Dialogues de sourds

Recension
Publié le 7 mars 2010

Dans le livre de Boris Cyrulnik, « Autobiographie d’un épouvantail » (Odile Jacob, 2008), que je viens de lire, le titre d’un sous-chapitre attire immédiatement l’attention parce qu’il utilise d’une manière surprenante un terme mathématique : « Le trauma, un attracteur étrange » (p.37). Le trauma, c’est le choc qui cause un traumatisme. Comment un choc pourrait-il être un attracteur ?

Le premier réflexe est de lire les pages voisines. Page 38 on trouve ceci : « Pour un psychisme humain, le chaos correspond à la déchirure traumatique et la résilience répond aux remaniements du système. Les nouveaux déterminismes, les “attracteurs étranges” mis en place lors du chaos sont imprévisibles ». Après « attracteurs étranges », une note renvoie à René Thom, « Halte au hasard, silence au bruit », Le Débat n°3, Paris, Gallimard, 1980.

« Lors du chaos » : le chaos serait-il pour Cyrulnik une sorte d’événement instantané ? C’est tout le contraire de la façon dont le voient les scientifiques : un phénomène qui se manifeste sur le long terme. Pour en savoir plus, lire l’article d’Etienne Ghys sur ce site.

La référence à Thom, l’homme de la théorie des catastrophes, n’était pas un hasard, car page 36 on peut lire « Un tel raisonnement utilise la notion de catastrophe et non pas celle de désastre, car le chaos momentané a remanié le système et réorganisé une autre manière de vivre ». Le chaos et la catastrophe sont ici utilisés comme quasi-synonymes, alors que les notions complexes, issues des mathématiques, qu’ils désignent n’ont pas grand chose à voir entre elles.

Charabia, résultant d’une méconnaissance totale de la théorie du chaos ?

Oui, si on pense de façon purement mathématique. Cyrulnik ne fait pas de différence entre les mots « chaos » et « catastrophe » ; « chaos » est utilisé à contre-sens pour désigner le choc brutal qui remet en cause l’organisation psychique d’un individu. Dans la première phrase citée, il y a une distinction entre « chaos » et « attracteur étrange », distinction qui disparaît dans le titre du sous-chapitre, où on a l’impression qu’« attracteur étrange » a été substitué à « chaos » parce que ça sonne mieux. Cyrulnik n’a pas l’air d’imaginer qu’un attracteur peut ne pas être étrange. La notion même d’attracteur lui paraît suffisamment exotique pour que n’importe quel attracteur soit étrange intrinsèquement. En bref, il utilise les mots des mathématiciens d’une manière métaphorique qui fait fi de toutes les règles qui s’imposent aux mathématiciens.

Expliquons d’abord tant bien que mal ce que Cyrulnik veut dire. Il n’est pas question de mathématiques. Il est psychiatre, et son livre vise à faire comprendre à un large public l’idée de résilience : lorsqu’une personne a subi un choc psychologique grave, qui remet en cause son fonctionnement psychique antérieur ou, s’il s’agit d’un enfant, la constitution de sa personnalité, plusieurs choses peuvent se produire. Ou bien l’effet négatif du choc subsiste durablement, et notre individu se fige dans une attitude qui ne lui permet pas d’atteindre un équilibre satisfaisant dans son milieu de vie ; ou bien il trouve en soi des ressources lui permettant de digérer le choc, au besoin en modifiant sa façon de fonctionner, et c’est ce phénomène (ou peut-être cette faculté) qu’on appelle résilience.

J’ai fait au début comme si je me moquais de Cyrulnik et de sa manière d’utiliser un vocabulaire que les mathématiciens considèrent comme le leur. Ce ne serait pas juste de se moquer, et je n’ai pris cette attitude que pour montrer jusqu’où peut aller le dialogue de sourds quand un non-spécialiste s’empare de termes spécialisés pour leur faire dire ce qui lui convient. Après tout, « catastrophe » et « chaos » ont été empruntés au vocabulaire courant, et seul le mot « attracteur » est un néologisme scientifique. Tous sont dans le domaine public, ce qui veut dire que chacun est en droit de les utiliser à son gré pour leurs résonances métaphoriques, sans avoir à les comprendre à la manière d’un spécialiste.

Après tout on voit où Cyrulnik veut en venir. Les mots qu’il a empruntés au vocabulaire mathématique avec de multiples confusions et faux sens font pourtant image. Le seul reproche mineur qu’on puisse lui faire, c’est de laisser son lecteur penser que l’arrière-plan scientifique justifie l’usage qu’il fait des trois expressions, alors qu’il n’en est rien. Lui-même ne le croit probablement pas, la liberté avec laquelle il en use paraît en témoigner.

Pensons donc à l’expression « le plus petit commun diviseur », qu’on trouve quotidiennement dans les journaux et qui prétend se référer aux mathématiques. Pour voir qu’elle n’a aucun sens, il suffit de comprendre ce que sont les facteurs d’un entier. Et pourtant, elle en a un puisqu’on comprend tout de suite ce que l’auteur a voulu dire.

Tout ce que cela dit, c’est que les significations changent d’un lecteur à l’autre ; et même parfois pour une seule personne : une matheuse, un matheux ne lit pas la même chose suivant qu’il ou elle est dans l’exercice de son métier ou réagit en tant qu’homme ou femme de la rue. Tant pis. On se gardera seulement de voir, dans ces passages du livre de Cyrulnik, des exemples d’applications des mathématiques !

ÉCRIT PAR

François Blanchard

Directeur de recherche - CNRS

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Commentaires

  1. Secrétariat de rédaction
    mars 7, 2010
    11h29