas le cas en mathématiques..
Dans son essence même, l’ Habilitationsvortrag de Riemann est en effet un chef-d’œuvre remarquable d’inachèvement et d’ouverture ; de par les conséquences multiples qu’elle recèle, elle a eu en effet une influence déterminante quant au destin de branches mathématiques neuves qui devaient être développées ultérieurement, telles que par exemple : les fondements de la géométrie, la topologie, la géométrie différentielle, la géométrie riemannienne ou finslérienne, etc.
Toutefois, même si les considérations de Riemann sont apparemment très accessibles à la lecture et semblent avoir été dictées par une langue philosophique universelle et intemporelle, elles renferment nombre d’affirmations énigmatiques ; et comme ces affirmations remarquables ne sont pas justifiées par des démonstrations mathématiques, elles ont aiguisé la sagacité des géomètres pendant des décennies. Sans concession, Sophus Lie commentera les zones de pénombre qui touchent à cette théorie entièrement nouvelle des groupes continus de transformations, théorie que Riemann ne possédait manifestement pas, et dont Lie allait faire l’œuvre monumentale de sa vie.
On peut s’imaginer néanmoins que Riemann a étayé par des recherches analytiques rigoureuses la plupart des propositions qu’il énonce seulement dans un langage conceptuel, eu égard au devoir qu’il avait vis-à-vis de son auditoire d’user au minimum d’un appareil technique25Seules les quatre courtes pages de la seconde et dernière partie de la Commentatio mathematica, qua respondere tentatur quaestioni ab IIIma Academia Parisiensi propositae ([riem1892]), dévoilent quelques calculs elliptiques en relation avec la définition de la courbure sectionnelle qui apparaît dans l’habilitation. Ce manuscrit de 1861 ne fut pas publié car le prix de l’Académie de Paris proposé en 1858 n’a finalement pas été attribué à Riemann. Depuis les travaux de Lipschitz et de Christoffel, les calculs visionnaires (et cryptiques) de Riemann peuvent être interprétés comme associant aux quantités de courbure sectionnelle introduites par Riemann une certaine forme bilinéaire symétrique sur l’espace des 2-plans infinitésimaux qui est aujourd’hui appelée tenseur de Riemann-Christoffel et dont la connaissance recouvre tous les invariants locaux de la métrique..
Grâce à sa pénétration conceptuelle, ce texte allait donc devenir une source d’inspiration récurrente dans le dernier tiers du 19ième siècle—et aussi à la charnière du 20ième—, au moment où la clarification et l’approfondissement des concepts fondamentaux s’affirmaient comme l’une des tendances dominantes en mathématiques. Ainsi, faudra-t-il attendre les travaux de Dedekind, Gehring, Clifford, Helmholtz, Christoffel, Lipschitz, Beltrami, Frobenius, Lie, Killing, Engel, Ricci-Curbastro, Levi-Civita, Schouten, É. Cartan et d’autres pour mesurer l’ampleur des développements inattendus que ces idées à peine esquissées contenaient en germe.
Assembler l’inachevé
C’est certainement la citation que Riemann a choisi de mettre en exergue à ses Fragmente philosophischen Inhalts 26—publiés à titre posthume en 1876 dans ses Gesammelte Mathematische Werke—qui caractérise le mieux sa propre position dans ses travaux scientifiques 27En 1840, Riemann quitte la maison familiale à Quickborn pour entrer au lycée à Hanovre. C’est à ce moment-là que débute sa correspondance régulière avec sa famille.
Neueunschwander ([neue1981a], p. 90) qui a transcrit des lettres inédites signale que Riemann avait déjà en ce temps-là de la peine à mener ses compositions à bonne fin, parce qu’il rejetait continuellement ce qu’il avait déjà écrit. :
« Ne rejetez pas avec mépris les présents que j’ai rassemblés pour vous avec dévotion avant de les avoir compris. » Lucrèce, De Natura Rerum
Plus de la moitié de l’œuvre fascinante de Riemann est en effet constituée de travaux qu’il jugeait inaboutis et qu’il s’est refusé, pour cette raison, à publier28Autre exemple dans le domaine de la création littéraire, analysé par Roland Barthes ([bart2003], p. 343) : « Flaubert (1871, 50 ans) : `Comme si de rien n’était, je prends des notes pour mon Saint Antoine [ce sera la troisième version], que je suis bien décidé à ne pas publier quand il sera fini, ce qui fait que je travaille en toute liberté d’esprit’ [Lettre à Ernest Feydeau, 8 août 1871] ; problème bien énoncé […]. `Ne pas publier’, sorte de figure mi-rhétorique, mi-magique, utilisée par beaucoup d’écrivains. ». D’un point de vue philosophique, la règle riemannienne de direction de l’esprit consiste donc à rassembler des éléments qui ne sont pas compris, à formuler des questions réflexives les concernant, à renverser les interrogations spéculatives, à désigner les questions non résolues. Comme Socrate, Riemann exprime qu’il ne sait pas ; cet état de fait qui est impersonnel et universel, le mathématicien doit l’accepter, puisqu’il fait partie intégrante de l’essence même des mathématiques.
Une telle posture générale s’apparente donc plus à une volonté d’ignorance qu’au doute systématique de Descartes, à ceci près que la volonté d’ignorance, en mathématiques, ne peut pas être une aporétique de principe comme l’est la maïeutique socratique, puisqu’elle doit déboucher à terme sur des propositions rigoureuses, sur des théorèmes, sur des connaissances adéquates. Analyser la métaphysique des mathématiques que nous a léguée Riemann, c’est d’une certaine manière entrer dans une topologie de l’ouverture acceptée de la pensée.
Bibliographie
Barthes, R. : La préparation du romain, I et II, Cours et séminaires au Collège de France (1978—1979 et 1979—1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Seuil, Paris, 2003, 478 pp.
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Bell, E.T. : Les grands mathématiciens, traduit de l’anglais et préfacé par A. Gandillon, Payot, Paris, 1939.
Dedekind, R. : Bernhard Riemann’s Lebenslauf, in [riem1892]
, pp. 541—558.
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Laugwitz, D. : Bernhard Riemann, 1826—1866. Turning points in the conception of mathematics, traduit en anglais par Abe Shenitzer, Birkhäuser, Basel, 1999.
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Neuenschwander, E. Lettres de Bernhard Riemann à sa famille, Cahiers du Séminaire d’Histoire des Mathématiques, 2 pp. 85—131, Inst. Henri Poincaré, Paris, 1981.
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Newman, J.R. : The world of mathematics, vol. 1, New York, Simon & Schuster, 1956.
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Remmert, R. : The Riemann-file Nr. 135 of the Philosophische Fakultät of the Georgia Augusta at Göttingen, Math. Intelligencer 15 (1993), no. 3, 44—48.
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Riemann, B. : Œuvres mathématiques, traduites en français par L. Laugel, Gauthier-Villars, Paris, 1898. Réédition J. Gabay, Paris, 1990.
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Riemann, B. : Gesammelte mathematische Werke und Wissenschaftlicher Nachlass, édité avec l’aide de R. Dedekind et H. Weber, Leipzig, Teubner, 1876 ; 2ème édition par H. Weber, 1892.
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Tazzioli, R. : Riemann, le géomètre de la nature, Les génies de la science, no. 12, Pour la Science, numéro spécial, août-novembre 2002.
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