Rediffusion d’un article publié le 24 janvier 2015
Des Nœuds Indétordables
Piste rouge Le 11 janvier 2023 Voir les commentaires (7)Lire l'article en


John Pardon a démontré en 2010 que certains nœuds toriques ont une distorsion arbitrairement grande. Nœuds toriques ? Distorsion ?? Pas de panique ! Pour tout comprendre, il suffit de se mettre dans la peau d’un escargot ou d’une libellule...
Article publié le 24 janvier 2015.
Distorsion d’une courbe
Jojo l’escargot et Lulu la libellule habitent sur un nœud de trèfle, une belle courbe qui dessine trois pétales avant de se refermer sur elle-même. Pour aller d’un point à un autre, Jojo glisse le long de la courbe, tandis que Lulu peut voler en ligne droite. Leur façon de mesurer les distances est donc très différente.
Dans la vidéo ci-dessus, par exemple,
Lulu n’a que 3cm à parcourir pour aller d’un point rouge à l’autre ; pour Jojo, par contre, la distance le long de la courbe entre ces deux mêmes points est égale à 36cm environ. On évalue leur désaccord en calculant le rapport entre la distance mesurée du point de vue de Jojo, d’une part, et la distance mesurée du point de vue de Lulu, d’autre part : ce rapport est ici égal à 36/3 = 12. On a choisi justement dans la vidéo de représenter les deux points de la courbe pour lesquels leur désaccord est au maximum : pour tout autre choix de deux points, le rapport des deux mesures de distance est plus proche de 1. On dit que le nombre 12 est la distorsion de la courbe sur laquelle habitent Jojo et Lulu.
Jojo préfèrerait habiter sur une courbe où les distances sont les mêmes le long de la courbe ou à vol d’oiseau. Un instant de réflexion lui permet de se convaincre que ça n’est possible que sur une droite ou un segment. Mais les résidences en forme de droite coûtent infiniment cher, et les segments sont dangereux (on tombe quand on arrive au bout !). Quand même, il doit bien y avoir des courbes qui se referment sur elles-mêmes et dont la distorsion est plus petite que 12 ?
Et s’ils habitaient sur un cercle ? Le pire adviendrait pour deux points diamétralement opposés. Pour Lulu, ces points seraient à une distance égale au diamètre, tandis que pour Jojo leur distance serait égale à la moitié du périmètre ; puisque le périmètre d’un cercle est égal à son diamètre multiplié par le nombre $\pi$, le rapport des deux distances mesurées vaut la moitié de $\pi$. La distorsion du cercle est donc égale à la moitié de $\pi$, soit environ 1,57, ce qui serait quand même beaucoup mieux que pour le nœud de trèfle !
— Allons-y, dit Jojo : un coup de scie, quelques coups de marteau et un peu de colle, et je me fais fort de transformer notre demeure en un magnifique cercle !
Distorsion d’un nœud
Mais Lulu, qui a retrouvé leur contrat de location, tempère les ardeurs de l’escargot : il y est stipulé que si les travaux de déformation sont autorisés, l’usage de la scie est rigoureusement interdit.
— Tant pis ! Cherchons quand même, parmi toutes les courbes qu’on pourrait obtenir en déformant notre nœud de trèfle sans le déchirer, celle qui a la plus petite distorsion.
Plus facile à dire qu’à faire ! Les petites déformations semblent plutôt augmenter la distorsion, mais comment être certain qu’il n’y a pas une déformation astucieuse qui amènerait à une courbe moins distordue ?
La vidéo ci-dessus montre un nœud qui se déforme. A chaque instant, on a indiqué la distorsion du nœud, et colorié en rouge les deux points pour lesquels le désaccord entre Lulu et Jojo serait maximal. Dans cette vidéo on voit plusieurs choses remarquables.
Tout d’abord les déformations peuvent changer beaucoup l’allure d’un nœud : aviez-vous reconnu un nœud de trèfle déformé au début de la vidéo ? Ensuite on voit que la paire de points de désaccord maximal peut sauter subitement d’une région du nœud à une autre.
Le jour s’achève et nos deux amis s’endorment sans avoir résolu leur problème.
Lorsque Jojo se réveille au milieu de la nuit en poussant un cri, Lulu lui demande s’il a encore rêvé qu’il tombait d’un segment.
— Non, c’était bien plus horrible ! Je me réveillais le matin, et notre nœud de trèfle était encore plus noué que la veille au soir !!
— Comment ça, encore plus noué ?
— Comme sur ce dessin, regarde...
— Je me souviens de cette maison, je la trouvais sympa mais toi pas trop... Dans le catalogue, ils appelaient ça un « nœud torique (3,4) ». Comme tu peux le voir sur l’animation ci-dessous, on peut la dessiner sur une bouée.
La courbe fait trois tours autour du trou de la bouée, et s’enroule quatre fois autour du boudin ; les mathématiciens appellent la bouée un « tore », et disent que la courbe fait « trois tours dans une direction et quatre dans l’autre ». D’ailleurs il y avait aussi des résidences modernes en forme de nœuds toriques (4,5), et même des (5,6) en construction, je crois...
— Tu viens de me donner plein de matière pour mes futurs cauchemars !!
Les nœuds toriques (4,5), (5,6), (6,7).
Tandis que Lulu se rendort, Jojo, hanté par le spectre d’une demeure plus tordue que leur nœud de trèfle, ne peut fermer l’œil. Il s’imagine chaque matin, au réveil, découvrant que leur résidence s’est nouée encore un peu plus que la veille, passant du nœud de trèfle au nœud torique (3,4), puis (4,5), (5,6), et ainsi de suite… Chaque jour il se demande s’il est possible de diminuer la distorsion de sa nouvelle demeure en la déformant, mais il ne trouve pas de réponse, et la distorsion s’accroît inexorablement !
Le lendemain, Lulu décide d’aider Jojo à se débarrasser de ses angoisses. Pour ça, elle voudrait apprendre ce que les mathématiciens savent sur la distorsion de ces courbes. Lulu connait bien le site Images des maths ; au milieu d’un texte un peu étrange, elle tombe pile sur les explications qu’elle cherchait :
Que sait-on de la distorsion ?
Il faut bien l’avouer : les mathématiciens ont du mal à obtenir des résultats précis sur la distorsion des nœuds. Voici quand même quelques certitudes, et quelques questions.
Le cercle est la courbe la moins distordue (ici, et dans la suite, on se restreint aux courbes qui se referment sur elles-mêmes, comme un cercle ou un nœud de trèfle, qu’on appelle des courbes fermées). Voici une autre façon de dire la même chose : prenez n’importe quelle courbe qui n’est pas un cercle, alors vous allez pouvoir trouver deux points sur cette courbe pour lesquels le rapport des distances
\[
\frac{\mbox{distance le long de la courbe}}{\mbox{distance à vol de Libellule}}
\]
est strictement plus grand que la moitié de $\pi$, soit environ 1.57. Ce résultat de Mikhaïl Gromov est apparu dans un livre publié en 1981. La démonstration est astucieuse, mais elle est accessible aux étudiants de première année d’université. [1]
Si une courbe est nouée, c’est-à-dire s’il n’est pas possible de la déformer en un cercle sans la couper, alors sa distorsion est au moins égale à
\[
\frac{5}{3}\pi \simeq 5.23...
\]
Ce résultat a été démontré par Elizabeth Denne and John M. Sullivan en 2009.
Parmi les courbes que l’on peut obtenir en déformant le nœud de trèfle, quelle est celle qui est la moins distordue ? Ceci est une question difficile, et à notre connaissance elle n’est pas résolue. Pour y répondre, il faudrait contrôler la distorsion de toutes les déformations possibles de notre nœud. L’une des difficultés vient du fait qu’on n’a aucune information a priori sur la géométrie de la courbe qui serait la moins distordue ; il se pourrait que son allure à petite échelle soit très compliquée. [2]
Pour les mêmes raisons, la question suivante, posée par Mikhaïl Gromov dans un article de 1983, est difficile :
Ou, au contraire, existe-t-il une courbe dont la distorsion soit plus grande que 100, et reste plus grande que 100 lorsqu’on la déforme ?
Pour les mathématiciens, la question de Gromov est irritante et déconcertante. Elle est suffisamment simple à poser pour donner l’illusion qu’on va pouvoir y répondre facilement. Mais on ne sait pas par quel bout la prendre, parce qu’elle ne se laisse pas enfermer dans une théorie bien identifiée. Explorer toutes les déformations d’une courbe donnée, c’est le domaine de la topologie, l’étude des formes « molles », les mathématiques du caoutchouc en quelque sorte. Mais pour chacune des courbes déformées, il faut estimer la distorsion, qui est une grandeur géométrique, c’est-à-dire qu’elle met en jeu les distances entre les points de la courbe. La question mélange géométrie et topologie, elle échappe aux théories existantes, et sa résolution va demander une bonne dose d’astuce et d’imagination... et un peu de temps !
Les nœuds très distordus de John Pardon
Après avoir résisté pendant près de trente ans, la question de Gromov a été résolue par John Pardon, dans un article mis en ligne en 2010 et publié en 2011 [3]. Dans cet article, Pardon démontre en particulier que si l’on dessine, sur la surface d’une bouée, un nœud qui fait « 16000 tours (!!) dans un sens et 16001 tours dans l’autre sens », alors on ne pourra jamais le déformer pour obtenir une distorsion inférieure à 100. Plus généralement, si on part du nœud torique (p,p+1), quelle que soit la déformation, la courbe obtenue aura toujours une distorsion supérieure à
p/160. Il faut voir cette estimation comme un résultat « asymptotique » : sur le nœud de trèfle, qui n’est rien d’autre que le nœud torique (2,3), l’estimation de John Pardon est 1/80, ce qui n’apporte aucune information puisque la distorsion de n’importe quelle courbe est supérieure à un. Par contre, plus le nombre de tours p est grand, plus l’estimation est intéressante ; au-delà de la réponse à la question de Gromov (et de son nombre « 100 » un peu provocateur), cet article nous apprend qu’il existe des nœuds dont la distorsion est aussi grande que l’on veut.
Pour ces résultats, John Pardon a été récompensé par le prix Morgan, décerné par l’American Mathematical Society « for outstanding research in mathematics by an undergraduate student » (recherche mathématique exceptionnelle faite par un étudiant en Licence). L’article de John Pardon est loin d’épuiser le sujet : comme il le dit lui-même, il est très plausible que la distorsion des nœuds toriques (2,q), qui font donc beaucoup de tours dans un sens et seulement deux dans l’autre, devienne arbitrairement grande lorsque q est très grand (ci-dessous, un nœud torique (2,15)). Mais ceci reste à démontrer... Avis aux amateurs !
Les lecteurs intéressés pourront trouver deux ingrédients de la démonstration de John Pardon dans le bloc dépliant qui suit.
Epilogue
— Waouh.
— Waouh.
— Waouh. Oui, Lulu. C’est magnifique.
— Alors Jojo, quand tu disais que tu voulais une demeure moins distordue…
Tu ne pensais pas qu’on en trouverait une sans la moindre distorsion, non ?
— Ah ça, non !
— Ta libellule a assuré, ou elle a assuré ?
— Elle a assuré. L’agent immobilier était scotché quand tu lui as dit qu’on voulait habiter une géodésique fermée dans un espace non euclidien…
— Et voilà, un grand cercle de la sphère $\mathbb{S}^3$, pour nous tous seuls !
— Entre deux points quelconques, le plus court chemin est le long de notre cercle. Ta distance à toi, libellule, est exactement la même que ma distance à moi, escargot. Pour aller en un point opposé tu as plein de possibilités alors que je n’en ai qu’une, mais tous tes chemins ont la même longueur…
— Distorsion égale à un !
— Finis les cauchemars ! Dans cette demeure de rêve, notre couple va sûrement tenir la distance…
Les auteurs et la rédaction d’Images des Maths remercient les relecteurs Clément Caubel et Jean Lefort pour leur relecture attentive et leurs commentaires judicieux et bienveillants.
Toutes les images et
animations ont été créées par les auteurs avec le logiciel libre Blender.
Notes
[1] D’ailleurs la voici, rédigée sous forme d’exercice :
[2] En fait, la question est mal posée, parce qu’on ne sait même pas s’il y a une courbe la moins distordue parmi celles obtenues en déformant le nœud de trèfle. Pour comprendre pourquoi il se pourrait qu’il n’y ait pas de courbe la moins distordue, considérons un instant cet autre problème : parmi toutes les courbes qui se referment sur elle-même, laquelle est la plus droite ? Une courbe complètement droite est une droite, ce n’est pas une courbe fermée ; d’un autre côté, un cercle de très grand rayon est presque droit (mais pas complètement). Notre nouveau problème n’a donc pas de solution exacte, même s’il a des solutions approchées. Le même phénomène pourrait se produire pour le problème de la courbe la moins distordue.
Partager cet article
Pour citer cet article :
Le Roux, Frédéric, Massot, Patrick — «Des Nœuds Indétordables» — Images des Mathématiques, CNRS, 2023
Laisser un commentaire
Actualités des maths
-
22 mai 2023Exposition « sphère, seinpathie... et plus par affinité » de Pierre Gallais (10/06)
-
5 mai 2023Conférence « Sciences et société » : La stratégie du moindre effort pour apprendre aux machines (11/05)
-
14 avril 202324e édition du Salon Culture & Jeux Mathématique (25-28/05)
-
14 avril 2023Journées nationales de l’APMEP, appel à ateliers (29/4)
-
5 mars 2023Maths en scène : Printemps des mathématiques (3-31 mars)
-
20 janvier 2023Le vote électronique - les défis du secret et de la transparence (Nancy, 26/1)
Commentaire sur l'article
Voir tous les messages - Retourner à l'article
Des Nœuds Indétordables
le 27 janvier 2015 à 05:29, par bayéma