De la figure du savant académicien à celle de professeur

(Sur les traces de Lagrange 5)

Piste verte Le 9 novembre 2013  - Ecrit par  Frédéric Brechenmacher Voir les commentaires

Cet article a été écrit en partenariat avec L’Institut Henri Poincaré


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Le cinquième des six articles consacrés aux traces que nous a laissées Joseph-Louis Lagrange, à partir des documents inédits exposés à l’école polytechnique du 23 septembre au 15 décembre 2013, au CIRM, près de Marseille, les 18 et 19 octobre, et à la mairie du 5e arrondissement de Paris du 9 au 19 décembre 2013.

Lagrange est directement impliqué dans deux grandes institutions d’enseignement fondées par la Révolution : l’École centrale des travaux publics, future École polytechnique, dont il préside le premier Conseil, ainsi que l’École normale de l’an II, future École normale supérieure.

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Paris le 22 pluviôse de l’an V (le 10 février 1797)

Si je suis nommé instituteur d’analyse, je demande à n’avoir qu’un supplément de traitement, étant membre du bureau des longitudes. Paris, ce 22 pluviôse

Académicien sous la monarchie, Lagrange se fait professeur. Ce changement dans la figure du savant s’accompagne de nouveaux idéaux de rigueur en mathématiques et en mécanique. Il s’agit de présenter aux élèves des cours structurés, fondés sur des notions précises par opposition à certains concepts controversées tout au long du XVIIIème siècle, comme la notion d’« infiniment petit ». Lagrange développe une approche algébrique basée sur l’expression analytique des fonctions mathématiques. Il introduit à cette occasion la notion de dérivée d’une fonction. Ses leçons sont publiées dans le Journal de l’école polytechnique, périodique scientifique d’un nouveau genre qui aura une influence forte sur le développement de la presse scientifique.

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Journal de l’École polytechnique, publié par le Conseil d’instruction de cet établissement. Paris : Imprimerie de la République, an 3 (1795).
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En 1799, le jeune Siméon Denis Poisson suggère une modification dans la méthode employée par Lagrange pour le développement du binôme de Newton. [1] Ce dernier adopte la méthode de son élève ; l’épisode est relayé par la presse et suivi par Hachette au nom du Conseil de l’école polytechnique.

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Siméon Denis Poisson.
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Projet de lettre de Hachette, corrigée par Guyton de Morveau, au citoyen rédacteur du journal « Le Moniteur », au sujet de l’affaire du « binôme de Newton ».

Lettre d’Hachette au rédacteur du journal Le Moniteur à la suite du conseil d’école, 28 février 1799 [2]

Au citoyen Rédacteur du journal, le Moniteur, Vous avez inséré dans votre journal du 6 ventôse un article sur un fait qui s’est passé à l’école Polytechnique, le public qui prend intérêt à tout ce qui concerne le célèbre Lagrange, doit connaître la vérité. Le citoyen Lagrange dans sa leçon du 14 pluviôse expliquant la théorie des fonctions analytiques, donna le développement du binôme de Newton. Un élève, le citoyen Poisson, fit quelques changements à la méthode que le citoyen Lagrange avait suivie. Réuni avec ses camarades dans les salles destinées à leur travail, il soumit les changements à leur discussion. On la jugea d’abord sévèrement ; après un mûr examen, le jugement fut plus favorable et on convint d’en faire part au citoyen Lagrange ; le citoyen Poisson rédigea une note qui lui fut envoyée. A la leçon suivante du 25 pluviôse, le citoyen Lagrange lût la note du citoyen Poisson, l’expliqua, cita son auteur, et déclara qu’il en ferait usage. Tout le compte que vous en avez rendu n’est point exact. Le conseil de l’école m’a chargé de rédiger une lettre pour faire rectifier dans le moniteur l’article qui concerne le citoyen Lagrange. Je vous envoie, citoyen Guyton, un projet de rédaction. Si vous l’approuvez, il m’apparaît quelle pourrait être signée par le directeur,

Paris 10 ventôse,

Hachette.

Les cours de Lagrange donnent aussi lieu à la publication de plusieurs traités majeurs. En 1797, la Théorie des fonctions analytiques propose une conception unitaire des mathématiques en dégageant les principes du calcul différentiel, « l’esprit de l’analyse » de toute considération d’infiniment petits ou de fluxions. Par opposition à la notion classique de grandeur géométrique ou mécanique, Lagrange fonde son approche sur la notion de fonction qu’il tente de réduire à l’analyse algébrique de quantités finies et expressions polynomiales. Ce traité sera étudié dans toute l’Europe et le programme fondationnel de Lagrange restera influent jusqu’à la fin du XIXème siècle avant que ne s’impose la conception des fonctions comme applications entre deux ensembles. Les Leçons sur le calcul des fonctions de 1801 seront complétées en 1806 de leçons complémentaires sur le calcul des variations et donneront à Lagrange l’occasion de revenir sur sa première grande innovation.

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Le Gouverneur à M. Lagrange :
10 vendémiaire an 13 - Paris, 2 octobre 1804 Lettre du Gouverneur de l’École polytechnique au citoyen Lagrange.

Le gouverneur à Lagrange / sur le calcul des fonctions.

Je suis chargé par le Conseil de l’école polytechnique de vous offrir de vous remettre un exemplaire de votre dernier ouvrage sur le calcul des fonctions, et de vous témoigner la vive reconnaissance pour la nouvelle marque d’attachement que vous lui avez donnée en lui permettant de publier cet ouvrage dans son journal. Jamais nous n’oublierons monsieur les preuves multipliées d’intérêt et de bonté dont vous avez comblé les élèves de cet établissement ; toujours nous vous compterons avec orgueil au rang de ses créateurs, des premiers membres de son conseil de ses instituteurs. Nous n’oublierons pas surtout que c’est sous votre présidence qu’a été traité le plan de son enseignement, plan vaste mais simple, si bien fait pour aider au développement du génie et qui lui seul pouvait enfanter.

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Portrait de Lagrange. L. Rados, 1815-1818. Eau forte en noir et blanc.

Le citoyen Lagrange au citoyen Monge, directeur de l’Ecole polytechnique.

Paris, ce 14 brumaire, an 6,

Citoyen collègue, C’est avec regret que je me vois obligé de vous prévenir que la faiblesse de ma poitrine ne me permet plus de continuer mes leçons de l’Ecole polytechnique sans m’exposer à des accidents graves. Comme ces leçons n’avoient pour objet que l’avancement de l’analyse et n’étaient par conséquent destinées qu’à ceux qui désiraient la cultiver dans toute son étendue, elles n’entraient pas nécessairement dans les systèmes d’enseignement de l’Ecole ; et je pense qu’elles seraient remplacées plus utilement par des leçons ordinaires et suivies sur les parties des mathématiques dont l’étude est de rigueur et serait la matière des examens, surtout vu l’augmentation qui doit avoir lieu dans les nombres des élèves, et la limitation des professeurs des mathématiques à trois. Permettez-moi en conséquence de vous prier d’engager le Conseil de prendre cet objet en considération [...]. Recevez les assurances des vifs sentiments que je vous ai voués, et de l’intérêt sincère que je conserverai toujours pour un établissement que je regarde comme un des plus beaux ornements de la République,

Salut et Fraternité, Lagrange

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Lagrange à Monge, Paris, : le 14 brumaire an 6 (5/11/ 1799).
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Extrait du procès-verbal de la séance du conseil de l’École polytechnique
[...] tous les membres du Conseil expriment leurs regrets de la détermination prise par le Citoyen La Grange, plusieurs proposent de nommer une députation pour se rendre auprès de lui à l’effet de lui faire les sollicitations les plus vives, mais le directeur a déclaré avoir fait à ce sujet tous les efforts possibles [...]. Le Conseil [...] invite la présidence à se rendre auprès du citoyen La Grange l’interprète de ses sentiments de regret et de reconnaissance, et lui déclarer que la fonction d’instituteur dont il se démet a paru indépendante de celle de membre du Conseil [...] il espère qu’il continuera d’y apporter les forces de ses lumières et de ses talents si nécessaires au succès de l’Établissement dont il fut l’un des principaux fondateurs.

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À suivre....


Pour naviguer dans la suite des articles consacrés à l’exposition Lagrange à l’école polytechnique :

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Sur les traces de Lagrange
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Episode 1 : Les lieux de Lagrange
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Episode 2 : faire des mathématiques par lettres
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Episode 3 : les Académies
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Episode 4 : la Révolution
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Episode 5 : du savant au professeur
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Episode 6 : Lagrange, comte d’Empire
Post-scriptum :

Pour en savoir plus :

Les captations audiovisuelles des exposés de la journée Lagrange du Séminaire d’histoire des mathématiques de l’Institut Henri Poincaré.

Belhoste, B. La formation d’une technocratie. L’école polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Belin, 2003.

Dhombres, J. (dir.) L’école normale de l’an III, Vol. 1, Leçons de mathématiques, Dunod, 1992.

Dhombres, J. et N., Naissance d’un nouveau pouvoir : sciences et savants en France (1793-1824), Payot, 1989.

Serres, M. et al., éléments d’histoire des sciences, Larousse, Paris, 1989.

Taton, R. Lagrange et la Révolution française (juillet 1789 - novembre 1795), La « Mécanique analytique » de Lagrange et son héritage, Atti Accad. Sci. Torino Cl. Sci. Fis. Mat. Natur. 126 (1992), suppl. 2, 215-255.


La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive et leurs commentaires : Maxime Bourrigan, Clément Caubel, Nicolas Juillet et Bruno Langlois.

Article édité par Frédéric Brechenmacher

Notes

[1On pourra consulter à ce sujet Kosmann-Schwarzbach, Yvette (dir.), Siméon-Denis Poisson. Les mathématiques au service de la science, Éditions École Polytechnique, 2013

[2Le journal Le Moniteur est un ancêtre de l’actuel Journal officiel.

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Pour citer cet article :

Frédéric Brechenmacher — «De la figure du savant académicien à celle de professeur» — Images des Mathématiques, CNRS, 2013

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