Rediffusion d’un article publié le 30 juin 2009
De la beauté : la formule de Stokes
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(Rediffusion d’un article publié le 30 juin 2009)
Esthétique
On peut trouver une formule mathématique « belle », esthétique, même sans y rien comprendre. De même que l’on apprécie d’écouter un concerto pour violon sans comprendre les règles et les idées selon lesquelles il a été composé. Voici par exemple un assemblage de quelques exemplaires du signe de l’intégrale
\[\int\]
avec son élégante courbure, qui le fait ressembler à une ouïe d’un violon, assemblés à de belles fractions avec ces $\partial$, des « d » aux doux arrondis...
\[\int\!\!\!\int_\Omega\Big(\frac{\partial Q}{\partial x}-\frac{\partial P}{\partial y}\Big)\,dx\,dy=\int_CP\, dx+Q\, dy.\]
Cette formule s’appelle « formule de Green » [1], ou « formule de Green-Riemann ».
Il y a aussi la formule « de Green-Ostrogradsky », ou d’Ostrogradsky [2] :
\[\int\!\!\!\int\!\!\!\int_V{\rm div}\,F\cdot dV=\int\!\!\!\int_S F\cdot dS\]
que j’ai apprise il y a déjà longtemps dans un cours d’électromagnétisme : cette formule permet de calculer le flux d’un champ électrique à travers une surface. Elle exprime alors un théorème de Gauss.
Théorème de Gauss, du flux-divergence, formule d’Ostrogradsky, j’avoue avoir eu un peu de mal à m’y retrouver.
La légende raconte que les notes d’un cours de calcul différentiel donné par Ostrogradsky à Moscou avaient servi, par manque de papier-peint, à tapisser les murs de la chambre d’enfant d’une fillette russe qui ne s’appelait pas encore Sofia Kovalevskaya... et qui devait devenir mathématicienne [3]. Sans doute rêvait-elle en regardant ces formules. Sans doute les trouvait-elle belles. Sa familiarité avec ces formules qu’elle ne comprenait pas a-t-elle joué un rôle dans son goût pour les mathématiques ? Elle a raconté l’histoire comme si elle y croyait.
En ce temps-là, Sir George Gabriel Stokes [4], encore un Britannique, était déjà un mathématicien connu et reconnu, professeur à Cambridge, titulaire d’une chaire prestigieuse qu’Isaac Newton avait occupée en son temps... C’était un mathématicien et un physicien. Il a certainement pensé lui aussi à ces formules. Je ne sais pas sous quelle forme il les a écrites, sans doute quelque chose comme
\[\int\!\!\!\int_S{\rm rot}\,F\cdot dS=\int_C F\cdot dn.\]
Ce que l’on appelle aujourd’hui « la formule de Stokes » s’écrit sous une forme assez simple
\[\int_Vd\omega=\int_{\partial V}\omega.\]
Beaucoup plus sobre, n’est-ce pas ?
Une parenthèse
Peut-être n’êtes-vous pas contents que je parle si longtemps d’« objets » mathématiques en les traitant comme des « objets tout court ». Puisque vous m’avez suivie jusque là, voici un cas particulier de la formule de Stokes, le plus simple de tous :
\[\int_a^bf'(x)\,dx=f(b)-f(a).\]
Dans les pays anglo-saxons, on appelle ça « le théorème fondamental du calcul différentiel ». Les lycéens français des filières scientifiques ne l’appellent pas ainsi mais l’apprennent en terminale.
Beauté abstraite
Revenons à la formule de Stokes « avec $d\omega$ ». Ce n’est pas le but de ce billet de vous expliquer pourquoi, mais sachez qu’une des qualités de cette formule « courte », c’est qu’elle contient toutes celles que j’ai déjà écrites. C’est aussi une de ses beautés. Sa simplicité et sa généralité. Pour l’écrire ainsi, il fallait inventer
- ce qui permet de passer du $P\, dx+Q\, dy$ de la formule de Green au $\omega$ de la formule « de Stokes »
- ce qui permet de passer de $\omega$ à $d\omega$
- et de $V$ à $\partial V$...
Ce sont des mathématiques du vingtième siècle [5].
La beauté de la formule, moins clinquante, plus secrète mais réelle, devenue beaucoup plus abstraite, repose maintenant sur le passage du $d$ de gauche au $\partial$ de droite. Il y aurait de quoi écrire quelques articles « hors piste » pour ce site, mais pour aujourd’hui, je m’arrête là [6].
Notes
[1] Rien à voir avec Verlaine... C’est le nom d’un mathématicien anglais, George Green (1793—1841).
[2] Du nom de Mikhail Vasilevich Ostrogradsky (1801—1862), un mathématicien russe.
[4] Né en 1819, mort en 1903.
[5] La forme différentielle $\omega$, sa dérivée extérieure $d\omega$ inventée par Élie Cartan (et aussi Georges de Rham et Erich Kähler), le bord $\partial V$ de la variété $V$...
[6] Là gît l’homologie.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «De la beauté : la formule de Stokes» — Images des Mathématiques, CNRS, 2022
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