Divine Émilie
Une femme d’exception auprès de Voltaire : Émilie du Châtelet
Piste verte Le 11 juillet 2010 Voir les commentaires (1)
« Les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire et, quand il s’en trouve une avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions. » (Émilie du Châtelet)
Gabrielle Émilie du Châtelet connut une enfance heureuse et bénéficia de tous les privilèges d’une famille unie, riche et noble. Née en 1706 dans une des plus grandes familles de la noblesse de robe [1], rien ne la prédestinait à devenir la première femme de sciences que la France ait connue. Comme toutes les jeunes filles de son milieu, elle était destinée à entrer au couvent pour y apprendre les bonnes manières, en attendant d’être mariée, plutôt que d’étudier la philosophie, les mathématiques ou la physique de Newton.
Les Breteuil habitent un hôtel donnant sur les Tuileries, tiennent salon, reçoivent le poète Jean-Baptiste Rousseau, le jeune Voltaire ou encore Bernard Le Bouyer de Fontenelle avec qui, dès 12 ans, Émilie discute de science.
Son père, le baron Louis Nicolas Le Tonnelier de Breteuil, adhère aux idées de Voltaire ; il ouvre sa bibliothèque à sa fille, lui donne à domicile une éducation à base de latin, de mathématiques et de langues vivantes. C’est une situation tout à fait exceptionnelle pour cette époque où on n’élève pas les filles comme les garçons. D’ordinaire, les filles sont destinées au couvent, apprennent la couture, un peu de religion, la danse et, surtout, apprennent à se tenir dans le monde. L’accès aux sciences, ou même au latin, est tout simplement impossible. La destinée des femmes de cette époque était d’être bonne épouse, bonne mère et de savoir tenir salon ou la cuisine selon les milieux. Mais lorsqu’Émilie naît, le baron de Breteuil a 53 ans : à l’âge d’être grand-père, cette petite fille, son unique fille d’ailleurs, le passionne. Face à une mère assez rude et austère, le père et la fille forment un couple très étroit. Il cède presque tout à sa petite fille et ne s’effarouche d’aucune lecture d’Émilie. Il en est si fier qu’il va jusqu’à la donner en spectacle dans son salon. [2]
Si Émilie a une chance exceptionnelle d’avoir un père comme le sien, elle est aussi dotée d’une curiosité intellectuelle rare pour une enfant et s’intéresse aux sujets les plus abstraits : parmi eux les mathématiques et le calcul, et le soir, avant de se coucher, c’est vers les étoiles qu’elle tourne son regard... Le miracle d’Émilie est dû à trois choses : le travail, l’ambition et le don.
Émilie Le Tonnelier de Breteuil devient marquise du Châtelet à l’âge de 19 ans, en épousant Florent Claude du Châtelet qui fait carrière dans l’armée. Au début de son mariage, elle s’adonne à diverses passions : amour et jeu principalement en délaissant les études. Bien qu’elle aime les choses de l’esprit par-dessus tout, elle veut profiter des plaisirs sociaux, du corps. Elle s’intéresse à tout, fait tout jusqu’à l’extrême. Elle peut chanter une trentaine d’actes d’opéra en un jour, faire des sciences toute la nuit et jouer de l’argent qu’elle n’a pas.
Élisabeth Badinter parle ainsi d’Émilie : « C’est l’union des contraires, le vice et la vertu comprises. » Émilie ne se refuse aucun plaisir, elle est son corps et son esprit, en plus d’être libertine. Dès 1728, elle a pris un amant, le comte de Guébriant. Mais c’est un Dom Juan, qui la rend folle de jalousie. Elle le remplace en 1729 par le frère de son amie : le duc de Richelieu, 35 ans, déjà fier de trois séjours à la Bastille, de son élection à l’Académie française (comme parent du cardinal) et membre du Parlement de Paris depuis 1725 (en tant que pair de France) ; après leur liaison, le duc restera un ami. En 1734, commence une liaison avec Maupertuis, le grand mathématicien et naturaliste de l’époque, son professeur de sciences qu’elle poursuit de sa passion. À la même époque elle s’est aussi liée à Voltaire qui vient de remporter un triomphe avec Zaïre ; c’est avec lui qu’elle aura sa plus grande passion qui durera 16 ans de sa vie, à partir de 1733.
Après ses Lettres anglaises, Voltaire est obligé de quitter Paris et trouve refuge à Cirey, dans le château d’Émilie, une propriété familiale bâtie sous Louis XIII. De 1734 à 1749, c’est la résidence principale de Voltaire, qui la fait agrandir d’une galerie et d’un théâtre dès 1735, car, folle de théâtre, Émilie interprète à Cirey plusieurs pièces, à commencer par celles de son amant. Voltaire écrira lui-même qu’ils étaient là comme des « philosophes voluptueux ».
Les cinq premières années qu’ils passent ensemble sont particulièrement riches : ils sont véritablement complices et complémentaires dans une union des corps et des esprits. C’est un couple éminemment intellectuel qui jouit de tous les plaisirs de la vie. Voltaire trouve en Émilie une égale sur le plan intellectuel, elle l’introduit à l’étude de la Bible ainsi qu’aux sciences. Ils ont tous ces goûts en commun et s’admirent mutuellement. Lui l’écrivain, elle la femme de science. [3] Il n’est donc pas difficile de comprendre l’admiration profonde de Voltaire pour un tel esprit que celui d’Émilie. Comme le dit Élisabeth Badinter : « Quelle autre femme aurait pu prétendre se montrer à la fois physicienne et philosophe, lire Cicéron et Pope dans le texte, […] chanter l’opéra la nuit et retrouver Newton le jour ? » Émilie devient progressivement une experte dans les sciences et Voltaire ne peut plus suivre le rythme. Clairaut le confirme quand il écrit : « J’avais là deux élèves de valeur très inégale, l’une tout à fait remarquable, tandis que je n’ai pu faire entendre à l’autre ce que sont les mathématiques. »
Les deux amants [4] iront au-delà de la complicité lorsqu’ils seront concurrents à propos du problème posé par l’Académie sur la nature du feu. À vrai dire, Voltaire espérait qu’en rentrant à l’Académie, ça pourrait aller un peu mieux pour lui… Profitant que le concours est anonyme, Émilie envoie son mémoire pendant que Voltaire expédie le sien. Ni l’un, ni l’autre ne gagneront mais leurs contributions sont très appréciées. Maupertuis obtient que les deux mémoires soient publiés. Lorsque celui d’Émilie est publié, on découvre que son auteur est une femme ! C’est une véritable victoire pour elle. D’autant plus qu’elle est déjà sur le versant révolutionnaire de Newton alors que l’Académie préfère jusque là les thèses de Descartes (dont la vertu principale est que son auteur est français !).
Émilie du Châtelet a une capacité de travail phénoménale : elle dort de trois à quatre heures par nuit. Elle déborde d’énergie et ne s’arrête jamais, épuisant son entourage. À son bureau, elle travaille avec la plus grande force et sait qu’elle est dans les plus hauts sommets des sciences de l’époque. Pour certains, une telle réussite dans les sciences pour une femme est impossible et on pense systématiquement que l’un de ses professeurs, Clairault, Koenig ou Maupertuis, est derrière ses écrits. Mais il n’en est rien et Émilie rentre à l’Académie de Bologne, la plus prestigieuse d’Italie, en plus d’être classée dans une revue allemande comme l’une des dix plus grands savants. [5]
Au moment où elle traduit Newton, Émilie tombe amoureuse du poète Saint-Lambert et se retrouve enceinte. Dès le début de sa grossesse, elle a l’intuition qu’elle va mourir. Elle est alors convaincue que le travail de traduction et de commentaire des Principia de Newton est sa principale chance de laisser une trace d’elle dans l’histoire. Cette conviction tourne à l’obsession et elle aura juste le temps de terminer son ouvrage, mourant quelques jours après avoir accouché. Dans toute l’Europe du XVIII° siècle, partout où on enseigne Newton, on se penche sur la traduction d’Émilie qui fera en fait référence jusqu’en 2001.
Même si l’œuvre scientifique d’Émilie du Châtelet n’est pas comparable à celle d’un d’Alembert par exemple, elle mit à portée des autres scientifiques de son époque une physique aussi révolutionnaire que celle de Newton qui, dès lors, put être diffusée, enseignée et comprise. Car Mme du Châtelet ne s’est pas contentée d’une simple traduction du latin (!) au français (traduction qui, à elle seule, constitue déjà un travail colossal), elle a véritablement enrichi et éclairci le texte de ses commentaires. Malgré son mémoire remarqué, Émilie n’entra pas à l’Académie : la première femme à pousser les portes de cette prestigieuse institution fut Yvonne Choquet-Bruhat en 1979 !
Je voudrais recommander l’excellent livre d’Élisabeth Badinter, Émilie Émilie ou l’ambition féminine au XVIII° siècle. C’est juste passionnant !
Notes
[1] Émilie compte un aïeul contrôleur général des finances, un père courtisan, un cousin ministre de la guerre sous Louis XV et un neveu qui sera secrétaire d’État sous Louis XVI.
[3] Même si le goût pour les sciences de Voltaire fut marqué par l’influence d’Émilie qui le poussa à se consacrer « à des choses plus sérieuses que la poésie », Voltaire commença à s’intéresser à la nouvelle physique de l’attraction contre la théorie des tourbillons de Descartes bien plus tôt, précisément lors d’un de ses séjours à Londres, où il manqua de peu de rencontrer Newton d’ailleurs.
[4] Comme le confesse Voltaire dans quelques lettres, Émilie a un très gros appétit ;-) et lui manque un peu de tempérament…
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Pour citer cet article :
Aurélien Alvarez — «Divine Émilie» — Images des Mathématiques, CNRS, 2010
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Commentaire sur l'article
Divine Émilie
le 14 juillet 2010 à 08:47, par Gouanelle