La reine des sciences : seule dans son château ?

Débat

Quelques pistes pour sortir la reine de son isolement...

Publié le 18 avril 2018

Chers lecteurs, Chères lectrices,

Suite à un échange intéressant autour d’un repas au restaurant universitaire avec Jean S., un collègue géographe, je lui posais des questions autour de son métier et son avis autour d’une « illumination » que j’avais eue le matin même, à savoir d’un parallélisme entre l’activité du géographe ou du géologue et celle du professeur de mathématiques.

J’ai donc demandé à Jean S. de me dire un peu plus sur son travail. J’ai eu la possibilité de connaître ces deux métiers car ma première fiancée italienne (eh oui, les sentiments toujours les sentiments, sont de la cendre jamais éteinte) baignait dans ce métier. Et bien sûr je la regardais, car elle me plaisait, mais je la regardais aussi agir dans son environnement professionnel : le département de géologie de l’université de Rome.

Voici la réponse de Jean à mon questionnement : « Nous abordons bien l’objet (ou plutôt les objets) géographique(s) par la théorie et l’épistémologie. Dans un deuxième temps, et idéalement notre tableau est concrétisé par le terrain (en quelque sorte ce terrain est pour nous l’équivalent du tube à essai des chimistes) et nous y observons concrètement les objets de la géographie (comme le paysage ou l’organisation spatiale des phénomènes) et dans un troisième temps nous faisons réfléchir les étudiants à partir de leurs observations. Nous leur demandons alors de problématiser leurs observations et de nous présenter leurs réflexions sous forme de reportage (vidéo ou poster scientifique). »

Dans un mail à Jean je lui ai décliné mes centres d’intérêt : les laboratoires de mathématiques à la Borel-Castelnuovo-Kahane et le regard, afin d’améliorer l’enseignement des mathématiques et l’image de notre discipline dans l’espoir qu’un jour elle soit davantage aimée par le grand public comme celui-ci peut aimer le cinéma, la peinture, la sculpture, la littérature…

J’avais écrit à Jean que lorsqu’on regarde un tableau, comme le font les historiens de l’art par exemple, nous sommes amenés à formuler des observations sur ce que l’on voit et à mobiliser des connaissances. On affine l’observation, on se familiarise avec le tableau et on finit par s’y attacher comme s’il était sorti de nos pinceaux ou presque.

Le professeur de mathématiques ou le chercheur en mathématiques a la même démarche : il observe une configuration géométrique, une formule… puis, grâce à des connaissances, cherche à « faire parler » la configuration géométrique, la formule, etc. comme les historiens de l’art tentent de « faire parler » les tableaux. Le professeur finit par s’attacher au théorème, à la configuration, à la formule… comme s’ils étaient sortis de sa plume ou presque.

Toutefois, les professeurs ne poussent pas assez, ou pas du tout, à mon avis, les élèves à « faire parler » les objets mathématiques ! D’où, en partie, les causes de beaucoup de blocages et, hélas, même une aversion pour les mathématiques.

Les coupables nous les connaissons bien : les programmes et le temps. Il faut faire vite ! On finit donc par faire vite et… mal ? C’est comme manger une assiette de bonnes lasagnes sans les déguster ou boire vite un délicieux verre de Bordeaux ! On oublie ainsi les lasagnes, les Bordeaux… et on mange et l’on boit car il est dans nos habitudes de manger et de boire.

Même les mathématiciens ont une conception de la beauté mathématique et ils y tiennent ! Des études récentes montreraient même que le plaisir à regarder une œuvre d’art et celui à regarder une belle formule mathématique mobiliseraient les mêmes zones du cerveau. Toutefois, la reine des sciences serait-elle seule dans son château ? Triste sort !

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Je me suis alors dit que les professeurs de mathématiques devraient davantage imiter dans leur pratique les professeurs de géologie ou géographie ; plus précisément aborder les mathématiques au moins sous les aspects suivants :

  • les cours théoriques pour poser les bases mais aussi pour connaître l’histoire de la discipline et l’évolution des idées exposées ;
  • faire manipuler les élèves : ficelles, Légo, pailles, carton… sont des outils très riches pour sentir les phénomènes mathématiques qu’ils seront amenés à modéliser avec les outils formels (périmètre, aire, volume, la continuité des fonctions, les dérivées, les primitives…) et pour forger l’intuition en cas de manque ou la renforcer ;
  • le regard (cf. plus haut) : nous passons très peu de temps à contempler les figures, les configurations, les formules, alors que le mot même « théorème » signifie : contempler, observer…

Une sorte d’indifférence gagne les esprits des professeurs (pas tous, bien entendu !) et contamine, pour ainsi dire, les esprits des élèves qui ne trouvent pas de sens dans les notions mathématiques enseignées en les absorbant seulement de façon théorique. Je crois que l’on peut très bien enseigner une discipline sans vraiment l’aimer.

Nous, les professeurs de mathématiques, avons-nous tout faux ?

Qu’en pensez-vous chers lecteurs, chères lectrices ?

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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Commentaires

  1. Denis Chadebec
    avril 19, 2018
    8h58

    Voici une lettre écrite à une collègue de mathématiques suite à sa question.
    « J’ai besoin de vos vécus,
    Auriez-vous des exemples de productions d’élèves qui traduiraient une incompréhension des attentes scolaires lors d’un travail donné : erreur de compréhension, sous-entendus non identifiés, langage inadapté etc…
    Ainsi que des exercices qui induisent ce type de problèmes. Merci par avance »
    Et ma réponse.
    Des productions d’élèves, hélas, depuis ma retraite en 2009, je n’en ai plus.
    Mais une expérience pénible, oui, elle a durée toute ma carrière. J’ai déjà écrit à MathLyc que les productions ont été le grand échec de ma vie professionnelle, échec dont l’identification des causes n’eut lieu qu’après le couperet de la retraite, ce qui est un double scandale.
    Scandale personnel : pourquoi ais-je mis si longtemps pour comprendre ?
    Scandale d’État : pourquoi les formateurs de maîtres ne nous ont jamais informés des secrets des processus d’apprentissage ?
    Pourquoi ce sont les élèves en difficulté par leurs demandes rarissimes d’aide qui m’ont mis sur la voie en soutien scolaire en ville, et personne d’autre ?

    Je vais choquer : aucun sujet de production scolaire n’induit les problèmes évoqués dans votre question. Pas même les prérequis non acquis : il suffit de les traiter tranquillement comme si ils faisaient partie des nouveautés du jour.

    Lisez cette anecdote révélatrice du problème et de sa solution.
    Le sujet de l’exercice était court et simple, du genre transformer la formule d’addition de deux quotients.
    Effectivement, il ne commence pas, n’écrit rien, ne dit rien. Et mes arguments variés n’y faisaient rien. Les parents attendaient un résultat (oui, je ne reste jamais seul dans un logement avec un élève) et il me fallait improviser. Non, cette fois-là, pas question de quitter ce domicile en état d’échec.
    Alors je dis « C’est comme sur un devoir de français : ce que le maître juge, c’est la qualité de l’ expression de ce que tu penses, et non ce que tu penses qui est jugé et évalué. On est en mathématiques, oui. Mais ce qu’on attend de toi, c’est l’expression de ce qui penses de ces deux fractions et de l’opération et du rapport avec ce qu’on t’a dit en classe dans un de tes cours. Alors je dois te laisser en paix. Je ne regarde pas ce que tu fais ». Je me lève pour causer un brin avec les parents discrètement dans une autre pièce du logement, attendant l’appel de l’élève. Il m’appela après quelques minutes : j’ai lu et constaté que la réponse est exacte.

    Pendant qu’il faisait l’exercice, je n’ai pas évalué. Quand il m’a appelé, j’ai évalué. C’est comme çà que j’avais neutralisé ce facteur d’inhibition du travail scolaire.
    J’ai lu dans un ouvrage de pédagogie que les temps apprentissages et les temps d’évaluations doivent absolument être séparés. Les premiers doivent être du plaisir, les seconds de la responsabilisation.

    Être soi, rechercher dans ses souvenirs ou dans le cahier de cours ou le manuel, ou encore sur la Toile exige ou a exigé pour chacun de nous le franchissement d’un seuil. Avant on ose pas, après on ose toujours : c’est une libération soudaine, comme si les exercices et devoirs tissaient des réseaux logiques croissants en nombre et en étendue qui en un instant donné se connectent entre eux comme une percolation. L’échantillon de sujets des productions scolaires est naturellement limité, et pourtant une fois le seuil franchi on devient capable d’entreprendre des recherches de résolutions dans une infinité de domaines jamais vus à l’école.
    Les évaluations scolaires devraient avoir comme unique objectif de montrer si ce seuil a été passé ou pas.

    Je vous invite à lire cette anecdote révélatrice d’une autre cause d’inhibition du travail scolaire.
    Un jour, dans un magasin, j’ai croisé un père d’adolescent très inquiet. Son fils refusait de faire un exercice d’application immédiat de la formule E = 1/2 m v² de calcul d’une énergie cinétique. Il était en troisième. Le père qui le croyait d’une intelligence normale (et il avait raison) en était ébranlé. Je que je fis avec le jeune homme, c’était conter dans les grandes lignes l’histoire de la genèse du concept d’énergie avec usage de mathématiques de collège, sans dire un mot sur l’exercice. Après dix minutes, le petit calcul qu’il écrivait tombe sur la formule. Il eut une réaction forte : se dresser sur son siège fier de lui. On se sépara, toujours sans s’intéresser à l’exercice. Après, il n’avait plus eu besoin d’aide.
    Ce que démontre cette historiette, c’est chez les enfants et adolescents l’envie de savoir comment l’a-t-on su* ?
    C’est vrai pour toutes les théories mathématiques, pour toutes les lois de la physique, pour toutes les modélisations de notre monde et pour tous les élèves au point que les mauvais élèves, çà n’existent pas*, mais les élèves frustrés de ne pas savoir et qui en souffrent sont légions. Ne pas savoir comment on l’a su* est le deuxième plus puissant facteur d’inhibition de travail scolaire.

    Je termine en écrivant que si tant d’élèves n’ont pas confiance en eux, c’est souvent parce que nous les maîtres ne leur faisons que trop rarement confiance en leur intelligence propre. Et qu’en conséquence, trop souvent on évite les démonstrations complexes, on entre en classe dans le doute du succès de la séance, doute qui se communique instantanément chez les élèves avant les premiers échanges avec eux (les psys appellent cela l’effet Pygmalion). Or, à condition bien sûr que chaque détail soit compris, quand un élève commence à suivre, il ne s’arrête plus : la complexité n’inhibe pas, mais excite*. Quant au vocabulaire, jamais la définition d’un mot nouveau spécifique n’a freiné personne. Si notre langage doit être adapté, celui des élèves s’adapte toujours.

    Que ce soit en cours ou dans la fabrication des productions scolaires.

    Denis Chadebec
    Note * c’est écrit en italiques, et je ne sais pas me servir des raccourcis clavier.