Des partages de champs et de l’arithmétique en Mésopotamie
Piste rouge Le 5 mars 2022 Voir les commentaires
Partager un champ en plusieurs parcelles d’aires égales est un des plus anciens problèmes mathématiques connus en Mésopotamie. Certains partages particuliers conduisent à de très jolis problèmes d’arithmétique qui semblent avoir excité l’imagination mathématique en Mésopotamie. Cet article se propose de montrer des liens inattendus entre des problèmes d’arpenteur et des problèmes d’arithmétique.
Partager des champs au 3e millénaire
Une tablette d’époque sargonique
La plus ancienne tablette portant le témoignage d’un problème de partage de champ est aussi une des plus anciennes tablettes mathématiques connues. Il s’agit d’une tablette d’époque sargonique (2340-2200 avant l’ère commune) provenant de la cité de Nippur, en Mésopotamie centrale (voir carte dans « Mathématiques en Mésopotamie »). La tablette est actuellement conservée au Musée de Bagdad sous le numéro d’inventaire IM 58045 (voir figure 1). C’est une petite tablette ronde contenant une figure de trapèze sur la face, et non inscrite sur le revers. On y voit un trapèze traversé par une ligne parallèle aux bases, la « transversale » selon le vocabulaire des textes mathématiques cunéiformes. Les mesures des côtés sont inscrites à l’extérieur de la figure.
- Figure 1 — Tablette provenant de Nippur d’époque sargonique (2340-2200) conservée au musée de Bagdad sous le numéro IM 58045
Que nous disent ces mesures ? Les unités de longueur utilisées sont la coudée (env. 50 cm), et la canne (6 coudées, soit env. 3 m).
Ainsi, les mesures de longueur inscrites sont les suivantes :
- Grande base : 2 cannes [5] coudées
- Petite base : 1 canne 1 coudée
- Côtés : 2 coudées
La partie supérieure de la tablette étant détériorée, la mesure de la grande base est incertaine ; les deux clous visibles laissent penser que c’est soit le nombre 2, soit le nombre 5 qui était écrit. Le nombre 5 est le plus probable. En effet, cette figure et ses mesures évoquent très fortement la configuration d’un trapèze partagé en deux bandes de même aire qu’on trouve dans de nombreux problèmes d’époque paléo-babylonienne (voir ci-dessous). Dans ce cas, les bases mesureraient 17 coudées et 7 coudées (puisque 1 canne = 6 coudées). Quelle serait alors la mesure de la transversale (qui n’est pas notée sur cette tablette) ? Laissons au lecteur le plaisir de résoudre ce petit problème pas si simple (la réponse est donnée plus loin).
Nous aurions ainsi sous les yeux le plus ancien exemple de partage du trapèze en deux bandes de même aire, problème promis à un grand avenir dans la tradition mathématique mésopotamienne.
Des cadastres d’époque néo-sumérienne
L’époque néo-sumérienne (troisième dynastie d’Ur, dite aussi « Ur III », 2100-2000 avant l’ère commune) nous a livré une importante collection de cadastres, c’est-à-dire de représentations de parcelles de terrains accompagnées des mesures des côtés et des surfaces. On peut citer par exemple deux cadastres provenant d’Umma, conservés au Louvre sous les numéros d’inventaire AO 6060, et AO 5677. Ce dernier est un très bel exemplaire exposé dans les salles consacrées à l’Orient Ancien (voir photo sur le site du Louvre). Les cadastres étaient réalisés par des arpenteurs, personnages importants appartenant à l’élite sociale de l’époque. Ces plans de terrains étaient probablement utilisés dans certaines procédures juridiques et, à ce titre, ils sont des documents très intéressants pour l’histoire sociale et économique de la société sumérienne. Les cadastres sont également intéressants pour l’histoire des mathématiques, car d’une part ils éclairent certains liens entre les mathématiques et les activités sociales, d’autre part ils nous livrent des informations précises sur les méthodes d’approximation utilisées pour le calcul des surfaces (Quillien, 2003). Un cadastre provenant d’Umma (YBC 3879) a été étudié par Jöran Friberg, un des spécialistes des mathématiques cunéiformes actuels, dans un article qui montre l’étendue des connaissances mathématiques dans le milieu des arpenteurs dès l’époque néo-sumérienne (Friberg, 2009). Ce cadastre concerne un champ de forme irrégulière, qui a été partagé en parcelles d’aires égales. Bien que le texte ne dise rien sur la méthode de partage, Friberg a montré que la procédure nécessitait la résolution d’un problème du second degré. Ce résultat remet en question l’idée selon laquelle les problèmes du second degré ne sont apparus dans les mathématiques cunéiformes que vers 1800 avant l’ère commune (Høyrup, 2010, chapitre 6).
Le partage du trapèze dans des problèmes d’époque paléo-babylonienne
De nombreux problèmes datant de l’époque paléo-babylonienne (2000-1600 avant l’ère commune), c’est-à-dire de la période la plus prolifique en textes mathématiques dans l’histoire du Proche Orient Ancien, sont des problèmes de partage de champs en plusieurs parties de même aire, ou de même hauteur, ou de même forme, etc. Parmi ces problèmes, les partages du trapèze en bandes parallèles de même aire (que j’appellerai dans ce qui suit « problèmes d’équipartition du trapèze ») sont particulièrement intéressants car ce type de partage conduit à des problèmes de pure arithmétique, et présente des connexions inattendues avec la recherche des triplets pythagoriciens. Quelles sont ces connexions ? Un premier problème nous livre quelques indices. Mais avant d’entrer en détail dans les textes, le lecteur est invité à consulter l’encart 1 qui donne quelques précisions sur la façon dont les figures sont orientées dans les textes mathématiques cunéiformes.
Arithmétique du partage des trapèzes : un premier exemple d’époque paléo-babylonienne
Le problème énoncé et résolu dans la tablette VAT 8512, conservée à Berlin, montre toute la subtilité des méthodes géométriques élaborées à l’époque paléo-babylonienne. Il s’agit du partage d’un triangle en deux parties d’aires différentes, qui, à un moment donné, est transformé en problème d’équipartition du trapèze de bases 51 et 21. Un passage de quelques lignes nous intéresse particulièrement car il montre la méthode de résolution du problème d’équipartition du trapèze. Voici ce passage (ce sont les lignes 11-16 de la face) [1] :
Ce calcul montre que le scribe ajoute le carré de la grande base au carré de la petite base, puis prend la moitié du résultat trouvé, ce qui donne 25.21, et enfin calcule la racine carrée de ce dernier résultat, soit 39. Autrement dit, le carré de la transversale d est la moyenne des carrés des bases :
$d^2=\frac{1}{2}(51^2+21^2)$
Le triplet trouvé est (51, 39, 21). Après division par 3 de chaque élément, on obtient le triplet réduit [2] (17, 13, 7). Le lecteur qui a résolu le problème posé par la tablette d’époque sargonique de Nippur conservée à Bagdad (IM 58045) évoquée au début de cet article reconnaîtra ce triplet.
Quels sont les triplets du trapèze qui étaient connus jusqu’à l’époque paléo-babylonienne ? Dans le cas de la tablette d’époque sargonique, les mesures des bases du trapèze sont (hypothétiquement) 17 coudées, 7 coudées, ce qui donne, si le lecteur a bien calculé, une transversale de 13 coudées et donc le triplet (17, 13, 7). Pour la tablette paléo-babylonienne VAT 8512, on vient de trouver le triplet (51, 39, 21), soit de nouveau le même triplet réduit (17, 13, 7).
Le texte que nous venons de commenter apporte un éclairage sur la méthode de résolution du problème de l’équipartition du trapèze. D’autres textes permettent de répondre à d’autres questions, par exemple, à quoi servait le partage des trapèzes ? Comment était utilisé ce problème dans les procédures mathématiques ? Quel est le répertoire de triplets du trapèze qui était connu à l’époque paléo-babylonienne ?
Un héritage à partager entre deux familles de neuf frères (VAT 7621)
La tablette du Vorderasiatisches Museum de Berlin portant le numéro VAT 7621 est une tablette de provenance inconnue (probablement de Mésopotamie du sud). Elle contient deux énoncés de problème, écrits en akkadien, le deuxième étant en partie détruit. Le premier problème, illustré par une figure, est un partage de trapèze en deux bandes de même aire, chaque bande devant ensuite être partagée en neuf parts.
- Figure 2 — Partage d’un trapèze entre 18 personnes - VAT 7621, copie de Neugebauer
Voici la traduction par Thureau-Dangin du problème 1 :
« Ils sont deux. Chacun a 9 enfants. Partage en neuf le bur (la bande) supérieure. En outre partage en neuf le bur (la bande) inférieure. [En outre] montre à (chaque) soldat son piquet. »
La formulation indique clairement qu’il s’agit d’un problème d’héritage, ce qui devait du reste être le cas dans la plupart des problèmes d’équipartition. Les piquets étaient sans doute destinés à marquer les limites des parcelles sur le terrain. On peut supposer que l’expression « montrer les piquets » signifiait « déterminer les limites des parcelles ». La procédure de résolution n’est pas donnée dans ce texte, mais les longueurs de la grande base, la petite base et la transversale sont inscrites sur la figure : ce sont 1:41, 1:15, 15. Une fois réduit, on obtient le triplet (7, 5, 1).
Raisonner juste sur une figure fausse (YBC 4675)
La tablette conservée à l’Université Yale (Yale Babylonian Collection) sous le numéro YBC 4675 est, comme la précédente, une tablette de provenance inconnue (probablement de Mésopotamie du sud). La tablette contient un seul problème, avec sa résolution détaillée et une figure qui ressemble beaucoup à celle de la tablette précédente.
- Figure 3 — Équipartition d’un trapèze qui n’existe pas - YBC 4675, copie de Neugebauer.
Le problème porte sur le partage d’un quadrilatère (probablement un trapèze) en deux bandes d’aires égales. Voici une traduction du début de l’énoncé et la translittération de la figure (d’après (Neugebauer et Sachs, 1945, p. 44-48)) :
« Soit une surface, la première longueur est 5.10, la deuxième longueur est 4.50,
la largeur supérieure est 17, la largeur inférieure est 7, sa surface est 2 bùr.
J’ai divisé la surface en deux, c’est 1 bùr chaque partie. La transversale du milieu, c’est combien ? »
L’aspect du dessin et la terminologie utilisée dans le texte laissent penser que cette figure représente un trapèze. Mais dans ce cas, dès la lecture de l’énoncé, on constate une anomalie : les données des longueurs des bases (« largeurs supérieure et inférieure ») et des côtés (« première et deuxième longueurs ») sont incompatibles : si c’est un trapèze, la figure obtenue est impossible comme le montre le schéma ci-dessus où on constate que l’inégalité triangulaire n’est pas respectée.
Mais cela ne semble pas avoir gêné le scribe, qui applique sa procédure comme s’il s’agissait d’un trapèze bien conformé. Cette anomalie montre le caractère très abstrait de certains problèmes de géométrie inventés par les scribes de Mésopotamie, sans doute adeptes du fameux adage « la géométrie est l’art de raisonner juste sur des figures fausses ». De fait, si on considère que la figure est un trapèze, la procédure détaillée dans le texte semble correcte, et conduit à la bonne solution : la transversale est 13. L’interprétation de ce texte n’est donc pas aisée [3].
Le point qui nous intéresse est qu’il s’agit du partage d’un trapèze de bases 17 et 7 en deux bandes d’aires égales, ce qui rappelle les configurations déjà rencontrées ci-dessus. Examinons de plus près le calcul de la transversale (face, lignes 12-16) :
Le sens de ce calcul n’est pas tout à fait élucidé. En particulier, le sens du nombre 2 qui apparaît ligne 14 n’est pas clair. Pour Neugebauer et Sachs (1945, p. 47), le nombre 2 correspond à $\frac{1}{2}(17^2 - 7^2)$. La transversale d serait donc calculée de la façon suivante : $d^2=17-\frac{1}{2}(17^2-7^2)$, c’est-à-dire $d^2=\frac{1}{2}(17^2+7^2)$, ce qui revient à la même procédure que dans le cas de VAT 8512 discutée ci-dessus [4]. Quoiqu’il en soit de l’interprétation du texte, notons que nous retrouvons le triplet (17, 13, 7).
Un inventaire
On trouve encore un problème de partage du trapèze dans une tablette provenant de Suse, ville située à l’ouest du plateau iranien. Cette tablette, qui date comme les précédentes de l’époque paléo-babylonienne, est conservée au Musée du Louvre sous le numéro TMS 26. Les bases du trapèze sont 35 et 5 ; la transversale trouvée est 25. En réduisant le triplet (35, 25, 5) d’un facteur 5, nous retrouvons le triplet (7, 5, 1) déjà rencontré dans la tablette VAT 7621 du musée de Berlin. Un autre exemple provient de la cité méridionale d’Ur (tablette UET 5, 858 [5]. Dans ce texte, écrit en sumérien, où le problème d’équipartition du trapèze est résolu en détail, les bases sont 17 et 7, et la transversale trouvée est 13, naturellement.
En résumé, les tablettes d’époque paléo-babylonienne connues qui portent sur le partage d’un trapèze en deux bandes d’aires égales conduisent à l’une ou l’autre des deux solutions réduites suivantes : (7, 5, 1) et (17, 13, 7).
Il reste maintenant à justifier mathématiquement que le carré de la transversale qui réalise l’équipartition du trapèze est la moyenne arithmétique des carrés des bases.
Géométrie et arithmétique
On ne connaît pas de texte où cette règle est justifiée. Cependant, dans les cas où elle est quelque peu explicitée, le calcul fait apparaître des différences ou des demi-sommes de carrés. Par exemple, dans VAT 8512, la transversale est la demi-somme des carrés des bases, soit $\frac{1}{2}(51^2+21^2)$. Cette remarque conduit à s’intéresser à une configuration qui joue un grand rôle dans les mathématiques cunéiformes : les carrés concentriques. Insérons donc notre problème dans cette configuration :
Considérons le trapèze de bases a et c, et la transversale b. Les aires des deux trapèzes de bases a et b d’une part, b et c d’autre part, sont égales si les aires entre les carrés concentriques sont égales :
$a^2-b^2=b^2-c^2$
c’est-à-dire
$2b^2=a^2+c^2$
Ou, de façon équivalente
$b^2=\frac{1}{2}(a^2+c^2)$
Pour le cas de certains trapèzes isocèles (ceux qui s’inscrivent dans la configuration des carrés concentriques comme dans la figure 6, c’est-à-dire ceux dont les angles aigus mesurent 45°), la règle est ainsi établie par un raisonnement géométrique simple, et d’une façon fidèle à l’esprit des mathématiques de l’époque. Reste maintenant à montrer que cette règle est valide pour tous les cas. Pour cela, il suffit de transformer un trapèze quelconque en trapèze isocèle à angles de 45° par des manipulations qui conservent l’égalité des aires (voir encart suivant).
Equipartitions en série : triplets babyloniens et triplets pythagoriciens
Trapèzes en série
On trouve toute une série de trapèzes partagés en bandes dans la tablette Erm 15189, conservée au Musée de l’Ermitage à St Petersburg.
- Figure 8 — Série de partages du trapèze – Tablette Erm 15189, Musée de l’Ermitage, St Petersburg.
La tablette Erm 15189 montre un arrangement de 10 trapèzes, chacun étant partagé en 4 bandes. Les données suivantes sont inscrites : bases, transversales, hauteurs et aires des bandes. Les bandes sont de même aire deux à deux. La tablette affiche donc une liste de 20 triplets du trapèze. Le colophon (notice inscrite sur la tranche) donne les mesures d’un trapèze supplémentaire :
Et ajoute un commentaire : « Ce sont les transversales ».
Voici les triplets du trapèze qu’on trouve sur cette tablette, ainsi que les triplets réduits correspondants :
- Figure 9 — Figure de base de la série de Erm 15189
On le voit, après réductions, ces triplets se ramènent tous aux deux triplets déjà rencontrés (17, 13, 7) et (7, 5, 1). Les 10 trapèzes sont construits à partir de l’agrandissement (ou réduction) d’une même figure de base. C’est précisément cette figure qui est décrite dans le colophon.
Cette tablette ne donne donc pas plus de triplets que ceux que nous avons déjà rencontrés. En fait, son intérêt principal réside dans un rapprochement avec un autre texte qui lui ressemble beaucoup. Il s’agit d’une tablette qui porte sur des partages de triangles.
Triangles en série
- Figure 10 — Série de partages du triangle– Tablette MAH 16055, Musée d’Art et d’Histoire de Genève
La tablette MAH 16055, conservée au Musée d’Art et d’Histoire de Genève, montre un arrangement de 10 triangles, chacun étant partagé en 3 parties : un trapèze « supérieur », pour employer la terminologie ancienne, un trapèze central, et un triangle « inférieur ». Les données suivantes sont inscrites sur les figures : bases, hauteurs, aires. Le trapèze supérieur et le triangle inférieur ont la même aire. La base et les deux transversales forment des triplets. Voici ces triplets, ainsi que les triplets réduits correspondants :
On constate un résultat surprenant : les triplets inscrits dans ces triangles ne sont autres que des triplets pythagoriciens, tous proportionnels au triplet (5, 4, 3). Comment expliquer ce phénomène ?
Partage du triangle et triplets pythagoriciens
Pas plus que dans le cas du trapèze, nous ne disposons de textes explicitant la méthode de calcul des transversales du triangle qui réalisent l’égalité des aires « supérieure » et « inférieure ». Cependant, la similarité des textes laisse penser que la démarche est analogue pour le trapèze et pour le triangle. Tournons-nous donc, une fois de plus, vers la configuration des carrés concentriques.
L’aire du trapèze « supérieur » (de bases a et b) est égale à l’aire du triangle « inférieur » (de base c) si :
$a^2-b^2=c^2$
c’est-à-dire
$a^2=b^2+c^2$
La généralisation du résultat à tous les triangles est immédiate lorsqu’on a constaté, comme dans le cas des trapèzes, que l’égalité des aires dépend seulement des bases et des transversales.
Ce sont donc des triplets pythagoriciens qui réalisent l’égalité des aires du trapèze « supérieur » et du triangle « inférieur », ce qui explique les données de la tablette MAH 16055. Notons que l’équipartition stricte du triangle n’a pas de solution en nombres entiers (voir encart 2 et (Høyrup 2010, p.89))
Triplets du trapèze et triplets du triangle
Les tablettes Erm 15189 et MAH 16055 montrent que, dans l’esprit de leurs auteurs (ou de leur auteur car il est tout à fait concevable que les deux textes aient été écrits par la même personne), les problèmes d’équipartition du trapèze et du triangle ont de fortes affinités. Les connexions entre ces problèmes sont résumées ci-dessous [6].
- Figure 12 - Triplets du trapèze et triplets du triangle
Ce schéma montre de plus comment les problèmes géométriques et arithmétiques sont intimement liés. Sur le plan du calcul, les triplets babyloniens et pythagoriciens se déduisent facilement l’un de l’autre :
Triplet du triangle (a, b, c) → triplet du trapèze (b+c, a, b˗c)
Exemple des tablettes précédentes :
Les tablettes de l’Ermitage et de Genève (Erm 15189 et MAH 16055), bien que de provenance inconnue et de datation incertaine, ont des présentations très similaires, et semblent indiquer que la forte affinité entre les problèmes de partage du trapèze et de partage du triangle, ainsi que la relation arithmétique entre triplets du trapèze et triplets du triangle, étaient connues par le ou les auteurs de ces tablettes. Dans quelle mesure, et éventuellement dans quel ordre, les quatre types de problèmes résumés dans la figure 12 ont-ils été abordés en Mésopotamie ? La documentation ne permet pas de le dire. On peut penser que le problème du partage du trapèze est le plus ancien car il semble attesté dès l’époque de Sargon dans IM 58045 à Nippur comme on l’a vu au début de cet article. Il est en tous cas le plus répandu dans les traditions mathématiques paléo-babyloniennes, sans doute en raison du fait qu’il se rattache aux problèmes posés aux arpenteurs dans l’exercice de leur profession (cadastres, partage de terres). Une approche des triplets pythagoriciens beaucoup plus théorique et abstraite que ce qu’on a vu dans les textes cités ici est développée dans la fameuse tablette dite « Plimpton 322 » (Proust, 2015). On ne peut pas exclure que le travail impressionnant sur les triplets pythagoriciens qu’on trouve dans cette tablette ait été réalisé également pour les triplets babyloniens, mais ne soit pas parvenu jusqu’à nous.
Une application inattendue en astronomie
La procédure d’équipartition du trapèze semble être réapparue plus de mille ans plus tard dans des textes astronomiques traitant du déplacement de Jupiter le long de l’écliptique. Dans un article fameux de la revue Science, Mathieu Ossendrijver a montré que certains astronomes babyloniens de l’époque hellénistique (350-150 avant J.-C.) ont développé des méthodes géométriques pour la description et la prévision des positions d’un corps céleste se déplaçant avec une vitesse non-uniforme (Ossendrijver 2016) . Selon son interprétation de tablettes telles que BM 40054 du British Museum, la relation entre la vitesse, la durée du déplacement et la distance parcourue par Jupiter est conceptualisée par des trapèzes, dont les bases représentent deux vitesses différentes (exprimées en degrés par jour), la hauteur représente le temps (exprimé en nombre de jours), et la surface représente le déplacement (exprimé en degrés), comme le montre la figure 13 (d’après Ossendrijver 2016, Fig.3).
- Figure 13 — Une représentation géométrique simplifiée de la relation entre la vitesse, la durée du déplacement et la distance parcourue par Jupiter selon une tablette astronomique telle que BM 40054.
Dans la figure 13, la grande base du trapèze (à gauche) représente la vitesse de Jupiter au moment de sa première apparition, la petite base (à droite) représente la vitesse de Jupiter 60 jours plus tard, et la hauteur du trapèze (en bas) représente la durée de déplacement. Ainsi, la surface du trapèze représente la distance parcourue par Jupiter. La moitié de la distance est parcourue après une durée qui réalise l’équipartition du grand trapèze : le petit trapèze de gauche a alors la même aire que le petit trapèze de droite.
Selon Ossendrijver, la configuration du trapèze a pu fournir aux anciens astronomes un outil mathématique puissant permettant notamment de conceptualiser géométriquement les vitesses variables et ainsi de calculer le temps nécessaire pour parcourir la moitié de la distance entre deux points donnés. Aucune figure géométrique n’est dessinée dans les textes, mais le trapèze et ses constituants sont suggérés par le vocabulaire géométrique utilisé. Ces figures abstraites ne viseraient pas à représenter des configurations astrales réelles, mais à mettre en oeuvre une méthode mathématique, celle de l’équipartition du trapèze. La découverte d’Ossendrijver est remarquable à au moins deux titres. Si on suit Ossendrijver, il s’agirait du plus ancien texte attestant de la représentation d’une distance par une surface dont les dimensions linéaires représentent le temps et la vitesse. Ensuite ces textes astronomiques s’appuieraient sur des raisonnements géométriques, et donc remettraient en question l’idée largement admise que les méthodes de l’astronomie babylonienne étaient purement numériques.
Références
↑Bruins, E. M. et Rutten M. (1961). Textes mathématiques de Suse. Vol. 34. Mémoires de la mission archéologique en Iran. Paris : Geuthner.
↑Friberg, J. (2000). « Mathematics at Ur in the Old Babylonian period. » Revue d’Assyriologie 94 : 98-188.
↑Friberg, J. (2009). « A Geometric Algorithm with Solutions to Quadratic Equations in a Sumerian Juridical Document from Ur III Umma. » CDLJ 2009-3. http://cdli.ucla.edu/pubs/cdlj/2009...
↑Høyrup, J. (2002). Lengths, Widths, Surfaces. A Portrait of Old Babylonian Algebra and its Kin. Berlin & Londres : Springer.
↑ Høyrup, J. (2010). L’algèbre au temps de Babylone - Quand les mathématiques s’écrivaient sur de l’argile. Paris : Vuibert.
↑Neugebauer, O. et Sachs A. J. (1945). Mathematical Cuneiform Texts. New Haven : American Oriental Series & American Schools of Oriental Research.
↑Ossendrijver, M. (2016). « Ancient Babylonian astronomers calculated Jupiter’s position from the area under a time-velocity graph. » Science 351 : 482-484.
↑Proust, C. (2012). « Problèmes de partage : des cadastres à l’arithmétique. » CultureMath (ENS Ulm).
↑Proust, C. (2014). « Mathématiques en Mésopotamie. » Images des Mathématiques. http://images.math.cnrs.fr/Mathemat...
↑Proust, C. (2015). « Trouver toutes les diagonales. Plimpton 322 : à la recherche des rectangles sexagésimaux, une version mésopotamienne de la recherche des « triplets pythagoriciens ». » Images des Mathématiques. http://images.math.cnrs.fr/Trouver-....
↑Quillien, J. (2003). « Deux cadastres de l’époque d’Ur III. » Revue d’histoire des mathématiques 9 : 9-31.
↑Thureau-Dangin, F. (1938). Textes Mathématiques Babyloniens. Leiden : Brill.
↑Vaiman, A. A. (1961). Sumero-babylonian Mathematics in the third to first millennia b.o.e. (Shumero-vavivonskaya matematika III-I tysyacheletiya do n.e.). Moscou : Izdatel’stvo Vostocnoj Literatury.
Cet article est une version modifiée, complétée et mise à jour d’un article paru dans CultureMath en 2012 (Proust, 2012). Il devrait intéresser les enseignants de mathématiques du secondaire ou du supérieur souhaitant insérer des séquences historiques dans leur enseignement, ou bien préparer des activités pour leurs élèves ou étudiants.
Je remercie chaleureusement tous les relecteurs et toutes les relectrices, Marc Moyon, Colette Le Lay, Antoine Levitt, les relecteurs dont les pseudos sont alainfa et alchymic666, Aurélien Alvarez, qui ont permis une substantielle amélioration du texte. Merci aussi, comme d’habitude, à Carole Gaboriau et Maï Sauvageot pour leur assistance patiente et bienveillante.
Notes
[1] Traduction d’après (Thureau-Dangin 1938, p.101) et (Høyrup 2010, p.88).
[2] Nous appelons triplet réduit un triplet de nombres qui n’ont pas de facteur commun.
[3] Pour une analyse détaillée, on se reportera par exemple à (Neugebauer et Sachs 1945, p.46-47), à (Høyrup 2002, p.244-249), ou à (Bruins et Rutten 1961), qui donnent trois interprétations différentes.
[4] L’interprétation du sens de « 2 » par Høyrup est différente (2002 p. 247). Pour lui, 2 représente la surface du trapèze réduite d’un rapport $\frac{2}{60}$. Ce rapport est calculé dans le texte lignes 7-11 de la face : il est égal à la différence des bases divisée par la hauteur $\frac{(17-7)}{5}$, la hauteur 5 étant la moyenne des deux longueurs latérales, 5.10 et 4.50. Ensuite, selon Høyrup, ce rapport 2 (en fait, $\frac{2}{60}$) est multiplié par la surface totale pour obtenir la surface réduite. Cette interprétation astucieuse lui fournit une clé d’interprétation du texte, qui, selon lui, est basé sur une réduction des dimensions linéaires dans la direction de la hauteur (voir (Høyrup 2002), p. 247, fig. 63). Cependant, cette interprétation ne repose pas tout-à-fait sur les données du texte, et Høyrup est conduit à ajouter une phrase qui ne figure pas dans le texte cunéiforme.
[6] Cette synthèse est inspirée de (Vaiman 1961).
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Pour citer cet article :
Christine Proust — «Des partages de champs et de l’arithmétique en Mésopotamie» — Images des Mathématiques, CNRS, 2022
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