Du ressort à l’univers, quand les résonances se jouent des pronostics.
Piste verte Le 5 février 2018 Voir les commentaires
Tout le monde a déjà entendu parler de phénomènes de résonances. A commencer par l’histoire du pont de la Basse-Chaîne à Angers qui en 1850 s’écroula alors que près de cinq cents soldats du 11e régiment d’infanterie légère le traversaient.
Une explication possible, bien que controversée, incrimine la marche au pas de la troupe dont la fréquence aurait coïncidé avec la fréquence propre d’oscillation du tablier métallique provoquant une amplification de ces oscillations jusqu’à la rupture de la structure.
- La catastrophe du pont de la basse chaine
Il s’agirait donc d’une mise en résonance de deux phénomènes périodiques, le pas cadencé des soldats et les oscillations propres du pont, sous l’effet d’un couplage complexe puisque clairement dans ce cas de figure les deux mouvements sont reliés et interagissent. C’est cette interaction qui nous intéresse et qui engendre le phénomène de résonance. L’exemple du pont est certes spectaculaire mais difficile à modéliser, beaucoup trop de paramètres seraient à prendre en compte, nous allons donc détailler des exemples où le phénomène de résonances est plus facile à isoler [1].
Les pinces à linges
Nous allons commencer par un exemple beaucoup plus modeste, celui de deux ressorts couplés. Dans un premier temps nous allons décrire une expérience
concrète qui je l’espère permettra de convaincre les plus rétifs aux calculs et aux graphiques de l’existence du phénomène de résonance. A la fin de cet article nous reviendrons sur cet exemple avec cette fois une approche beaucoup plus mathématique.
Le principe est de faire osciller en rotation deux pinces à linge sur un élastique tendu entre deux points fixes.
En choisissant dans votre mercerie un élastique plat, vous optimiserez la force de torsion appliquée par l’élastique sur les pinces à linge. Une pince à linge seule sur l’élastique va osciller autour de la position verticale, sa position d’équilibre. Rajoutons une deuxième pince à linge.
Le couplage entre ces deux oscillateurs est assuré par le fil lui même : si la première pince tord l’élastique, elle transmet automatiquement une force sur la seconde pince. Nous voilà donc en présence d’un système de deux oscillateurs couplés.
L’effet est garanti : si les pinces à linge sont identiques, et donc si elles ont la même fréquence propre d’oscillation, on observe un échange d’énergie périodique entre les deux pinces. Si au départ seule la première pince reçoit une impulsion, la deuxième se met progressivement à osciller jusqu’à monopoliser l’essentiel de l’énergie de telle sorte que la première ne bouge quasiment plus. Puis l’énergie repasse sur la première pince laissant la seconde quasiment immobile et ainsi de suite. Vous pouvez le constater par vous même en réalisant l’expérience (dispositif très facile à reproduire !) ou en regardant la vidéo ci dessous.
Une chaine d’atomes
Et que se passe-t-il quand on rajoute d’autres pinces à linge ? Pourquoi pas une infinité ! Évidemment la palette d’échanges possibles devient vertigineuse. Historiquement un modèle beaucoup plus sérieux a retenu l’attention des physiciens : une chaine de N atomes (N est ici supposé très grand) peut en effet être modélisée par un système de N oscillateurs couplés.
C’est le modèle envisagé par Enrico Fermi, John Pasta, Stanislaw Ulam et Mary Tsingou, le fameux modèle FPUT [2]. Nous étions en 1955 à Los Alamos et il s’agissait de la première expérience numérique non militaire [3] réalisée sur le supercomputer MANIAC-1... L’idée était de corroborer l’hypothèse ergodique de Boltzmann [4] très en vogue en physique statistique à l’époque. Dans le cadre du modèle FPUT cette hypothèse entraîne que si on excite initialement un mode (un atome) laissant les autres au repos, le système évoluera vers un état d’équilibre correspondant à une équi-répartition de l’énergie entre les N oscillateurs (phénomène de thermalisation). On s’attend donc à ce que les échanges d’énergies se moyennisent. En fait si initialement toute l’énergie est dans le mode 1, on observe numériquement une diminution rapide du mode 1 au profit des modes 2,3,4... Jusque là tout est normal et conforme aux prévisions de la physique statistique. Sauf qu’après un temps assez long [5], le mode 1 domine à nouveau puis le système s’installe dans une nouvelle phase de moyennisation. Ainsi on observe une récurrence périodique du mode 1 [6]. La solution apparaît comme la superposition de différents mécanismes périodiques, ce que l’on appelle une solution quasi-périodique. Les résonances se sont à nouveau jouées des prévisions. Il faut imaginer 64 (c’est le nombre N retenu dans l’expérience historique) pinces à linge sur un fil qui, après une impulsion sur l’une d’entre elles, oscillent apparemment de manière erratique mais qui se retrouvent proche de la condition initiale (toute l’énergie dans une pince) après quelques minutes... Cela a de quoi surprendre !
Il n’y a pas de démonstration mathématique de ce résultat pour ce modèle historique, le problème reste ouvert. Néanmoins la théorie KAM justifie la possibilité de telles solutions quasi-périodiques pour des modèles proches.
Le système solaire
Nous terminerons par un dernier exemple où les résonances ont déjoué les pronostics et plongé les scientifiques dans des abîmes de perplexité et de nouvelles théories mathématiques : le système solaire.
Évidemment la force d’attraction entre deux corps pesants ne s’apparente pas directement à celle d’un ressort, néanmoins le phénomène de résonance est à nouveau au cœur des débats.
Si nous assimilons les planètes et le Soleil à des points matériels, les équations sont données par Newton, elles sont donc connues depuis le 17ème siècle. Le problème à N corps, central dans l’histoire de l’astronomie, consiste à résoudre ce système d’équations pour N corps pesants soit dans notre cas le Soleil et N-1 planètes.
Si nous négligeons l’interaction entre les planètes en ne gardant que l’interaction entre le Soleil et chacune des planètes, nous obtenons un système intégrable que nous pouvons résoudre : chacune des planètes décrit une ellipse autour du Soleil (ellipses de Kepler) avec une fréquence qui lui est propre. Si maintenant nous rajoutons les interactions entre les planètes, les choses se compliquent singulièrement et de fait nous ne connaissons toujours pas la solution dans tous les cas de figure. Seuls des cas particuliers sont entièrement décrits dans la littérature, des cas où les symétries simplifient le problème.
Pourtant l’enjeu est de taille, rien de moins que la stabilité du système solaire !
Cette question taraude tous les plus grands esprits depuis l’antiquité. Bien avant Newton, Kepler répond partiellement à la question en résolvant le problème à 2 corps : s’il n’y a qu’une planète, le système est stable et le Soleil et la planète décrivent chacun des ellipses. Quatre siècles plus tard on ne sait toujours pas répondre dans le cas de deux planètes ou plus. Même après que Oscar II, roi de Suède et de Norvège, ait proposé en 1890 un prix à qui serait capable de résoudre cette énigme.
Essayons de comprendre très heuristiquement où interviennent ici les résonances.
- Commençons par le cas résonant. Imaginons deux planètes ayant des fréquences de rotation autour du Soleil, $\omega_1$ et $\omega_2$, dans un rapport de 2/5 c’est à dire : $5\omega_1=2\omega_2$ (notons que c’est approximativement le cas pour Jupiter et Saturne). Supposons par ailleurs qu’elles se déplacent dans un même plan que le Soleil et qu’au départ elles sont alignées avec celui-ci et du même côté de lui. Après cinq périodes de Jupiter (et donc deux de Saturne) cette configuration se reproduit. Quand nous rajoutons l’interaction entre elles, les planètes s’attirent et ce d’autant plus qu’elles sont proches. Cette force supplémentaire sera donc d’intensité maximale au moment de l’alignement et aura tendance à rapprocher les deux orbites. Si le processus se poursuivait avec le même alignement périodique, la collision serait possible [7]. Dans ce cas résonant, l’interaction a détruit la stabilité du système.
- Analysons maintenant le cas non résonant, nous supposerons donc maintenant que les fréquences ne sont pas rationnellement dépendantes ou encore qu’il n’existe aucune combinaison linéaire à coefficients rationnels reliant les deux fréquences $\omega_1$ et $\omega_2$ : il n’existe pas deux entiers $k$ et $j$ tels que $k\omega_1=j\omega_2$. Nous partons dans les mêmes conditions d’alignement et de coplanarité que dans le cas résonant. Cette fois cet alignement parfait ne se reproduira plus jamais au même endroit de la trajectoire de la planète 1 ou, dit autrement, ne se reproduira pas périodiquement. Si nous évaluons la force exercée par la planète 2 sur la planète 1 à intervalle régulier, disons à chaque révolution de la planète 1, nous voyons que la direction de cette force par rapport à la trajectoire de la planète est toujours différente. En fait les effets vont se compenser, se moyenniser, pour finalement stabiliser la trajectoire des deux planètes. Le comportement d’un système non résonant est donc à priori plus stable.
Bien sûr de tels phénomènes vont se superposer, et donc se perturber, pour créer une situation inextricable où les résonances entre les différentes planètes jouent un rôle fondamental. Nous pouvons imaginer que s’il n’existe aucune combinaison linéaire à coefficients rationnels reliant les différentes fréquences propres des planètes, nous sommes dans la bonne direction pour la stabilité. Mais de là à le démontrer... Remarquons au passage que cette absence de relation de résonances est indécidable : étant donné que les nombres rationnels forment un ensemble dense à l’intérieur des nombres réels, il faudrait une précision infinie sur les fréquences propres des planètes, information inaccessible physiquement.
Henri Poincaré, après des années de travail et d’innombrables innovations mathématiques remportera en 1889 le prix d’Oscar II bien qu’il n’ait pas résolu le problème. En fait le résultat qu’il démontre entraîne le fait suivant : aussi proche que l’on veut de toute configuration [8] initiale de nos N planètes, il existe une configuration instable.
Pas très rassurant même s’il reste de la place pour des solutions stables. Il faudra attendre 1953 pour que Andreï Kolmogorov dévoile l’autre face de cette médaille en montrant qu’aussi proche que l’on veut de toute configuration initiale il existe une configuration stable [9].
Ces deux résultats aux apparences contradictoires ne peuvent que nous laisser perplexes et subjugués par la beauté et la complexité de la nature qui s’ingénie à brouiller les pistes et des mathématiques qui cherchent à la comprendre. Stabilité et instabilité se côtoient partout de manière inextricable. Dit autrement nous n’avons aucune chance de savoir un jour si notre système solaire est stable. Rassurons nous néanmoins, la stabilité pour des temps longs mais finis est beaucoup plus facile à atteindre, l’approximation est alors permise. De fait la stabilité du système solaire est assurée pour des temps très très longs [10], de l’ordre de l’âge de l’univers, ce qui nous laisse un peu de répit et répond à la question de la stabilité d’une manière physiquement acceptable. Néanmoins, la question mathématique de la stabilité inconditionnelle reste entière.
Mathématiquement Kolmogorov montre
l’existence d’un ensemble de mesure non nulle de tores stables dans l’espace des phases, détruisant au passage l’hypothèse ergodique. La démonstration sera complétée par Vladimir Arnold et Jürgen Moser en 1963 donnant naissance à la théorie KAM et aux tores du même nom.
Mais c’est déjà une autre histoire...
La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive et leurs commentaires constructifs les relecteurs Daniele Truchetti, Ulysse, Michele Triestino, Jérôme Perez et Himynameisarno.
Notes
[1] Cet article ne prétend pas donner un panorama exhaustif des phénomènes de résonances. Parmi les nombreux exemples non abordés ici, citons les figures sonores de Chladni qui a fait l’objet d’un article de Serge Cantat dans Images des Maths.
[2] Mary Tsingou a été longtemps oubliée par la communauté scientifique misogyne, elle a pourtant réalisé le programme informatique qui a permis cette expérience.
[3] Les toutes premières simulations numériques réalisées par MANIAC-1 étaient liées au projet Manhattan et à la bombe atomique.
[4] On pensait à l’époque que tout système Hamiltonien non intégrable, c’est le cas du système FPUT, est forcément ergodique. Kolmogorov et la théorie KAM (Kolmogorov, Arnold et Moser) mettront fin à cette conjecture.
[5] La petite histoire prétend que nos quatre scientifiques après plusieurs heures passées à scruter les résultats donnés par MANIAC-1 s’étaient convaincus que l’expérience était concluante et étaient partis boire un café en oubliant d’éteindre l’ordinateur... A leur retour la thermalisation était déjà loin et le modèle FPUT rentrait dans l’histoire.
[7] Ceci dit, en changeant d’orbite les deux planètes changent de fréquence de rotation et donc l’alignement n’est plus de mise et la résonance disparait petit à petit. Difficile donc de prévoir l’évolution à long terme de ce système. On pourra se faire peur en visionnant ceci !
[8] Nous appelons configuration des N planètes la donnée de la position et de la vitesse de chacune des planètes.
[9] Les interprétations des théorèmes de Poincaré et de Kolmogorov ne sont pas tout à fait juste en ce sens que les théorèmes en question ne s’appliquent pas directement au système solaire mais à des modèles idéalisés où en particulier les interactions sont beaucoup plus faibles que dans la réalité.
[10] Les travaux de Jacques Laskar à ce sujet sont évoqués dans cet article d’Images des Maths.
[11] D’autre cas sont envisageables comme le cas d’une force de rappel qui ne dépend que de la différence d’allongement des deux ressorts, les équations de Newton s’écrivent alors
\[\left\{\begin{array}{ll}
\ddot x_1(t)&=-\omega_1^2 x_1(t)+ F(x_1-x_2)\\
\ddot x_2(t)&=-\omega_2^2 x_2(t)- F(x_1-x_2)\end{array}\right.
\]
Les cas quadratique, $F(x)=\alpha x^2$, et cubique, $F(x)=\alpha x^3$, sont deux exemples de couplages anharmoniques (ou non linéaires) couramment envisagés par les physiciens. C’est d’ailleurs le cas dans le modèle FPUT décrit ci dessus. Les phénomènes observés sont les mêmes mais il n’y a pas d’expression analytique pour les décrire.
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Pour citer cet article :
Benoit Grébert — «Du ressort à l’univers, quand les résonances se jouent des pronostics.» — Images des Mathématiques, CNRS, 2018
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