Et si on jouait avec des cases ?
Piste rouge Le 16 septembre 2011 Voir les commentaires
Beaucoup de mathématiciens parlent de leur travail de recherche comme d’une activité ludique et deviennent alors des extra-terrestres aux yeux des autres.
Et pourtant...
Les objets que nous manipulons sont certes, abstraits et souvent difficiles à expliquer au public sans préparation (ceci dit, nous ne sommes pas les seuls, essayez de suivre une conversation de mordus de « Warhammer » si vous n’avez pas appris le vocabulaire avant...).
Cependant il arrive finalement assez souvent qu’au moment où on les étudie, on le fasse « avec les mains », c’est-à-dire en les triturant avec des petites manipulations ou des calculs qui ressemblent à des jeux de solitaire ou de société avec des règles parfois tordues mais qui peuvent être expliqués facilement, et cette phase de jeux est une partie du plaisir de faire des mathématiques...
C’est ce que je voudrais illustrer dans cet article, c’est pourquoi dans ce qui suit ce n’est pas un théorème que je vais vous expliquer mais le jeu combinatoire qui a permis de le démontrer.
Une des activités préférées des mathématiciens est de relier des ensembles compliqués à des ensembles simples (ou déjà bien connus) afin de les étudier plus facilement.
Si on prend deux ensembles A et B, le type de liaison le plus recherché mais pas toujours possible consiste à associer à chaque élément a de l’ensemble A, un et un seul élément b de l’ensemble B et vice et versa, de telle sorte que si b est associé à a par la première liaison alors a est associée à b par la seconde. On appelle ce processus mettre les ensembles en bijection.
Plus le temps passe et plus les ensembles que les mathématiciens étudient sont difficiles à décrire en quelques mots, mais parfois la bijection entre deux ensembles compliqués peut se faire sans les comprendre avec des outils aussi simples que des diagrammes et des manipulations de cases.
Les ensembles compliqués, les diagrammes
Pour commencer je vais vous présenter, par souci de politesse, les deux ensembles que l’on veut relier mais il n’est pas du tout nécessaire pour la suite de les comprendre ...
- ensemble A : la réalisation principale de la représentation basique de l’algèbre de Lie affine $\hat{sl_2}$
- ensemble B : la réalisation homogène de la représentation basique de l’algèbre de Lie affine $\hat{sl_2}$
Chaque élément de A (ou B) porte un dossard qui l’identifie.
- le dossard d’un élément de A est une liste d’entiers positifs non nuls rangés dans l’ordre décroissant, on appelle cela une partition, par exemple $(5,5,4,3,1)$.
- le dossard d’un élément de B est un triplet de partitions
- une partition formée d’entiers consécutifs, par exemple $(3,2,1)$
- deux partitions.
On veut à présent relier un dossard de A à un dossard de B, c’est-à-dire trouver un moyen d’associer à une partition, un triplet de partitions formé d’une partition ne comportant que des entiers consécutifs et deux autres partitions.
Pour y arriver on va voir une partition non plus comme une liste d’entiers mais comme un diagramme.
Par exemple si on prend la partition $(5,5,4,3,2,2)$, on la voit comme le diagramme comportant $5$ cases sur la première ligne en lisant du bas vers le haut, $5$ sur la seconde, $4$ sur la troisième, etc.
On peut remarquer dès à présent que pour qu’un diagramme soit celui d’une partition il faut qu’une ligne située au dessus d’une autre soit de longueur plus petite, puisqu’on a classé les entiers par ordre décroissant dans la liste formant la partition.
Comme dans le jeu du même nom, on appelle domino deux cases ayant un côté commun.
La bijection
Pour construire 3 partitions à partir d’une seule partition appelée $l$ on va triturer le diagramme qui la représente.
La partition formée d’entier consécutifs
On part du diagramme associé à la partition $l$.
On enlève, au hasard, autant que faire se peut des dominos au diagramme en appliquant la règle suivante : le diagramme obtenu en enlevant un domino doit être celui d’une partition (c’est-à-dire une ligne située au dessus d’une autre est forcément de longueur plus petite puisqu’on a classé les entiers par ordre décroissant).
Sur la figure ci-dessous on peut voir un exemple pour le diagramme de la partition $(5,5,4,3,2,2)$.
La partition associée à ce diagramme est appelée $2$-reste et est de la forme cherchée (c’est-à-dire formée d’entiers consécutifs).
Pour notre exemple on obtient un $2$-reste égal à $(2,1)$.
On aurait pu l’obtenir en suivant le cheminement décrit sur la figure ci-dessous.
Les deux autres partitions
Le couple que formeront ces deux partitions s’appellera le $2$-quotient.
On reprend le diagramme de la partition et on colorie les cases correspondant au $2$-reste en noir. On trace les droites correspondant aux diagonales des cases formant les frontières ouest et sud du diagramme et ce, toutes les 2 cases à partir de celle située le plus au sud et à l’ouest.
D’après le calcul du $2$-reste, les cases non coloriées peuvent être regroupées en dominos. On remarque que chaque domino est coupé par une droite et une seule.
Il y a un nombre fini de dominos, appelé $q$.
On remplit les dominos qu’on a fait apparaître lorsqu’on a calculé le $2$-reste par des entiers décroissants allant de $q$ à $1$ dans l’ordre dans lequel on les enlève pour obtenir le $2$-reste en inscrivant l’entier dans la case du domino traversée par la diagonale.
Pour notre partition $(5,5,4,3,2,2)$, il y a $9$ dominos, si on suit le premier cheminement fait pour calculer le $2$-reste on obtient le diagramme de gauche, si on suit le second, celui de droite.
Dans la suite on n’illustrera les différentes étapes que pour le diagramme correspondant au premier cheminement.
On va ensuite séparer les dominos en deux catégories ce qui nous permettra d’obtenir deux partitions.
Suivant que la case du domino coupée est celle de droite ou celle de gauche, celle d’en bas ou celle d’au-dessus, on classe les dominos en deux types : ceux de type $0$ et ceux de type $1$.
Intéressons-nous aux dominos de type $0$.
On efface sur le diagramme tous les contenus des cases ne correspondant pas à des dominos de ce type.
Sur notre exemple, en utilisant le diagramme obtenu avec le premier cheminement on obtient :
On remarque qu’il est formé de cases numérotées et de cases vides. À l’aide d’un jeu de taquin, on élimine toutes les cases vides et obtient le diagramme d’une partition.
$\quad$
Appliqué au diagramme ci-dessus en effaçant les cases extérieures colorées en orange dès que possible et en déplaçant grâce au jeu de taquin, une ou plusieurs case(s) vide(s) intérieure(s) colorée(s) en bleue à la même étape, on obtient :
On obtient un diagramme correspondant à la partition $(4,1)$, c’est la première partition formant le $2$-quotient.
On recommence le processus en s’occupant à présent des dominos de type $1$.
La partition obtenue finalement est $(1,1,1,1)$ c’est la seconde partition formant le $2$-quotient.
Conclusion
À l’aide de manipulation de cases de diagrammes on a réussi à associer de manière non ambigüe un dossard de A à un dossard de B.
Un peu plus de manipulations permettrait de faire l’inverse, c’est-à-dire associer un dossard de B à un dossard de A.
Cette bijection entre diagrammes permet en fait de démontrer le résultat suivant [1] abscons pour la plupart des gens mais compréhensible par des spécialistes du domaine :
$A$ est la réalisation principale de la représentation basique de $\hat{sl_2}$, $B$ la réalisation homogène, toutes les deux dans l’espace des fonctions symétriques en une infinité de variables. Un élément de $A$ est une fonction de Schur indexée par une partition $l$, $s_{l}$, un élément de $B$ est un produit de la forme $q^{\vert l \vert}*s_{m}*s_{n}$ avec $l$ une partition formée d’entiers consécutifs et $m$,$n$ des partitions quelconques.
Notons $\phi$ l’application qui à $s_{l}$ associe $q^{\vert l_2\vert}*s_{l^0}*s_{l^1}$, $\rho_1$ la représentation correspondant à $A$, $\rho_2$ celle correspondant à $B$ alors pour tout $x$ de $\hat{sl_2}$ on a \[\phi(\rho_1(x)(s_{l}))=\rho_2(x)(\phi(s_{l})).\]
Ce qui est assez magique, en somme...
La rédaction d’Images des maths, ainsi que l’auteur, remercient pour leur relecture attentive,
les relecteurs dont le pseudonyme est le suivant : Raphaël, Julien et Yoann.
Notes
[1] p135-138 de Basic Representations of $A_{n-1}^{(1)}$ and $A_{n2n}^{(2)}$ and the combinatoric of partitions, S. Leidwanger, Adv. Math. 141, 1999
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Pour citer cet article :
Séverine Leidwanger — «Et si on jouait avec des cases ?» — Images des Mathématiques, CNRS, 2011
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