Film : DOMAINE de Patric Chiha avec Béatrice Dalle et Isaïe Sultan

Tribune libre
Publié le 1 mai 2010

Un film récent décrit une mathématicienne. Quelle image nous renvoie-il ?


Images des mathématiques vise à donner une vue de notre domaine hors de son champ. Bien sûr l’objectif symétrique existe et nous pouvons nous demander comment nous mathématiciens sommes perçus par la société et qui mieux qu’un jeune metteur en scène dont c’est le premier long métrage peut nous renvoyer cette image ? Ce jeune réalisateur s’appelle Patric Chiha et nous propose un film intitulé Domaine 4Site du film où l’on suit le cheminement de Nadia (Béatrice Dalle) une mathématicienne dont on sent qu’elle a eu aimé les mathématiques plus que tout et que le désenchantement l’a gagnée, comme l’ont atteinte la panne d’inspiration et la difficulté de concentration sans laquelle il n’y a plus véritablement de maths. Pour Nadia c’est la lente descente aux enfers et l’on découvre avec Pierre (Isaïe Sultan), son neveu et complice, qu’elle sombre dans l’alcool 5A ce propos, on peut citer ce qu’écrit Norbert Wiener dans son autobiagraphie I am a mathematician, MIT Press 1956. La mort de Carleman a été particulièrement tragique, parce qu’elle avait un caractère typiquement scandinave, familier pour ceux qui connaissent les pièces d’Ibsen ou de Strinberg. En effet, il est mort de boisson — non pas cette boisson sociale qui conduit si souvent à la ruine dans notre milieu — mais cette dipsomanie frénétique et passionnée qui est une maladie courante, même dans la meilleure société des pays scandinaves. Durant le colloque [à Nancy] il était souvent un peu ivre et plus tard à Paris, je l’ai vu arriver dans l’appartement de Mandelbrojt pour demander une avance sur ses frais d’invitations : l’œil rouge et une barbe de trois jours..

Ce film est attachant car il sort de l’image hollywoodienne du mathématicien excentrique ou délirant. Nadia n’est pas folle, elle est consciente de sa déchéance et en souffre. Dans son comportement, elle mêle romantisme et rébellion et toute fantasque qu’elle soit reste profondément humaine et proche de nous.

Nadia

Domaine donne donc une image correcte et réaliste des mathématiques, des mathématiciennes et des mathématiciens, même si cette image est un peu sommaire et surtout très mélancolique. Avons-nous, nous mathématiciens, des idées aussi noires ? Nadia insiste sur la beauté des mathématiques dans lesquelles elle dit voir la quantité et l’ordre. Si j’étais méchant, je dirais que si elle ne voit que cela c’est un peu déprimant, mais en fait, on sent que pour elle c’est un idéal de pureté et d’absolu qui aujourd’hui lui échappe. La deuxième partie du film se passe dans des paysages autrichiens sublimes, très bien filmés (Chiha est franco-autrichien) et bien sûr le film parle aussi des mathématiques autrichiennes représentées par celui qui est le plus connu d’un public large : le logicien Kurt Gödel et son intrigant théorème d’incomplétude. A son propos mon cœur balance. En tant que logicien, je me réjouis évidemment que ce théorème profond soit présenté par Nadia (alias Béatrice Dalle), mais le film n’échappe pas aux approximations (hélas souvent entendues ici ou là) comme quoi le théorème d’incomplétude nous dirait, comme l’affirme John le chanteur, qu’il y a des faits mathématiques dont on ne saura jamais s’ils sont vrais ou faux. Non le théorème de Gödel nous dit qu’il y a des propositions vraies que l’on ne pourra jamais démontrer, ce qui est un peu différent. Plus fouineur encore, j’aurais aimé savoir quel type de mathématiques Nadia a pratiqué. On devine qu’elle a fait de la logique, mais quand désabusée elle jette ses brouillons (des vrais brouillons de maths), cela ressemble à de l’analyse où j’ai cru reconnaître des produits scalaires. Sur la pratique mathématique de Nadia, on se pose aussi des questions. Travaille-elle à l’IMB ou au LABRI 6L’action se passe à Bordeaux ? Qui rencontre-elle ? Bref autant de questions de spécialistes qui sont sans réponse, mais sont-elles essentielles ?

ÉCRIT PAR

Pierre Lescanne

Professeur émérite - ENS Lyon

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