Coloriages de cartes : mathématiques, droit, géographie et politique

Piste verte Le 11 avril 2013  - Ecrit par  Pierre de la Harpe Voir les commentaires (1)

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Dans son livre sur « Les frontières de la Suisse : questions choisies » [1],
l’auteur consacre un chapitre à la question des tripoints, ou points triples,
points de jonction de plusieurs frontières ;
il y en a six sur le périmètre de la Suisse.
Les notions de carte, frontière et point triple se rencontrent
en mathématiques et ailleurs.
Mais le passage d’un domaine à l’autre est surprenant
(nous devrions y être plus habitués !),
comme c’est mon but de l’évoquer ici.

Mathématiques : le problème-théorème des quatre couleurs

C’est un vieux problème que de déterminer
le nombre minimal de couleurs suffisant à colorier
toute carte de géographie dessinée sur une sphère,
de telle sorte que deux pays adjacents soient toujours
de couleurs différentes ;
plusieurs livres y sont consacrés,
par exemple [2].
Le mathématicien commence par préciser
qu’il s’agit de cartes
représentant des pays réels ou imaginaires (peu importe),
que les cartes sont tout à fait sommaires
puisqu’elles n’indiquent des pays que leurs frontières
(supposées raisonnablement régulières),
et qu’elles se limitent aux cas les plus simples
(pas d’enclave, pas de « territoire d’outre-mer », ...).
Un argument assez élémentaire [3]
montre qu’on peut de plus supposer que les points multiples
des frontières sont tous des points triples
 [4],
et que le morceau de frontière commun à deux pays
est toujours d’un seul tenant
(contrairement au cas de la frontière austro-suisse,
constituée de deux parties séparées par le Liechtenstein).

On montre sans peine qu’il faut au moins quatre couleurs :
par exemple en examinant
la situation de la Slovaquie et des pays adjacents
(Ukraine, Pologne, République tchèque, Autriche, Hongrie)
 [5],
ou de tout autre pays entouré d’un nombre impair [6]
de pays.
Par ailleurs, de nombreux essais montrent que
quatre couleurs suffisent.
D’où une conjecture célèbre :
quatre couleurs suffisent dans tous les cas.

La conjecture fut formulée en 1852 par Francis Guthrie,
puis publiée en 1878 dans un article de Cayley.
Elle gagna en célébrité
et fut prétendument démontrée plusieurs fois
à la fin du XIXème siècle ;
mais l’argument n’était jamais correct,
et la conclusion ne fut qu’un résultat plus faible,
démontré par Heawood en 1890 :
cinq couleurs suffisent dans tous les cas.
La suffisance de quatre couleurs
devint dès lors une conjecture bien établie,
et suscita de nombreux travaux pendant tout le XXème siècle ;
ils sont d’ailleurs pour beaucoup dans la
naissance de la théorie des graphes.

Parmi les résultats positifs des travaux entrepris,
voici un exemple de théorème, dû à Whitney (1931),
qui ramène le cas général
à une classe plus restreinte de cas ;
pour démontrer la conjecture des quatre couleurs,
il suffit de montrer qu’on peut colorier avec quatre couleurs
toute carte dessinée sur la sphère
dont chaque pays a une portion de territoire
sur l’équateur
  [7].
En 1976, il fut annoncé par Appel et Haken
que la conjecture des quatre couleurs était démontrée
« à l’aide d’ordinateurs ».
La complexité de la démonstration est liée au fait
qu’il faut dresser des listes de configurations particulières,
à examiner ;
l’ordinateur est utilisé d’une part pour établir ces listes
(dont Appel et Haken ne savaient pas a priori qu’elles seraient finies)
et d’autre part pour analyser les cas.
Sans machine, il est absolument hors de question de tout vérifier,
ni dans l’argument original de Appel et Haken
(qui nécessitait d’ailleurs des corrections ici et là),
ni dans les variantes mises au point depuis [8].
La réponse apporte donc autant de frustration que de satisfaction,
et le sujet est loin d’être clos.

Du point de vue du mathématicien,
l’histoire de la période 1850—1980
est bien racontée dans le livre de Saaty et Kainen [2],
et la suite dans [9] ;
voir aussi [10].

Droit : quelques questions concernant le point triple entre la France, l’Italie et la Suisse

Brièvement dit, ce point triple est au sommet du Mont Dolent  [11].
Ce n’est un point triple que depuis 150 ans,
puisque c’est dans le Traité de Turin du 24 mars 1860
que « S.M. le roi de Sardaigne consent à la réunion de la Savoie
et de l’arrondissement de Nice à la France .... ».
(Les noms ont changé depuis : le Dolent s’appelait alors le Mont Grapillon.)

Pourtant, il y a des difficultés, dues à plusieurs raisons.
D’abord, en 1860, personne n’avait gravi le Dolent,
dont on sait aujourd’hui qu’il culmine à 3820 m.
Ce n’est que le 9 juillet 1864 que des alpinistes en ont atteint le sommet ;
parmi eux, Edward Whymper,
plus connu pour avoir participé (et survécu)
à la tragique première ascension du Cervin, le 14 juillet 1865.
Ensuite, et moins anecdotiquement, il y a bien eu

  • une convention franco-suisse du 10 juin 1891
    pour délimiter la partie de la frontière allant du Dolent au lac Léman,
    et donc en particulier le point triple qui nous intéresse ici ;
  • une convention du 24 juillet 1941 qui décrit la frontière italo-suisse,
    et donc en particulier ce « même » point triple ;
  • mais les descriptions sont incompatibles,
    et la distance entre les deux déterminations est d’environ 144 mètres.

Les rédacteurs de ces conventions ne savaient peut-être pas
que le Dolent possède une arête sommitale enneigée
et à peu près horizontale d’environ 150 mètres.
Et surtout,

  • il n’y eut jamais de convention tripartite
    italo-franco-suisse
    pour déterminer précisément les frontières dans cette région.

L’ambiguïté de la description des frontières près du Dolent
est loin d’être une exception. Le livre de Schröter abonde d’exemples
où les difficultés sont de toutes sortes.
Il y en a de faciles à comprendre :
un barrage modifie la ligne médiane d’une rivière
prise comme définition de la frontière,
la fonte des glaciers modifie la ligne de partage des eaux
sur la crête des Alpes,
la construction des tunnels pose des problèmes
qu’il n’était pas naturel d’imaginer il y a deux siècles.
Il y en a d’autres plus coriaces à débrouiller :
pour la frontière entre l’Allemagne et la Suisse, longue de 382 kilomètres,
« il n’existe aucun instrument général de délimitation
de la frontière (...), ni même d’instrument bilatéral
gemano-suisse relatif à la maintenance de la frontière »
(cité de [1], page 41).
Il faut donc se référer à une multitude de protocoles,
conventions, et autres documents,
rédigés entre 1815 et aujourd’hui,
d’accessibilité souvent loin d’être immédiate,
et fréquemment incompatibles deux à deux ;
un salmigondis de coutumes et de traités anciens !

D’où, entre autres, cette monumentale
thèse de droit, devenue le livre de Schröter.
Fondamental par les questions qu’il soulève,
et délectable par les anecdotes dont il fourmille.
Parmi les conclusions de l’étude :

  • l’imprécision des frontières arrange beaucoup de monde,
  • il faut faire un sort à la notion de « frontière naturelle »,
    qui est une invention des nationalismes du XIXème siècle
    et qui ne correspond à aucune réalité antérieure.

(Cette thèse semble avoir eu un large écho
parmi des lecteurs plus coutumiers de ces domaines que moi,
voir par exemple
 [12].)

Géographie et politique

Hors des mathématiques, la réalisation des cartes
a souvent des enjeux autrement explosifs que celui des relations
entre la Suisse et ses voisins.
Voici ce qu’écrit le journaliste Dominique Vidal,
notamment membre de la rédaction du
Monde diplomatique
 [13].

« Une dernière raison concerne la profession de journaliste.
Un des travers de ce métier, c’est la possibilité qu’il offre
de tourner autour du pot,
en remplaçant la réponse à une question claire
par quelques phrases alambiquées — ou empruntées à la fameuse langue de bois. Le cartographe ne jouit pas de cette facilité :
il doit tracer, ou non, avec des traits pleins ou tiretés,
la frontière entre le Maroc et le Sahara occidental ;
rattacher, ou non, le Haut-Karabakh à l’Arménie ;
faire figurer, ou non, Taïwan comme Etat ;
écrire « golfe Persique », « Arabique », ou encore « Arabo-Persique » ;
appeler la mer qui sépare le Japon et la Corée du Sud
« mer du Japon » ou « mer de l’Est », etc.
Bref, c’est parce qu’elle engage le cartographe
que la carte médiatise la relation de l’être humain au monde. »

Pour en lire plus sur ce thème, voir [14].
Pour un autre exemple de conflit de frontière,
le conflit Argentine-Chili résolu en 1984, voir
 [15].

Et l’usage des couleurs lui-même n’est pas innocent.
En témoignent quelques phrases du cartographe Philippe Rekacewicz
relevées (aussi fidèlement que possible)
dans une émission de radio
 [16] :
« On cartographie le monde tel qu’on aimerait qu’il soit »,
« Il n’y a pas de carte sans intention »,
« L’utilisation du rouge pour montrer les aspects négatifs. [Je suis] très tenté
de montrer les colonies israéliennes
à Jérusalem-Est et dans
le reste de la Cisjordanie en rouge (...)
pas très envie de les dessiner en bleu très joli, très paisible ».

Il y a bien d’autres sources de problèmes que l’imprécision résiduelle
des GPS perfectionnés ou que la difficulté des démonstrations
de Appel et Haken [17].

Encore trois digressions, sans rapports ou presque les unes avec les autres

Puisque les lecteurs pointilleux sur l’unité de matière
ont très probablement décroché depuis longtemps,
voici quelques remarques de plus, la plupart suggérées
par d’actifs relecteurs (merci a Michèle Audin,
Didier Henrion, Pierre Lescanne et Nicolas Schabanel).

(1) En 1889 déjà, Percy John Heawood a posé et partiellement résolu
le problème des empires. Il s’agit de colorier des cartes
représentant des empires, dont chacun peut avoir de nombreuses colonies.
Plus précisément, pour tout entier $M$, appelons comme Martin Gardner
carte d’M-pires une carte représentant des empires
dont chacun a au plus $M$ territoires d’un seul tenant.
Un coloriage propre d’une telle carte
assigne une couleur à chaque M-pire,
de telle sorte que deux territoires adjacents
faisant partie de deux M-pires différents
ne soient jamais de la même couleur
 [18].
Dans l’article original, Heawood a montré
qu’il suffit de disposer de $6M$ couleurs
pour colorier toute carte d’M-pires,
et que $12$ couleurs sont nécessaires lorsque $M=2$.
C’est un résultat de Jackson et Ringel, de 1984, que $6M$ couleurs
sont nécessaires pour tout $M \ge 2$
 [19].

(2) S’il y a d’autres cartes que celles du théorème des quatre couleurs
ou celles de géographes, il y a aussi des points triples d’autre types.
L’un des plus étudié est une notion de thermodynamique :
étant donné une substance existant sous plusieurs états,
par exemple l’eau qui peut être solide (glace), liquide ou gazeuse,
il s’agit d’un point sur un plan muni de deux axes,
l’un pour les températures et l’autre pour les pressions.
Chaque état ne peut exister que dans un domaine bien précis
de température et de pression, et un point triple
est alors un point dont les coordonnées $T$ et $p$
sont une température et une pression auxquelles coexistent trois états.
Ainsi, pour l’eau, $T$ vaut $0,01$ degré centigrade et $p$ vaut $611$ pascal.

(3) Parmi les écrivains majeurs du XXe siècle, Georges Perec fut certainement
l’un de ceux qui goûtait le plus aux charmes des mathématiques.
Michèle Audin me signale ce passage du chapitre LXXX de
La vie mode d’emploi, à propos
d’une carte utilisée par les tribus côtières du golfe de Papouasie.

« ... un réseau extrêmement fin de tiges de bambou
indique les courants marins et les vents dominants ;
çà et là sont disposés, apparemment au hasard,
des coquillages (cauris) qui représentent les îles et les écueils.
Par rapport aux normes adoptées aujourd’hui
par tous les cartographes, cette « carte » semble
une aberration : elle n’offre à première vue
ni orientation, ni échelle,
ni distance, ni représentation des contours ;
en fait, il paraît qu’elle se révèle à l’usage
d’une efficacité incomparable .... »

Pour sûr une carte posant d’autres problèmes mathématiques
que le coloriage des pays.

Article édité par Étienne Ghys

Notes

[1François Schröter,
Les frontières de la Suisse : questions choisies,
Schulthess,
Genève-Zurich-Bâle 2007
(environ 700 pages).

[2Thomas L. Saaty et Paul C. Kainen,
The four-color problem, assaults and conquest,
McGraw-Hill 1977.
Pour une source plus courte, voir aussi l’article de T.L. Saaty,
Thirteen colorful variations on Guthrie’s
four-color conjecture
,
American Mathematical Monthly 79:1 (January 1972),
2—43.

[3Théorème 3.5 de [2].

[4Sur la carte du monde,
il existe de rares Etats dont la frontière n’a aucun point triple :
le Lesotho, qui est entièrement entouré de la République d’Afrique du Sud,
ou la Cité du Vatican, pour autant que ce soit un Etat.
Il peut aussi exister des points quadruples, par exemple celui
commun au Zimbabwe, à la Zambie, à la Namibie, et au Botswana
(à moins qu’il n’existe là que deux points triples très rapprochés ?).
Mais le cas des points triples est de très loin le plus courant :
on en compte une cinquantaine dans le continent européen.
Les cartes imaginaires peuvent contenir des points quintuples,
sextuples, etc.

[5http://www.europa-planet.com/carte_europe.htm

[6C’est d’ailleurs la seule condition. Plus précisément,
voici un théorème :
pour qu’une carte puisse être coloriée par trois couleurs,
il suffit que chaque pays soit adjacent à un nombre pair de pays

(théorème 2.5 de [2]).
Deux pays sont adjacents s’ils partagent un morceau de frontière
de longueur strictement positive.

[7Voir le théorème 4.8 de [2].
Notre formulation tente d’éviter l’usage
des notions de « graphe dual » et de « graphe hamiltonien ».
Enoncé plus standard :

si tout graphe plan hamiltonien
peut être colorié avec quatre couleurs,
alors tout graphe plan (hamiltonien ou non)
peut être colorié avec quatre couleurs.

[8Voir ici.
Voir par ailleurs la page de Yuri Matyasevich.

[9Robin Thomas,
An update on the four-color theorem,
Notices of the AMS, 45:7 (August 1998), 848—859.

[10Georges Gonthier,
Formal proof — the four-color theorem,
Notices of the AMS, 55:11 (December 2008), 1382—1393.

[11Situé à 20 km. au nord-est du Mont-Blanc.
Photo.

[12Lire aussi Domaine Public, No 1742 du 13 août 2007.
Voir ici.

[13Voir ici.

[14Philippe Rekacewicz, La cartographie, entre science, art et manipulation,
Le Monde diplomatique, février 2006.
Voir ici.

[15Argentine et Chili, voir
ici
et .

[16Radio Suisse Romande Espace 2,
émission Les temps qui courent,
14 mai 2009 ; suite à la publication de
Atlas 2009 --- un monde à l’envers,
Hors série du Monde diplomatique, mars 2009.
Voir ici.

[17Merci à Shalom Eliahou
pour plusieurs remarques
amicalement coloriées.

[18On trouve ici
des illustrations d’exemples historiques
de quelques empires coloniaux.

[19voir ici.

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Pour citer cet article :

Pierre de la Harpe — «Coloriages de cartes : mathématiques, droit, géographie et politique» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013

Commentaire sur l'article

  • Coloriages de cartes : mathématiques, droit, géographie et politique

    le 6 mai 2011 à 09:09, par Pierre de la Harpe

    Le Dolent est une montagne superbe.
    La photo que j’avais mise au début de mon article est, elle aussi, superbe.
    Elle est due à Matthieu Bender, que j’avais commis l’erreur de ne pas citer.
    Puisque mieux vaut tard que jamais, voici une page fournissant les informations utiles,
    dont l’auteur, la date (14 avril 2008),
    et le lieu de la prise de vue (Grande Lui) :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichie....

    D’autre part, s’il est vrai que le Dolent marque A PEU PRES le point triple
    entre la France, l’Italie et la Suisse,
    ce n’est pas vrai si on y regarde de plus près.
    Peu après la parution de mon texte sur Images des maths,
    un ami skieur qui n’en est pas à son premier Dolent m’avait fait le commentaire suivant,
    concernant l’ambiguïté de ce soit-disant point triple :

    << Avec la carte 1:25000 Gd St Bernard (No 1365) sous les yeux,
    on comprend le problème :
    l’intersection des 3 arêtes n’est pas au sommet, mais à 150m au NW,
    en un point nettement plus bas que le sommet,
    et à peu près inaccessible d’après mon souvenir.
    L’arête sommitale enneigée ne fait pas 150 mètres, mais au maximum 50,
    et l’intersection des trois arêtes ne s’y trouve pas :
    en d’autres termes,
    le Dolent n’a pas dès son sommet une arête W (Italie-France)
    et une arête N (Suisse-France),
    mais une seule arête NW, et qui est loin d’être horizontale.
    Pour respecter aussi la convention que le point triple est le sommet,
    il faudrait donc que la largeur de cette arête NW d’environ 150m de long (144 ?) soit française !>>

    Voici enfin un lien au texte de la Convention de 1891 entre la Suisse et la France
    relative à la délimitation de la frontière entre le mont Dolent et la lac Léman :
    http://www.admin.ch/ch/f/rs/i1/0.13....

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