Notes de lecture : La rigueur même (Didier Nordon)

Recension
Publié le 13 juillet 2011

Si les lecteurs d’Images des Mathématiques ne connaissent pas encore Didier Nordon, ses livres, son bloc-notes dans Pour la Science, ou le mathématicien défroqué (comme il se qualifie lui-même), une bonne occasion de le découvrir est de lire l’un de ses ouvrages récents, intitulé La rigueur même et autres nouvelles mathématiques (Éditions Hermann, 2010).

Ce livre réunit une dizaine de nouvelles parues dans Quadrature ou dans Tangente qui raviront les lecteurs… même non-mathématiciens (j’ai failli écrire… surtout non-mathématiciens, mais cela aurait été une injure ou au moins une injustice et pour l’auteur et pour l’humour des mathématiciens ou de certains d’entre eux).

Bulle : Ne soyez pas jaloux ! 2 et 3 sont aussi premiers…

La première nouvelle Cycles se compose de cinq chapitres. Cycle court ou le comportement obtus voire exaspérant des ordinateurs ; Cycle long parle de la souffrance d’un homme qui vit sous une dictature désireuse de restaurer le niveau culturel de ses sujets et qui est emprisonné de longues années pour avoir répondu « je ne sais pas, je ne me souviens plus » lorsque sa femme lui demande à brûle-pourpoint dans la rue si une immersion fermée de préschémas formels localement nœthériens est ou non un morphisme séparé ; Cycle très long sur l’oubli successif des démonstrations du théorème de Fermat (« pont aux ânes de l’arithmétique » depuis l’aube de la civilisation néandertalienne, puis « Sublime Trouvaille de Meskalamdug, roi d’Ur et Prince des Mathématiciens » vingt-cinq siècles avant l’ère chrétienne, « démonstration effroyablement compliquée » par Andrew Wiles, quatre démonstrations différentes écrites sur le sable et donc perdues à la marée montante entre l’an 4000 et l’an 7000, avant la disparition de la vie sur la Terre et l’apparition de traces de vie sur d’autres planètes, et une démonstration par un habitant de Mars quelques millions d’années plus tard, puis bien longtemps après sur Aldébaran), chacune évidemment considérée comme la première… ; Cycle économique avec ses collectionneurs de théorèmes d’existence et d’unicité dont la valeur fluctue comme celle de vulgaires actions cotées à la Bourse ; et Cycle terminal sur la peur superstitieuse provoquée par les nombres entiers et certaines de leurs propriétés aux qualificatifs « officiels » inquiétants (un nombre entier peut être premier, parfait, joyeux, insolite, vampire…).

On aimera la nouvelle policière (comme il y a des romans policiers), dont la chute est un jeu de mots que n’aurait pas désavoué Lacan, ou les nouvelles oulipiennes intitulées « Du caractère universel des mathématiques », « Le roi Iorel », « Le mauchecar de la combinoraticienne » ou encore « Les parties des mathématiques ».

Ma nouvelle préférée dans ce recueil est sans doute la nouvelle intitulée La rigueur même : un mathématicien professeur d’université au plus haut niveau de carrière découvre une erreur qui entache plusieurs de ses travaux et il demande donc… à être rétrogradé ! Comment mieux se moquer du lien entre pseudo-évaluation et carrière académique et autres idéologies des salaires dits « au mérite » (sic), dont l’époque actuelle montre à l’envi les dérapages, qu’en les poussant à l’extrême, et en insistant pour qu’ils jouent dans les deux sens, promotion et rétrogradation ? Dans cette nouvelle on soutient une antithèse pour être déchu du titre de docteur, et les respectables collègues montent et descendent dans la hiérarchie comme des ludions ridicules au gré de leurs découvertes mais aussi des erreurs même minimes repérées dans leurs travaux. Je ne résisterai pas à citer la dernière phrase de cette nouvelle édifiante : « Finalement les mathématiciens se rabattirent sur le seul moyen qui les assurait de ne pas publier d’article faux : ils renoncèrent à tout jamais à écrire la moindre ligne de mathématiques. »

ÉCRIT PAR

Jean-Paul Allouche

Directeur de Recherche émérite - CNRS - Institut Mathématique de Jussieu-PRG

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