De rerum natura
Le 12 août 2010 Voir les commentaires (5)Lire l'article en


De naturalisation à naturopathie, il y a, dans mon petit Robert [1], douze mots de la famille de nature [2]. Ils ont des significations assez variées, le naturiste ayant peu à voir, par exemple, avec le naturaliste, surtout quand celui-ci est, en fait, un taxidermiste, ou plus simplement un empailleur.
Ils sont l’occasion de nombreuses citations, du proverbial
Chassez le naturel, il revient au galop
(inspiré d’Horace) et de sa version en vogue
Chassez le naturalisé !
(des Vacances du petit Nicolas) au
On peut bien connaître l’existence d’une chose sans connaître sa nature
(de Pascal).
Bien que concernée par l’actualité du mot « naturalisation » et le danger des relents nauséabonds d’un passé que l’on aurait pu espérer révolu [3], c’est de mathématiques que je veux vous parler ici. Si le célèbre journal scientifique Nature ne publie pas de mathématiques, si mon dictionnaire ne signale aucune acception mathématique pour aucun des douze mots en question, il n’en reste pas moins que nous utilisons, nous mathématiciens, le mot « naturel » [4] dans des (plusieurs, en fait) sens mathématiques précis.
Il y a d’abord les nombres entiers « naturels ». Les nombres entiers « de tout le monde », 1, 2, 3, 4, et la suite. En quoi il sont naturels, je ne sais pas trop, mais nous les appelons comme ça. Ils servent à compter des objets, des moutons, des cailloux, des personnes, ce qu’on veut, et ce n’est pas aux lecteurs d’Images des mathématiques que je vais apprendre que le nombre « naturel », disons « 3 » est déjà une notion mathématique assez évoluée et assez abstraite. Que trois cailloux et trois gazelles soient, d’une certaine façon, la même chose...
Et je suis sûre que les lecteurs attentifs se demandent pourquoi j’ai commencé à 1. Eh bien, on le sait, 0 n’est pas si naturel que ça, puisque, on le dit, il a fallu l’inventer. Mais il fait partie de l’ensemble des nombres « entiers naturels ». Ces nombres suffisent à « énumérer » les objets, mais ils sont très insuffisants, on le sait, pour faire des calculs, ce qui fait qu’au cours de l’histoire, il a fallu inventer bien d’autres nombres, relatifs, rationnels, réels, complexes, etc. [5].
Il existe d’autres objets « naturels » en mathématiques. La propriété d’être naturel, la naturalité (un mot que mon dictionnaire ignore) est une notion assez abstraite que je vais essayer d’évoquer. Vous avez deux objets $A$ et $B$ et un « truc » qui fait passer de l’un à l’autre. Par exemple, $A$ est l’ensemble de tous les nombres entiers (naturels), $B$ l’ensemble de ceux qui sont pairs, et le truc qui fait passer de $A$ à $B$ est la multiplication par 2 (qui transforme bien un nombre entier en un nombre entier pair). Maintenant vous avez aussi une machine $H$, qui est capable de transformer tous les objets tels que $A$ et $B$ en des objets plus compliqués, disons $H(A)$, $H(B)$. Eh bien, si $H$ vous construit en même temps un $H$(truc), vous dites que $H$ est « naturelle ». La chose qualifiée de naturelle ici est une transformation (naturelle) de foncteurs, et avant de parler de foncteurs, il faudrait parler de catégories, ce que je ne pourrai pas faire dans un billet.
Je milite pour les billets courts. Alors je vais m’arrêter là. Au fait, les foncteurs et leurs transformations (naturelles) ont été notamment développés en France dans les années 1950-60 par Alexandre Grothendieck, qui fut médaillé Fields en 1966, que l’on compte parmi les Français titulaires de cette distinction, et qui est « apatride » [6].
Le message est... Il fallait un message ?
PS. Le titre de ce billet est du latin, c’est celui d’un ouvrage de Lucrèce, De la nature en bon français (je ne suis pas latiniste...).
Notes
[1] Publicité gratuite, encore une fois.
[2] La double page qui contient le premier, naturalisation, commence par le mot nationalisme, celle qui contient le douzième, naturopathie, se termine par le mot nazisme.
[3] Un anniversaire récent peu célébré officiellement : le 22 juillet 1940 vit la création par Raphaël Alibert, ministre de la justice, d’une commission de révision des 500 000 naturalisations prononcées depuis 1927. Le bilan ? Retrait de la nationalité pour 15 000 personnes dont 40% de juifs. Le même ministre de Vichy fut aussi le signataire du « Statut des juifs » d’octobre 1940. Oui, ceci concerne les mathématiciens, voir par exemple ce billet ou cette brève.
[4] J’aime beaucoup ce mot. Par exemple, j’adore la notion d’« enfant naturel » (les autres seraient-ils « artificiels » ?). Mais nous parlons ici de mathématiques.
[5] Je renvoie, pour la notion de nombre, sur le site, à cet article sur Kronecker et, de façon plus distrayante, au petit livre Rationnel mon Q, une très recommandable lecture de vacances.
[6] Pour être naturalisé, il aurait fallu qu’il fît son service militaire.
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Pour citer cet article :
Michèle Audin — «De rerum natura» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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