Entretien avec Cédric Villani, Août 2010

Piste verte Le 8 janvier 2011  - Ecrit par  Jean-Michel Kantor Voir les commentaires (1)

MATHÉMATICIENS DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !

Jean-Michel Kantor : Vous avez 36 ans, vous êtes mathématicien, professeur à l’ENS de
Lyon [1] et Directeur de l’Institut Henri Poincaré (IHP), Médaille Fields en 2010 : un
beau parcours !

Cédric Villani : J’ai bénéficié de stimulants exceptionnels, d’abord à l’École Normale
Supérieure de Paris puis lors de plusieurs collaborations avec des
mathématiciens qui m’ont beaucoup apporté, lors de séjours fructueux à Pavie, Atlanta, Berkeley, et bien d’autres endroits ; par exemple, c’est à Berkeley que j’ai rencontré mon collaborateur John Lott, qui lui-même était invité au
MSRI (Mathematical Science Research Institute).
Je voudrais que mes collègues parisiens, les provinciaux et les visiteurs
étrangers trouvent le même environnement d’ouverture à l’IHP et que le lieu
soit ouvert aux non spécialistes comme c’était le but originel. En effet l’IHP
a été créé en 1928, Poincaré était mort en 1912 ; c’était une figure
emblématique de la science, connu des scientifiques autant que des politiques
et du grand public : son livre « La science et l’hypothèse » a été un immense
succès de librairie.
Le lieu a été conçu dès le départ dans l’esprit de Poincaré comme un lieu
de rencontres, d’abord entre mathématiques et physique, et avec les publics,
et aujourd’hui nous voulons poursuivre cette image emblématique avec le
soutien du CNRS et de l’Université, tout particulièrement de l’Université Pierre
et Marie Curie (UPMC). L’IHP est un lieu de recherches de très haut niveau,
avec l’IHÉS (Institut des Hautes Etudes Scientifiques) à Bures sur Yvette
c’est le grand centre national pour les mathématiques et la physique
théorique. Il faut citer le Centre International de Recherches Mathématiques à
Luminy près de Marseille.

JMK  : Le congrès International des mathématiciens se termine le 28 août a
Hyderabad en Inde [2]. Quelles tendances principales se dégagent ?

CV  : D’abord aujourd’hui la mondialisation des mathématiques est un fait
acquis. Les mathématiques n’ont plus de frontières, ceci déjà depuis plusieurs
années, comme le montre la densité des échanges internationaux et
l’intensité des collaborations mathématiques sur l’internet, qui est en quelque
sorte une délocalisation volontaire et complète pour les mathématiciens qui
travaillent ainsi en collaboration « sur la Toile ».
Le second aspect que je veux souligner est la forte pression exercée par
les pays émergents, d’Asie, d’Amérique Latine ou d’ailleurs. A preuve ce
Congrès au cœur de l’Inde, un pays très actif en mathématiques, riche d’une
très vieille tradition, des mathématiques sanscrites à Ramanujan, qui dispose
d’Instituts prestigieux comme le Tata Institute et où les mathématiques sont
très populaires.
Les pays d’Asie en général investissent des sommes importantes dans la
recherche en sciences dures comme les mathématiques. Il y a plusieurs
projets grandioses de création d’Instituts en Chine. Ce qui est nouveau, c’est
une demande du côté des pays africains. L’African Institute for Mathematical Sciences (AIMS) envisage la création de 15 instituts de recherche en
Afrique : c’est le projet « Next Einstein in Africa », financé notamment par le gouvernement canadien.
Je suis associé personnellement à un projet lié au Bénin, un petit pays très
pauvre mais vraiment leader pour la culture scientifique, avec Wilfrid Gangbo,
un béninois d’origine, professeur aux États-Unis. Au Sénégal, il y a également un projet très
avancé piloté par le physicien théoricien français Vincent Rivasseau.

JMK  : Mais en quoi le développement des mathématiques en Afrique ou en
Asie nous concerne, nous français ?

CV : C’est d’abord par l’émulation et la stimulation qu’ils portent que ces
projets peuvent nous servir. C’est un vrai investissement dans l’avenir.
Partout dans le monde il y a une baisse du nombre d’étudiants. Dans les
sociétés « avancées », le prestige des carrières intellectuelles a diminué, ce
n’est pas le cas dans les pays émergents.
J’aimerais retrouver dans mes amphithéâtres de France l’atmosphère que
j’ai connue à Cotonou ! il faut s’attendre à une poussée d’étudiants venant
des pays d’Asie —c’est déjà le cas— plus tard d’Afrique, plus tard… Il est
possible que ça commence en Afrique par les sciences théoriques qui
demandent moins de moyens et sont fondamentales pour l’équilibre de
l’ensemble de la recherche.

JMK  : On a pu constater la participation aux Congrès internationaux de très
jeunes chercheurs extrêmement brillants : Tao a eu la médaille Fields en 2006
à l’âge de 31 ans, et il y a plusieurs autres exemples…

CV  : On ne peut que se réjouir du phénomène. D’ailleurs je remarque que
cette jeunesse s’accompagne dans le cas de Tao, de Lindenstrauss [3] et
d’autres, de très nombreuses collaborations avec de multiples collaborateurs.
La capacité à collaborer en démultipliant les compétences nécessite un talent
particulier. Aujourd’hui la parole est donnée
très facilement aux jeunes, c’est sans doute à cause de
l’effervescence dans de nombreuses directions nouvelles des mathématiques
et des fertilisations croisées.

JMK : Peux-tu dire quelques mots de tes travaux ?

CV : Mes travaux concernent la physique, les mathématiques et la physique
mathématique. S’il faut résumer en trois mots je dirais : Boltzmann et
transport optimal.
Boltzmann (1844-1906) [4] est un personnage fascinant, l’un des pères de la
mécanique statistique, il a fait franchir une étape importante à la physique en
introduisant la notion d’entropie, moyen de passage du monde microscopique au monde macroscopique,, des atomes imaginés déjà par Démocrite au continu (liquides et gaz
par exemple).
Comment passer de l’un à l’autre ?
Déjà en 1900 au deuxième Congrès International des Mathématiciens (ICM),
à Paris, David Hilbert avait souligné que les travaux de Boltzmann
permettaient d’envisager ce passage à la limite qui pose de redoutables
problèmes mathématiques, non encore résolus 110 ans après.
C’est l’une de mes directions de recherche. Je rappellerais aussi que les travaux
de Boltzmann dépassent les frontières de la physique. Shannon, l’inventeur
de la théorie de l’information, a rencontré une notion voisine de celle de
l’entropie et cherchait à lui donner un nom. John Von Neumann lui suggéra le nom d’entropie en justifiant ainsi :
« C’est déjà utilisé en mécanique statistique. Personne ne sait exactement
ce que c’est. Comme cela dans une discussion tu auras toujours le dernier
mot (in a debate you will always have an advantage) ».
L’entropie est un fil conducteur à travers une bonne partie de mon œuvre, depuis les équations des gaz écrites par Boltzmann jusqu’à la courbure dans les espaces métriques ; en effet, avec John Lott et d’autres, nous avons développé le point de vue selon lequel l’entropie et le transport optimal donnent accès à la courbure de Ricci, faisant le pont avec les probabilités, le flot de Ricci étudié par Grigori Perelman [5] qui s’en est servi pour résoudre la conjecture de Poincaré, et la géométrie métrique de Misha Gromov (membre de
l’IHES). Ces liens sont les aboutissements de travaux effectués par une communauté, dont je suis en quelque sorte un porte-parole.

JMK : À titre historique on peut rappeler que Boltzmann est l’auteur d’un
savoureux récit de voyage aux USA.

CV : Pour le transport optimal les idées remontent à Gaspard Monge - le
créateur de l’École Polytechnique - dans les années 1780.
On a des objets de poids variables, à transporter dans différents endroits.
Monge cherche la solution au moindre coût en déplacement. Ou encore cent
voitures à garer dans cent garages, en minimisant la dépense en essence.
Le problème a connu de nombreux avatars (C’est le cas de le dire ici à
Hyderabad !).
En 1942 Leonid Kantorovitch a développé la programmation linéaire (en
particulier les techniques de dualité) en vue d’applications du transport en
économie. A l’époque ses travaux étaient à la fois utilisés dans l’organisation
de la guerre par Staline et interdits de publication pour non-orthodoxie
marxiste-léniniste. Kantorovich a reçu le prix Nobel d’économie, en 1975 !
John Nash est un autre prix Nobel d’économie, qui d’ailleurs aurait pu avoir
la médaille Fields pour ses travaux mathématiques.
Ensuite, le problème du transport optimal est réapparu, vers 1960, en
statistique quand on a cherché à obtenir la meilleure corrélation entre deux
signaux aléatoires.
Plus récemment, avec Yann Brenier (alors à l’École Normale Supérieure de Paris) le cadre
du transport optimal est apparu en mécanique des fluides et en météorologie.
J’ai apporté des enrichissements et un point de vue global incluant ces
différents aspects, incluant les inégalités classiques. Et puis j’ai fait le pont vers la géométrie métrique, avec John Lott, comme je l’évoquais précédemment.

JMK : Une belle aventure qui va se poursuivre.
Flaubert dirait : « La bêtise consiste à conclure » ?

CV : Je voudrais à nouveau insister sur la nécessité de poursuivre les efforts
d’ouverture des mathématiciens vers les autres disciplines et vers les non spécialistes.
Il faut poursuivre dans l’esprit de Poincaré, qui fut aussi celui
d’Émile Borel qui avait joué un rôle essentiel au Palais de la Découverte [6] pour
les mathématiques et la physique.
C’est tout à fait possible : il y a une série de conférences à succès faites à la
Bibliothèque François Mitterrand, qui se poursuivra cette année universitaire.
Nous allons continuer et nous inspirer de certaines expériences étrangères
telles qu’elles ont été relatées au Congrès d’Hyderabad : encore une autre
forme de coopération intense entre mathématiciens.

Post-scriptum :

La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Frédéric Chardard, François Gramain, Emmanuel Kowalski et Avner Bar-Hen.

Article édité par Fabrice Planchon

Notes

[1Cédric Villani est, depuis septembre 2010, professeur à l’Institut Camille Jordan de Lyon I.

[2Voir l’article Congrès international, Hyderabad.

[4Boltzmann Ludwig
Voyages d’un Professeur allemand en Eldorado
Actes-Sud, 1987.

[5Sur Perelman on peut lire cet article

[6Voir ici un billet sur le Palais de la Découverte.

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Pour citer cet article :

Jean-Michel Kantor — «Entretien avec Cédric Villani, Août 2010» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011

Commentaire sur l'article

  • Entretien avec Cédric Villani, Août 2010

    le 13 mars 2012 à 05:22, par kosmanek

    Cher VILLANI,
    Que pensez-vous de cette phrase du célébrissime Albert EINSTEIN, tirée de son autobiographie intitulée : « Comment je vois le monde » :

    « La MILITARISATION, c’est le CANCER de la CIVILISATION »

    Merci de votre réponse argumentée.

    KOSMANEK Edith
    P.S De grâce, ne collaborez pas, scientifiquement, avec le complexe militaro-industriel !

    Répondre à ce message

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